Recette rapide pour une sécu de la culture

Mettre un secteur d’activité en sécurité sociale, c’est le sortir de la sphère d’influence capitaliste et le placer sous contrôle populaire. C’est ce qui permet de changer le statut de ses travailleur·ses et de le financer différemment. Retenez bien cette notion et n’en démordez jamais : la Sécu n’est pas une « dépense publique » mais un mode de production alternatif.
Et nous en avons la preuve : pendant plusieurs décennies, la Sécurité sociale des soins de santé (connue aujourd’hui sous le nom d’assurance maladie) a permis de construire et de faire tourner l’hôpital sans apport en capitaux. C’est un déjà-là formidable, que dis-je, improbable pour nos esprits ravagés par le néolibéralisme.
Nous ne sommes certes pas les premier·es à nous inspirer de cette conquête. Peut-être avez-vous entendu parler du projet de Sécurité sociale de l’alimentation ou de l’article de Pierre Rimbert qui propose de financer la presse d’intérêt général par cotisation [1]?
SITUATION
Quand un lieu, une entreprise culturelle ou un collectif artistique a besoin de se financer pour investir, il a trois ou quatre options pour le moins piégeuses:
- Les subventions de l’État ou des collectivités, attribuées d’après des standards managériaux (financement par projet, indicateurs de performance, etc.) et soumises aux caprices de petit·es notables (nous avons tous·tes en tête les coupes budgétaires radicales dans les Pays de la Loire et l’Hérault).
- La précarité instituée. Encouragé par les pouvoirs publics, le collectif va s’en remettre à un intermédiaire pour passer une convention d’occupation temporaire avec une boîte de l’immobilier. Il va réaliser tout un travail gratuit de gardiennage et de valorisation du foncier qui bénéficiera in fine au bailleur. C’est le modèle de la plupart des tiers-lieux.
- Autre option, le recours au secteur privé lucratif pour obtenir un prêt bancaire ou le patronage d’une fondation d’entreprise. Ici c’est clair, on cherche des capitaux. Les investisseur·ses et les mécènes se frottent les mains.
- Reste enfin le financement participatif, le crowdfunding donc, qu’autrefois on appelait souscription et qu’à l’église on appelle la quête
Aucune de ces options n’est satisfaisante, que ce soit d’un point de vue éthique o politique. Au pire c’est contre-productif, au mieux ce n’est pas au niveau. Par chance, le régime général de Sécurité sociale est aussi un mode de production, donc une alternative aux sources de financement que nous venons de passer en revue.
PLAN DE L’INFRASTRUCTURE
Pour poser les fondations d’une Sécu de la culture, on va procéder en trois étapes:
1. Trouver les ressources
Il est utile de garder en tête l’objectif d’une création monétaire sous contrôle populaire, selon le schéma suivant : on émet la monnaie → on avance les salaires → on produit la valeur correspondante, et basta.
Néanmoins, ça ne me paraît pas très opérationnel. Pour le moment, restons sur un outil de proximité, en l’occurrence la cotisation sociale.
Prenons pour assiette de cotisation toute la valeur ajoutée (et pas seulement la masse salariale), c’est-à-dire la valeur produite chaque année par les entreprises. En 2023, c’est 1 400 milliards d’euros. Dans ces conditions, un tout petit point de cotisation en plus permet de mettre quatorze milliards dans la caisse [2]. Ces quatorze milliards vont revaloriser le travail existant (bénévolat, services civiques, travail gratuit des artistes, etc.) et anticiper une production culturelle supplémentaire.
2. Organiser la souveraineté populaire.
L’assurance maladie repose sur des caisses primaires déployées en antennes locales et coiffées par une caisse nationale. De la même manière, nous allons monter un réseau de caisses pour mailler le territoire et organiser la distribution des ressources.
Pour ouvrir une librairie à Aubervilliers, vous vous tournerez vers la caisse du 93 ou l’antenne communale, pas vers la caisse nationale. Pour décapitaliser un grand établissement comme Beaubourg, c’est-à-dire pour en finir avec les partenariats public-privé, nous pourrons solliciter la caisse nationale.
Les caisses seront gérées par des conseils composés des concerné·es : travailleur·ses, habitant·es et publics. Je vous soumets trois formules: Soit des conseils composés de représentant·es élu·es par les travailleur·ses au niveau interprofessionnel, comme dans le régime général de 1946 à 1967. Soit une gestion plus située, avec des représentant·es des travailleur·ses de la culture, des chercheur·ses, des habitant·es tiré·es au sort et des élu·es locaux·les. Soit des conseils mixtes associant les deux niveaux.
3. Le conventionnement.
C’est ce levier qui va nous permettre de marginaliser le capitalisme culturel.
Dans la santé, pour que les soins prodigués par un·e médecin libéral·e soient remboursés, iel doit passer convention avec la Sécu, ce qui implique le respect d’une politique tarifaire. Le ou la médecin est libre d’adhérer ou non à la convention, mais c’est obligatoire s’iel souhaite s’inscrire dans un dispositif qui lui garantira entre 69 et 79 % de son revenu d’activité [3].
En matière de culture, nous proposerons aux lieux, aux entreprises et aux collectifs une convention un peu plus exigeante incluant trois types de critères:
- Critères sociaux : un centre d’art ou une librairie ne pourra pas avoir de propriétaires lucratifs. Elle sera la propriété d’usage de ses travailleur·ses et devra cotiser de manière à contribuer au salaire à vie de tous·tes les travailleur·ses du secteur conventionné.
- Critères économiques: un festival ne pourra pas être financé à la fois par la Société Générale et par la Sécu. Ce sera l’un ou l’autre. Le but, vous l’avez compris, est d’abandonner l’apport en capital, ce qui n’exclut pas l’autofinancement par une activité commerciale ou par souscription.
- Critères environnementaux : les productions culturelles de masse brutalisent l’environnement, souvent en association avec les industries du loisir et du tourisme. Nous n’aurons peut-être pas envie de conventionner les mégafestivals de musique, les foires internationales d’art contemporain, les plateformes de streaming énergivores ou l’édition conventionnelle qui envoie un bouquin sur huit au pilon
Dès lors, qui sera conventionné?
D’une manière générale, les structures et les collectifs qui voudront bien signer la convention, soit qu’ils la trouveront pertinente, soit qu’ils ne la trouveront pas rédhibitoire au regard des avantages qu’elle procure : galeries d’auteur·ice, maisons d’édition coopératives, fédérations de lieux alternatifs, collectifs de curateur·ices, compagnies de théâtre, artists-run spaces, festivals raisonnés, cinémas de quartier, librairies indépendantes, centres d’art municipaux, et pourquoi pas des artistes en tant qu’entreprises individuelles qui montent régulièrement des projets nécessitant de gros budgets de production (je pense par exemple à la sculpture monumentale).
POUR TERMINER
Ce dernier point pose la question de la place des travailleur·ses indépendant·es. Dans les arts visuels, par exemple, 70 % des professionnel·les sont non salarié·es.
On pourrait bien sûr les inclure dans le dispositif de conventionnement. Leur activité resterait individuelle, de nature entrepreneuriale, mais iels cotiseraient la valeur qu’iels produisent en échange d’un salaire à la qualification personnelle. On pourrait aussi construire leur droit au salaire en passant par l’assurance chômage. Des modèles plus ou moins proches peuvent nous servir de références: le régime de l’intermittence en France et l’allocation du travail des arts en Belgique. C’est l’objectif de la proposition de loi sur la continuité de revenus des artistes auteur·ices . Mais la solution pourrait être un mix des deux avec d’un côté des indépendant·es conventionné·es en salaire à vie et de l’autre des travailleur·ses hors convention couvert·es par une espèce de grande intermittence.
Je conclus en signalant le débat sur la « carte Vitale », c’est-à-dire sur l’attribution d’un montant mensuel que chacun·e pourrait dépenser dans le secteur conventionné (pour acheter des livres, pour aller voir des spectacles, pour s’abonner à des plateformes indépendantes, etc.). Je suis assez réservé concernant cette approche par la consommation mais de fait, c’est un outil intéressant pour développer le secteur conventionné face aux puissances capitalistes.
Bref, vous avez compris le principe: mettons-nous en salaire à vie, organisons le pouvoir collectif sur la création de richesses culturelles et devenons milliardaires, oui mais ensemble.
Aurélien Catin
Références
- « Projet pour une presse libre », dans Le Monde diplomatique de décembre 2014.
- À titre de comparaison, le budget public pour la culture est actuellement de onze milliards d’euros (quatre de l’État, sept des collectivités).
- Les médecins libéraux sont très majoritairement rémunéré·es par la cotisation, un mode de salaire quelque peu communiste. C’est ce que rappelle Nicolas Da Silva dans La bataille de la Sécu.