Salaire à vie pour les musiciens

27/05/2020     RÉMY CARDINALE

    Salaire à vie pour les musiciens

    Rémy Cardinale détaille ici les colossales inégalités de salaire des musicien.ne.s classiques, dont il fait partie, pour ensuite esquisser les immenses possibilités d’émancipation qu’un salaire inconditionnel pourrait leurs offrir.

    « Les jours d’après », et si on prenait Macron au mot ?

    Le monde de la culture voit le sol s’effondrer sous ses pieds. De jour en jour les annulations de concerts se confirment, les structures culturelles (festivals, saisons…) sont sur le point de reporter leurs activités voire de les annuler. Certaines se demandent même si elles existeront dans un an. Il faut dire que la secousse sismique économique est forte et comme à l’habitude les répliques ne tarderont pas à se faire ressentir. Les subventions qui doivent être votées dans les jours ou les semaines qui arrivent, sonneront le glas budgétaire pour une grande partie des petites, moyennes et grandes maisons ou associations de spectacles vivants. Et ce n’est certainement pas les dernières mesures annoncées sur le chômage partiel qui à long terme rassureront les professions artistiques.

    En terme de « crise » la culture commence à bien connaître le phénomène. La dette de 2008 n’est pas encore épongée. Avec une récession estimée à l’époque à 2,2 points du PIB, la voilure des subventions fut réduite. Aujourd’hui on nous prédit au minimum 8, 10 voire 15 points en moins selon certaines prévisions. On comprend déjà que les nuits de certains soient difficiles.

    Mais revenons un instant à cette crise de 2008 et observons ce qui s’est concrètement passé pour les artistes de musique classique dans les années qui suivirent.

    La musique classique est un marché financé en grande partie par des subventions publiques et du mécénat (la partie recette venant de la billetterie est plus que minoritaire). Cette période de récession a tendu le marché. Si le nombre de concerts n’a pas beaucoup varié, les inégalités de rémunérations de cachets se sont accrues considérablement. Disons-le clairement, le marché a misé sur les artistes médiatisés, les stars (Victoires de la Musiques…) ! Si leurs cachets n’ont pas baissé d’un iota, il en fut totalement le contraire pour l’immense majorité des invisibles, les non-médiatisées.

    En gros les stars sont encore plus riches qu’avant, les autres crèvent la faim ou font ce qu’ils peuvent pour survivre.

    Mais soyons concrets et donnons un ordre de grandeur de salaires à ceux qui ne connaissent pas bien ce monde de la musique classique bien souvent idéalisé.

    Un artiste star instrumentiste gagne environ entre 7000 et 15000 euros par concert, et il peut faire environ 100-120 par an dans le monde entier.

    Les stars du lyrique sont à-peu-près sur le même braquet niveau salaire. Il est dit que les très grandes maisons d’opéra (style Bastille) ont officiellement plafonné les cachets à 15000 euros par représentation, en sachant qu’il n’est pas rare qu’il y ait 10 représentations par production. Pour une maison d’opéra de moindre envergure, les plus hauts cachets plafonnent entre 8000 et 10000 euros par représentations, pour 3 ou 4 représentations par production. Une star du lyrique fait en moyenne 4 ou 5 productions minimum par an plus les concerts séparés, cachets divers. Je vous laisse calculer le montant des revenus de nos élites artistiques par an.

    Tous ces chiffres sont des ordres de grandeur afin de réaliser de quoi on parle. Il faut rappeler pour être juste que ces artistes adulés par la presse ont des frais annexes (agents 10%, frais divers…).

    Vous comprenez alors pourquoi en ces temps de confinement forcé, ces artistes multiplient les vidéos musicales afin de garder une visibilité constante. La loi du marché est terrible. Ne jamais tomber dans l’oubli sinon…

    De l’autre côté des stars il y a l’immense majorité des artistes, ceux qui font tout de même marcher la machine culturelle. (Que deviendraient nos stars sans les faire-valoir dans les orchestres ?) Ces artistes se distinguent en deux catégories.

    - Les salariés munis d’un CDI, contrat de droit privé généralement obtenu après avoir réussi un concours de recrutement dans un orchestre constitué. Ce fameux sésame est très prisé car il permet tout de même une certaine sécurité économique et une carrière salariale. L’ordre de grandeur du salaire d’un musicien du rang dans un orchestre parisien est environ de 3300 euros net par mois en début de carrière (sans compter les primes…). En province c’est en général moins.

    - L’autre catégorie c’est les intermittents du spectacle. Ils sont, au dire de la ministre du travail Muriel Pénicaud, 100000 à « bénéficier » du régime spécifique de l’assurance chômage. Pour rappel il faut avoir travaillé 507 heures sur 12 mois pour toucher les indemnités de l’assurance chômage l’année suivante. Donc il faut aussi penser à tous les autres artistes musiciens qui n’arrivent pas à faire ces 507 heures. Pour eux, rien ! Pas d’assurance chômage !

    Par exemple un instrumentiste intermittent qui travaille dans des orchestres divers et qui arrive donc à valider ses heures peut gagner entre 20 000 et 30 000 euros par an (cachets et indemnités représentent en moyenne 50/50 des revenus). En sachant que tous les ans la recherche incessante de cachets recommence sans garantie aucune ! Vous imaginez déjà le stress permanent et la soumission totale devant les employeurs pour qu’ils vous réengagent.

    Afin d’être le plus complet possible il ne faut pas oublier tous les professeurs des conservatoires qui touchent dans les meilleurs des cas un salaire de 1500 euros net en début de carrière et à plein temps, en étant titulaires de la fonction publique territoriale. Ils doubleront environ leur salaire en fin de carrière.

    La situation dans les conservatoires devient assez dramatique. Les salaires sont gelés depuis de nombreuses années et les titularisations au grade de la fonction publique sont de plus en plus remplacées par des CDI calqués donc sur le droit privé. La précarité est de mise car l’immense majorité est contractuelle avec des CDD dispersés dans de nombreux conservatoires différents (3 heures par-ci, 2 heures par-là). L’enfer !

    Et au bout du bout de la chaîne du musicien-enseignant, il y a les auto-entrepreneurs payés au lance-pierres, à des tarifs non conventionnés dans une précarité inimaginable. L’horreur dans l’enfer !

    Tous ces chiffres des salaires avancés sont évidemment des ordres de grandeur afin de se rendre compte des intérêts divergents selon le statut social du musicien. Chez les stars les montants de cachets peuvent atteindre des sommets inimaginables et chez les précaires le chantage à l’emploi frôle l’indécence. Combien de musiciens acceptent tout et n’importe quoi, jusqu’à acheter eux-mêmes des cachets pour obtenir leurs heures. Payer pour travailler, voilà où en sont certains !

    Après ce balayage descriptif du monde du travail chez les musiciens, deux catégories de musiciens semblent être mieux armées pour affronter les crises.

    - La première à ne pas trop mal s’en sortir ce sont les stars. Leurs frigos sont pleins à ras bord, leurs comptes en banque aussi. Ils peuvent facilement tenir un confinement de plusieurs années. Leur seule crainte c’est d’être totalement oubliés du marché de la musique. D’où chez certains cette frénésie de vidéos en mode confiné aux accents généreux et altruistes. Mais ne soyons pas trop durs avec eux, consciemment ou non, ils ont tous intégré la violence du marché capitaliste du monde de la musique. Cette jungle ne fait pas de cadeaux et demande une occupation du terrain quasi journalière. Il faut faire parler de soi, c’est la loi du marché !

    Vous pourrez me rétorquer que ces nouveaux youtubeurs de fortune ne sont pas tous dans le premier cercle des stars. C’est vrai, mais que voulez-vous, quand le maestro Renaud Capuçon donne le tempo, difficile de jouer à contretemps.

    - La deuxième catégorie ce sont les professeurs de conservatoire titulaires de leurs grades dans la fonction publique territoriale. Leurs salaires à la qualification personnelle calqués sur la fonction publique d’état, continuent à être versés. C’est une grande avancée sociale qui en temps de crise révèle sa supériorité sur le marché du travail (l’emploi) ou pire sur les indépendants. Un professeur est payé pour ce qu’il est et non ce qu’il fait ! Son grade est son attribut, personne ne peut lui enlever.

    Est-ce pour cela qu’ils ne pensent pas pour la plupart à faire des vidéos musicales pendant le confinement ?

    Et les autres alors ?

    Les perspectives sont malheureusement bien sombres. Je passerai très vite sur les auto-entrepreneurs qui ne sont que le retour au travail à la tâche du 19e siècle. Ce mode de production vénéré par les capitalistes montre le caractère rétrograde et inhumain du travail capitaliste. Ces musiciens déjà précarisés n’ont tout simplement plus de quoi vivre en ce moment de confinement.

    Reste les musiciens « bénéficiant » du régime des intermittents du spectacle. L’attitude de la classe dirigeante envers eux est tout simplement surréaliste. La timide volonté du gouvernement dans un premier temps de reculer la date anniversaire début septembre prochain, puis tout récemment de la repousser jusqu’à août 2021 afin de ne pas perdre leurs droits aux indemnités, est complètement à côté de la plaque. En effet, vu les annulations en cascades de toutes les manifestations musicales de cet été, ni aucune garantie d’un retour à la normale pour la saison 2020-21, on n’a pas besoin de sortir de l’ENA ou de Sciences-Po pour réaliser qu’en août 2021 il manquera quelques heures au compteur des 507 heures.

    En ce qui concerte la proposition d’un chômage partiel, il ne peut être une mesure compensatoire sur les contrats non signés. Combien d’intermittents signent leurs contrats au premier jour d’engagement. Quid des promesses d’embauche sur la saison 2020-21 ?

    Certains spécialistes de l’intermittence pensent qu’en l’état actuel des choses, les mois et les années à venir verront la disparition d’au moins la moitié des intermittents si le renouvellement de leurs droits aux indemnités chômage n’est pas acté. Ce que réclament les syndicats, c’est une année blanche « réelle » pour tous les intermittents. C’est-à-dire un recalcul des droits à la date de la reprise normale de l’activité professionnelle artistique afin de ne pas voir disparaître les plus faibles d’entre eux. Est-ce que le MEDEF sera sensible à cet argument ? Pas sûr quand on connaît la haine qu’il porte à ce régime de l’assurance chômage.

    Je viens de parler des syndicats, mais que disent ou réclament les musiciens concernés ou les musiciens « solidaires » ? Rien, serait peut-être excessif mais j’ai peur de n’être pas loin de la réalité. Ce que j’entends ici ou là ce sont toujours des appels à ne pas oublier les intermittents du spectacle. « Les pauvres ils ont bien du mal en ce moment, et comment qu’on fait nous Français sans la culture hein? ».

    Le pompon dit à la télé par un de nos représentants : « On espère que notre ministre va se décider à nous parler ! » Il n’est pas certain que laisser les clés de la lutte sociale à de tels représentants soit une stratégie gagnante. Quand on arrive à ce niveau de rapport de force avec l’exécutif on peut se demander légitimement s’il ne nous manque pas collectivement quelques bases de culture politique.

    Alors oui il faut en premier lieu se battre comme des chiens pour exiger l’année blanche pour tous avec un véritable renouvellement des droits à la fin de cette période de crise sanitaire ! Mais, et si cela était aussi l’occasion d’aller de l’avant, afin de ne plus être réduits au rang d’assistés ?

    Si je parle de culture politique ce n’est évidemment pas anodin. Si nous sommes à ce point désarmés c’est que nous nous faisons balader depuis bien longtemps par nos maîtres et nous répétons sans cesse leurs fables.

    Prenons comme exemple cette phrase ressassée à toutes les sauces par nos dirigeants et par nous-mêmes : Les intermittents « bénéficient » du régime de l’assurance chômage.

    À première vue on ne voit pas pourquoi depuis le début je m’obstine à placer des guillemets à «bénéficient ». Et pourtant ce mot anodin est la raison de notre impuissance.

    Il sous entend que les intermittents ne produisent pas l’indemnité qu’ils touchent entre deux cachets. Que cette indemnité est l’expression de la solidarité interprofessionnelle. « Faut bien les aider ces pauvres artistes ! Et puis je suis bien content tout de même de profiter de leurs compétences artistiques quand je vais écouter mes opéras préférés…. » Bref le bullshit habituel de la bourgeoisie.

    Mais que veut dire produire l’indemnité ?

    Pour bien me faire comprendre je suis obligé de faire un petit détour théorique sur la production de valeur économique. Sinon je sens que les contresens vont encore malheureusement avoir raison de ses lignes.

    Le mot travail a deux définitions. Quand on dit je cherche du travail, on ne sous-entend pas que l’on cherche une activité voire une occupation. Non, on cherche du travail rémunéré. Ce travail vaut salaire. C’est ça la valeur économique, ce qui « vaut » salaire ! Ce travail est donc réputé « produire de la valeur économique » comptabilisé dans le PIB.

    L’autre définition, c’est le travail réputé produire de la valeur d’usage. C’est tout ce que nous faisons comme activités, en dehors de dormir. Je dis bien tout. Je fais le ménage chez moi, je produis de la valeur d’usage. Quand je fais le ménage dans un collectif de travail, une entreprise ou autre, et que je suis payé pour cela, je suis donc réputé produire de la valeur économique ET de la valeur d’usage.

    Donc on comprend que toutes nos activités sont productrices de valeur d’usage et qu’une infime partie de cette activité vaut salaire (production de valeur économique). Donc les deux versants du travail sont la valeur d’usage qui renvoie au travail concret et la valeur économique qui renvoie au travail abstrait. Nous voyons donc que le travail dans le sens économique du terme ne peut être défini par son contenu. Dans un cas il ne produit pas de valeur économique (je fais le ménage chez moi), dans l’autre il produit de la valeur économique (je fais le ménage dans une entreprise). L’enjeu de la lutte de classe c’est de savoir qui décide de ce qui vaut salaire ou pas.

    Le capitalisme définit le travail comme : ne travaillent que ceux qui mettent en valeur du capital. (L’entreprise vient chercher ma force de travail sur un marché, je travaille pour elle, elle m’exploite dans le sens où elle pique une part de la valeur économique que JE produis. Cette part piquée est le profit.)

    Donc la question qui nous intéresse ici est la suivante : Est-ce que l’intermittent, entre deux cachets, travaille ? Au sens économique du terme, non pas au sens de la valeur d’usage. (Ça tout le monde est d’accord, l’artiste travaille son instrument ou sa voix, là il est dans l’activité, la production de valeur d’usage.)

    Qui produit l’indemnité entre deux cachets ? Les intermittents eux-mêmes ? Ou la solidarité interprofessionnelle ? C’est-à-dire une valeur économique produite par d’autres qui va aux intermittents par solidarité.

    Nous comprenons dès à présent l’enjeu de cette question.

    Si je réponds « non, l’intermittent ne produit pas la valeur économique qui s’exprime dans l’indemnité touchée entre deux cachets », je reste aliéné à la fable capitaliste.

    Si je réponds « oui, il produit la valeur économique mais cette valeur est l’expression d’une production non capitaliste (ou communiste selon notre appétit révolutionnaire) », je sors de fait de la définition du travail capitaliste.

    Voilà l’enjeu ! Voulons-nous rester des êtres de besoin entre deux cachets, des pauvres artistes qui ont besoin de la solidarité interprofessionnelle ou voulons-nous être des artistes producteurs de valeur économique non capitaliste ?

    Si j’adopte ce mode de pensée révolutionnaire, je m’émancipe de fait de la doxa capitaliste et je comprends l’intérêt d’étendre toute la production de valeur non capitaliste à notre travail. Remplacer la valeur produite dans l’emploi (les cachets) par de la production non capitaliste. Tout ce que produiront les artistes, techniciens et autres sera non capitaliste. Aux oubliettes les 507 h !

    Pour conclure, je dirais qu’il faut prendre au mot le président Macron. Oui « il faut se réinventer », mais non pas en inventant des fadaises du genre : imaginer d’autres formes de concerts vivants… bla bla bla, tout en suppliant nos maîtres de bien vouloir nous aider à survivre et mettre en avant notre métier si spécifique. Je rappelle à tous mes collègues que tous les métiers sont spécifiques !

    Il faut s’émanciper de la logique capitaliste en s’appuyant sur le levier de l’intermittence et exiger un salaire à vie pour tous les intermittents afin qu’ils soient libérés des 507 h par an, avec tout son lot d’artistes condamnés à la précarité s’ils n’y arrivent pas.

    Cela aura pour conséquence l’arrêt immédiat du salaire attaché aux cachets de représentations. L’intermittent ne sera plus payé par son employeur mais par la caisse de salaire (ce que fait en partie déjà l’UNEDIC). L’employeur lui ne cotisera qu’aux caisses de salaire sans verser de cachets. Ces intermittents du spectacle qu’il faudra redéfinir en salariés de la culture et des arts par exemple, auront une carrière salariale du type fonction publique d’état avec un grade et des échelons caractéristiques d’une carrière salariale. Avec par exemple une échelle de un à trois, chaque jeune artiste commence à 1700 euros net par mois pour finir en fin de carrière à 5000 euros net par mois. Chaque changement d’échelon sera irrévocable. (Voir les travaux de Bernard Friot et Réseau Salariat pour plus de détails.)

    Voilà ce qui s’appelle passer à l’offensive politique. Se battre pour s’émanciper et non pour supplier ! Arrêtons les fausses revendications sur les spécificités de notre métier qui sont des impasses politiques. Je rappelle que le métier renvoie au travail concret donc à la valeur d’usage et non au travail abstrait, la valeur économique, qui est le seul enjeu politique face à la classe dirigeante. L’enjeux c’est le travail et non le métier ! Nous devons être payés pour ce que nous sommes et non pas ce que nous faisons !

    Il n’est pas certain que nos stars soutiennent spontanément ce genre de revendication. Elles auront beaucoup à perdre sur le plan financier et sur le plan de la supériorité sociale. Mais il est permis d’espérer une adhésion prochaine tant elles s’évertuent publiquement à louer la solidarité entre artistes.

    Ce salaire à vie verra enfin se réaliser le vœu le plus cher de l’immense Ludwig van Beethoven : produire des oeuvres d’art sans être obligé de faire le trottoir, de se vendre pour croûter !

    Nous travaillerons enfin librement en nous concentrant sur ce que nous aimons plus que tout :produire des spectacles, du théâtre, du cinéma, des concerts, des opéras… de la vie culturelle !

    Rémy Cardinale, membre de l’ensemble musical L’Armée des Romantiques, du collectif Convergence des Luths et de Réseau Salariat.

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