Proposition d'un Droit à l'Alimentation Choisie (DAC) — Une fausse promesse

Texte de Réseau Salariat concernant la proposition politique d’un Droit à l’Alimentation Choisie (DAC) pour tou·tes à hauteur de 200 €/mois en lieu et place de l’augmentation du SMIC proposée par le Nouveau Front Populaire (NFP).
Texte concerné: Pour un Droit à l’Alimentation Choisie « DAC » | Démocratie sociale écologique (democratie-sociale-ecologique.fr)
Introduction
Le combat de classe pour le Régime général, mené par les militant·es CGT depuis l’entre-deux guerres mondiales, est mis en travail entre autres par Réseau Salariat, fondé par Bernard Friot (économiste et historien-chercheur spécialiste de la Sécurité sociale et du Régime général).
Ce combat consiste à poursuivre et généraliser la production salariale de valeur:
- en généralisant le salaire à vie contre le marché du travail,
- en étendant le financement de l’investissement par la subvention contre le crédit,
- en instaurant la propriété d’usage de l’outil de travail afin de devenir maître de la production et d’en finir avec la propriété lucrative.
L’ensemble participant à instaurer une démocratie économique, écologique et sociale.
Ces principes généraux sont pour nous la condition nécessaire pour parvenir à opposer au mode de production capitaliste dirigé par une classe minoritaire privilégiée, un mode de production communiste où on reconnaît à l’ensemble des créateur·ices de la valeur économique la capacité de participer à la direction de l’économie. C’est donc depuis ce point de vue que nous vous faisons part de nos réflexions quant à la proposition de Droit à l’Alimentation Choisie (DAC).
Nous allons commencer par reformuler cette proposition afin d’en dégager les points saillants. Puis nous vous exposerons nos points de désaccord, pour finir par vous présenter notre approche actuelle d’un modèle économique et politique en capacité de mettre en place une démocratie alimentaire. Au cœur de cette approche, l’outil de la cotisation sociale et l’institution du Régime général dans laquelle les intéressé·es décident pour elles et eux-mêmes des conditions sociales, environnementales et sanitaires des productions devant répondre à leurs besoins essentiels.
1. Reformulation résumée de la proposition d’un nouveau “Droit à l’Alimentation Choisie”, le DAC
La proposition d’un nouveau “Droit à l’Alimentation Choisie” (DAC) émane de l’association “Démocratie sociale écologique” et s’inscrit dans l’objectif de cette association de créer un mouvement démocratique autour du Nouveau Front Populaire (NFP) formulé ainsi:
Pour assurer une mobilisation commune forte et durable, capable d’imposer les changements de cap politiques et économiques nécessaires pour répondre aux défis sociaux et écologiques actuels et à venir, le NOUVEAU FRONT POPULAIRE a besoin d’un fonctionnement résolument DÉMOCRATIQUE. Associations, syndicats, citoyennes et citoyens engagé·es, toutes celles et ceux qui le souhaitent doivent pouvoir prendre part à l’élaboration des projets et au développement du nouveau Front populaire, aux côtés des partis politiques, au sein d’instances consultatives et décisionnelles structurant la mobilisation collective. Afin de mettre hors-jeu les rivalités hégémoniques au sein de la dynamique d’union, tout en assurant la tenue des engagements et des objectifs de rupture avec le modèle néolibéral qui met l’humanité en danger d’extinction, nous proposons d’organiser le NOUVEAU FRONT POPULAIRE sur une base de propositions à améliorer et valider collectivement.
La proposition d’un Droit à l’Alimentation Choisie à hauteur de 200 euros par mois et par personne viendrait se substituer à la proposition du NFP d’augmentation du SMIC à 1600 euros net.
Elle consiste à doter chaque habitant·e du territoire d’une allocation de 200 € par mois et par personne dédiée à la consommation d’une alimentation “choisie” produite par des entités conventionnées démocratiquement sur des critères sociaux et environnementaux. Les avantages annoncés du DAC par rapport à l’augmentation du SMIC proposée par le NFP seraient:
- pour un montant similaire de 200€ par mois, de bénéficier à tou·tes les habitant·es du territoire, soit une population bien plus large que les seul·es salarié·es au SMIC,
- d’être financé par des cotisations patronales et salariales sur les salaires supérieurs à 2000 euros net selon un taux de cotisation croissant avec le salaire, les salarié·es à plus de 4000€ net par mois, étant les seuls à cotiser plus que 200 € par mois et à voir leur revenu net baisser avec le DAC,
- par suite, d’être “essentiellement supporté par les entreprises économiquement les plus solvables, en capacité d’assurer des rémunérations confortables à leur personnel supérieur, leurs cadres et leurs dirigeants” et de réduire dans la population les écarts de rémunérations et de statuts,
- d’orienter cette “augmentation du pouvoir d’achat” vers le secteur essentiel de l’alimentation, alors que l’augmentation du SMIC conduirait à “augmenter la consommation de manière indifférenciée, alimentant tous les secteurs dont les secteurs économiques et les échanges commerciaux internationaux les plus dévastateurs”.
En outre, les avantages attendus du conventionnement démocratique des entreprises fournisseuses de cette alimentation choisie seraient:
- d'"organiser la production en vue de répondre aux besoins générés par l’instauration du DAC",
- d’orienter cette “augmentation du pouvoir d’achat” […] “de manière ciblée vers les entreprises et les modes de productions les plus vertueux sur le plan social et écologique”,
- “d’organiser les filières et de planifier démocratiquement les productions nécessaires, en privilégiant notamment les approvisionnements locaux, issus de l’agriculture paysanne, biologique et respectueuse des écosystèmes, et en assurant des débouchés et des revenus stables et satisfaisants pour les productrices et les producteurs conventionné·es”. Ainsi, par rapport à l’augmentation du SMIC, le DAC se veut “une autre option qui pourrait être favorable à une plus grande part de la population et qui serait plus transformatrice économiquement que l’augmentation du SMIC.”
2. Critique du DAC ou la fausse promesse d’un droit immédiat à une alimentation choisie
Flécher du salaire socialisé vers de la production de biens et services conventionnée est un outil révolutionnaire issu de la mise en sécurité sociale de la production de soins à partir des années 50. Comme le rappelle Bernard Friot (dans un entretien à Elucid (5) mais également à de nombreuses autres reprises), elle a entre autres consisté “en une hausse des salaires en monnaie marquée, dépensable uniquement auprès de professionnel·les conventionné·es.” A Réseau Salariat, nous proposons d’étendre cette mise en sécurité sociale à d’autres productions que celle de la santé comme la culture, le transport de proximité, le logement, l’énergie et l’alimentation. La proposition du DAC semble aller dans ce sens, mais c’est, selon Réseau Salariat, une fausse promesse. En effet, nous divergeons sur:
- les modalités de financement,
- le maintien des rapports marchands capitalistes,
- les points aveugles de la proposition concernant la réalité non immédiatement conventionnable des systèmes agro-industiel et agro-alimentaire actuels,
- la nécessaire orientation démocratique de la valeur prélevée prioritairement vers la structuration et le financement d’une filière de production de l’alimentation conventionnable,
- et finalement sur la nature même de ce droit conçu comme “augmentation du pouvoir d’achat” en lieu et place d’une reprise en main du pouvoir sur la production pourtant revendiquée par les porteurs du DAC qui y voient l’occasion d'"ouvrir la voie à une réorganisation du système de production de biens et de services autour de la réponse aux besoins collectifs plutôt qu’en fonction de la rentabilité financière des investissements pour les actionnaires".
Les modalités de financement.
Ce n’est bien-sûr pas tant sur le principe de la cotisation, prélèvement sur la valeur primaire de la production et sur le capital que nous nous élevons mais contre la variabilité de celle-ci.
Avant la création du Régime général, la sécurité sociale existait déjà. Elle était constituée d’une multitude de caisses et d’assurances aux taux distincts. Elle était un outil utilisé par le patronat pour manipuler, diviser et instaurer un dumping social entre les secteurs professionnels. Aussi, la création d’une caisse unique (Régime général) et d’un taux de cotisation interprofessionnel unique ont participé à marginaliser, voire supprimer, le pouvoir d’initiative des employeurs. En même temps, ces deux outils constituent le salariat comme acteur unifié, comme une classe en soi, au-delà des corporatismes. Le mode de financement proposé par le DAC va à contre-courant de ce mouvement alors que Réseau Salariat milite pour sa continuation et son élargissement.
En effet, si nous nous référons aux salaires mensuels nets en équivalent temps plein en 2021, exonérer de cotisation les salaires au-dessous de 2 000 € net, c’est déjà exclure pratiquement la moitié des salarié·es. C’est d’ailleurs une politique fortement utilisée par les néolibéraux qui, pour faire baisser les salaires, réduisent voire exonèrent de cotisations patronales les salaires payés au SMIC et jusqu’à 2,5 fois le SMIC. Aussi, cela pourrait avoir comme effet d’augmenter les écarts salariaux en tirant encore plus vers le bas les salaires situés entre la médiane (environ 2 000 €) et le troisième quartile (environ 2 700 €). À terme, cela pourrait représenter 60% du salariat. C’est non seulement augmenter les inégalités salariales mais également favoriser la sous-traitance auprès d’entreprises aux conditions salariales et statutaires dégradées. Seraient exonérés de participation les donneurs d’ordre où se concentre le plus fort des capitaux avec très peu d’employé·es et les entreprises au fort taux de mécanisation et de robotisation. À cela vient s’ajouter l’application d’un taux de cotisation croissant avec le salaire remettant en cause l’unicité du taux. Ainsi, la totalité du financement serait assurée par seulement 40 % des salarié·es , avec une ponction accentuée sur le dernier décile. La solidarité interprofessionnelle serait remise en cause et la paupérisation du salariat accentuée. À cela nous nous opposons car c’est légitimer le capital et c’est interrompre la révolution commencée par nos ainés de sortie du capitalisme. Nous privilégions plutôt la voie de la perpétuation et du dépassement de cette révolution amorcée.
Comment? Du domaine de la perpétuation, l’enjeu du taux unique. Ainsi, pour mener à bien l’intention initiale, il faudrait supprimer le plafond de sécurité sociale. C’est un aspect non évoqué dans la proposition du DAC qui pourtant mentionne les salaires supérieurs à 4 000 € mensuels, seuil qui correspond grosso modo au plafond actuel (7) (3 864 €).
Du domaine du dépassement, l’enjeu de l’assiette de cotisation. Alors qu’initialement, la cotisation au Régime général s’appuie exclusivement sur les salaires, nous élargissons son champ pour l’étendre à toute la valeur ajoutée, c’est-à-dire à l’ensemble de la valeur économique créée par le travail, quel que soit le niveau capitalistique de l’activité et y compris la part destinée au capital (bénéfices et dividendes). Ainsi, en terme de rapport de force entre salaires et capital, nous affirmons de cette manière que ce sont les salarié-es qui par leur travail créent la totalité de la valeur et qu’à ce titre, il est légitime que la part que nous décidons d’attribuer à une production commune comme la santé ou l’alimentation soit prise sur cette valeur créée, et toute cette valeur. Et donc pas uniquement sur les salaires mais aussi sur le capital.
Le maintien des rapports marchands capitalistes.
Le DAC est sans ambigüité un modèle économique capitaliste keynésien de croissance basée sur une augmentation de la demande par la consommation. Il en espère un changement des modes de production sans créer les conditions matérielles de sa survenance. La rémunération de la productrice ou du producteur continue à dépendre uniquement de son chiffre d’affaires sur un marché des biens et services, dorénavant solvabilisé par le conventionnement. En cela, il s’approche du modèle libéral de production de soins (médecine générale, médecine spécialisée, kinésithérapeute, soins infirmiers,…) dont on connait les dérives telles que le conventionnement au-delà du secteur 1 et les fréquents dépassements d’honoraires ou les problématiques de déserts médicaux, lesquelles dérives sont facilitées par l’existence des complémentaires de santé qui ouvrent des accès privilégiés à des paniers de soin en contrepartie de cotisations supplémentaires (le principe du “j’ai cotisé j’ai droit") et du maintien d’un marché des soins basé sur l’offre et la demande.
À cela, Réseau Salariat répond par le salariat. C’est d’ailleurs ce qui s’est mis en place avec le développement d’une production hospitalière de soins financée par la cotisation sociale au travers du Régime général de sécurité sociale de la santé avec la création d’une fonction publique hospitalière cheville ouvrière d’une production publique du soin.
Et c’est ce qui se déploie dans les territoires en déshérence médicale en proposant dans des centres médicaux de salarier les médecins, les infirmièr.es, les kinésithérapeutes… Et cela fonctionne car il y a une garantie de salaire et les droits associés. Et bien nous proposons la même chose pour l’ensemble de la filière de l’alimentation conventionnée, de la production agricole à la distribution en passant par la transformation. Selon nos calculs (9), sur une hypothèse issue du collectif SSA d’un panier de 150€ par personne et par mois, c’est en moyenne un salaire de 2 000€ brut qui peut être versé à 2,1 millions de salarié·es de la filière de l’alimentation, soit à 70% des travailleur.euses qui la constituent. Et cela, quels que soient les aléas inhérents à la production de l’alimentation.
Les points aveugles de la proposition concernant la réalité non immédiatement conventionnable des systèmes agroindustriel et agroalimentaire actuels.
Rappelons ce que la proposition du DAC apporterait grâce au conventionnement démocratique. Extraits:
[un] bénéfice économique […] orienté de manière ciblée vers les entreprises et les modes de productions les plus vertueux sur le plan social et écologique…”, “en privilégiant […]les approvisionnements locaux, issus de l’agriculture paysanne, biologique et respectueuse des écosystèmes…” et “…ainsi ouvrir la voie à une réorganisation du système de production de biens et de services autour de la réponse aux besoins collectifs…
Ces déterminants évoquent globalement les cahiers des charges de labels tels que celui du label biologique ou du label Rouge, même si d’un point de vue social, tous les cahiers des charges de ces labels ne sont pas nécessairement des garanties. Or, qu’en est-il exactement de la réalité économique de ces labels, ou pour poser la question autrement, le montant de 200 euros mensuels répondrait-il à cette promesse?
Pour répondre à cette question, analysons en valeur € la consommation de ces deux labels de qualité. Tout d’abord, 200€ par personne et par mois qu’est-ce que cela représente?
Pour cela, et dans la suite de la présentation, nous travaillons principalement à partir de statistiques ou de travaux issus de statistiques de l’INSEE. Or, concernant les thématiques évoquées, c’est le plus souvent les chiffres définitifs de 2021 qui sont disponibles. Nous allons donc nous référer le plus souvent à cette année 2021.
Cette année-là, la population légale atteint près de 67 millions de personnes (66 732 538 personnes) habitant en France (métropole et outre-mer) (10). Aussi, 200€ par personne et par mois, cela représente 13 346 507 600 € par mois en valeur d’achat possible soit 160 milliards d’€ (160 158 091 200 €) par an. Or, en 2021, la consommation alimentaire hors tabac est de 275 milliards d’€ (275 107 000 000 €). Un panier de 200 € mensuels représente donc 58 % du panier moyen par mois et par personne (11).
Si nous nous focalisons sur la part de consommation des produits aux label biologique et label Rouge, voici ce qu’il en est. Le biologique c’est 6,2% de la production commercialisée (12), soit 6,8 milliards d’euros par an. Le label rouge c’est 1,6% de la production alimentaire commercialisée (13), soit 1,65 milliard d’euros par an. Le tout représente 7,14 milliards d’euros par an, soit 4,45 % du montant annuel du DAC.
Sur ces bases, la production bio ou labelisée, conventionnable sur les critères de préservation des écosystèmes et de la santé des travailleur.euses et des mangeurs et mangeuses ne constituerait qu’une part minime, proche de 5%, de l’allocation du DAC.
Par ailleurs, un certain nombre d’organisations nationales développent une connaissance poussée et documentée du système agro-industriel et agro-alimentaire en vigueur en France. Nous nous référons ici aux travaux de l’association « Les Greniers d’Abondance » (LGA) et de l’association Ingénieur.e.s sans frontières – Agricultures et souveraineté alimentaire (ISF Agrista) toutes deux membres, comme Réseau Salariat, du Collectif pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation.
La première documente (19) d’après les données Agreste (2021) et Autorité de la Concurrence (2020) la concentration des secteurs de la transformation et de la distribution qui s’interposent entre les quelques 389 000 exploitations agricoles et les 67 millions de consommateurs habitant en France et contrôlent l’offre alimentaire. Le schéma en « sablier » repris ci-dessous l’illustre parfaitement:
Il montre que quatre centrales d’achat concentrent 92% de la distribution alimentaire ou autrement dit que 92% des dépenses alimentaires sont réalisées dans les grandes et moyennes surfaces (GMS) approvisionnées par ces quatres centrales d’achats. Il montre aussi que 315 entreprises agroalimentaires assurent 84% de la transformation de l’alimentation.
Enfin, les deux associations reprennent des données de l’INSEE qui montrent que sur 100 euros dépensés en alimentation, seulement 6,2 euros (20) ou 6,5 euros (19) reviennent aux agriculteur·ices et pêcheur.es, avant derniers bénéficiaires de ce chiffre d’affaires.
C’est ce qu’illustre l’image ci-dessous (19):
Cette image montre aussi que les bénéficiaires de ce chiffre d’affaires par ordre décroissant sont:
- l’import (26 % dont 14,7 d’importations brutes d’intrants et d’équipements et 11% de produits alimentaires importés)
- les commerces (15,2 %)
- les services (transport, marketing, publicité …) (14,3 %)
- la restauration (13,3%)
- l’agroalimentaire (11,2 %)
- les taxes (10,5%) juste devant les agriculteurs et pêcheurs qui prennent pourtant l’État pour cible …
On comprend grâce à ces tristes constats, à savoir le faible niveau de la production agricole labellisée, l’hégémonie d’une industrie agroalimentaire et d’un système de distribution hyper concentrés, le faible niveau de rémunération des producteur·ices primaires et la captation de valeur par les fournisseurs d’intrants et de services intermédiaires qui gravitent autour de l’alimentation, qu’organiser par le DAC le fléchage immédiat sur l’alimentation de 200 euros par mois et par personne pour 67 millions de personnes habitant en France, c’est organiser le subventionnement immédiat des acteurs de l’agrobusiness à hauteur de près de 160 milliards d’euros par an et solvabiliser à plus de 50% le système actuel de l’alimentation sans aucune garantie de pouvoir le transformer ni de pouvoir améliorer les conditions économiques et sociales des travailleurs et travailleuses de la filière dont en particulier des producteur·ices primaires c’est-à-dire des agriculteur·ices et des paysan.nes.
Face à la précarité, pas seulement alimentaire, et à l’urgence économique que subit un nombre chaque jour croissant des habitants et habitantes de notre pays, le conventionnement démocratique sur lequel se fonde le DAC (tout comme la proposition du Collectif pour une sécurité sociale de l’alimentation d’une allocation dédiée intégralement à la consommation alimentaire à « seulement » 150 euros par personne et par mois), ne risque-t-il pas d’aboutir au subventionnement « choisi » d’un système de production et de distribution alimentaire « non choisi », les critères sociaux, sanitaires et environnementaux passant après l’urgence économique?
Allons-nous conventionner les GMS comme Carrefour et autres? Allons-nous conventionner leurs fournisseurs issus de l’agrobusiness? Allons-nous, par le biais du profit, leur redonner ce que nous avons pris sur le capital par la cotisation? N’est-il pas souhaitable de changer de modes de production?
Prenant conscience, comme nous venons de le faire et comme nous pourrions amener l’ensemble de la population à le faire, que le montant de 200 € (ou 150 €) par personne et par mois n’est pas un montant réaliste face auquel on trouverait immédiatement une production alimentaire conventionnable sur des critères sociaux, sanitaires et écologiques, pourquoi proposer autant?
Rêvant que par d’autres modes de production, nous soyons non seulement capables de produire mieux en qualité mais aussi plus en volume, ne serait-il pas plus raisonnable de consacrer une partie des cotisations prélevées à de l’investissement afin de monter progressivement en production de cette nouvelle alimentation?
La nécessaire orientation démocratique de la valeur prélevée prioritairement vers la structuration et le financement d’une filière de production de l’alimentation conventionnable.
A Réseau Salariat, nous proposons de changer radicalement de point de vue: en lieu et place d’une consommation « choisie », nous proposons la délibération commune sur quoi produire et comment le produire; en lieu et place des règles du marché, nous proposons la planification et l’organisation concrète de la production.
En 2022, l’ensemble des productions de l’agriculture biologique représente en pourcentage des surfaces agricoles utiles (SAU) bio (certification bio et en conversion) 10,7 % (16). Le reste est utilisé en agriculture conventionnelle. En 2017, le taux d’investissement de la filière alimentation est de 17,4 milliards d’euros (17). En nous basant sur la proposition initiale du collectif SSA d’un panier à 150 € par personne et par mois, il serait possible de dégager un investissement de 40 milliards d’euros, soit 2.3 fois plus (18).
Le tout, nous le rappelons, en salariant 1,2 millions de travailleur.euses en moyenne à 2 000 € brut et avec une production en équivalent euros de 100 par personne et par mois.
Nous proposons donc dans un premier temps de travailler sur les critères du conventionnement qui ont trait à la production. Ainsi, cela permettra de connaitre, en fonction de ces critères, ce que nous sommes en capacité de mettre dans le panier et, sur la base de ce volume disponible, de chiffrer combien en salaire et frais de fonctionnement cela représente en valeur euros. De là, nous pourrons déterminer ce que nous sommes capables d’apporter par personne toute l’année, autant en nature de produits qu’en volume. En parallèle, il nous faut déterminer ce qu’il faut que nous investissions pour permettre une montée en production. Cela déterminera la part consacrée à l’investissement. Le tout, sur une année, déterminera le montant nécessaire à récolter en cotisation, et donc son taux. Et ainsi de suite, d’année en année.
Pouvoir d’achat vs pouvoir sur la production, qu’est-ce qu’une alimentation choisie?
Le DAC propose immédiatement une “augmentation du pouvoir d’achat” fléchée sur l’alimentation à hauteur de 200 euros par mois et par personne pour toute la population.
Il y a une certaine contradiction dans le DAC à maintenir un marché de l’offre et de la demande tout en disant vouloir planifier démocratiquement la production. Pourquoi cette demi-mesure?
De plus, comme on l’a vu, l’émergence d’une alimentation choisie passe par la montée en production progressive d’une alimentation conventionnable, sortie du marché et du système actuel de l’alimentation, offrant un salaire à l’ensemble des producteurs et productrices de la filière de l’agriculture à la distribution et même la restauration, subventionnant le développement et la transformation des outils et des modes de production, de transformation et de distribution.
À défaut, c’est la solvabilisation du système de l’agrobusiness actuel qui serait à l’œuvre, sans que l’on puisse parler d’une alimentation choisie mais plutôt d’une alimentation subie solvabilisée.
Le «Droit à l’Alimentation Choisie se réduirait à un « Droit À Consommer » alimentant, pour reprendre les termes des promoteurs du DAC et à leur corps défendant, un secteur économique et des échanges commerciaux internationaux des plus dévastateurs.
A Réseau Salariat, nous sommes pour la planification économique démocratique sans marché, à savoir: la reprise en main de la production par les habitants et habitantes d’un territoire, dont une partie est potentiellement constituée de producteurs et productrices d’alimentation, amené·es à décider ensemble quoi, comment, combien et où on produit, transforme et distribue; ceci à l’échelle géographique la plus adéquate en fonction de la nature de la production, dans un processus de décision démocratique qui aboutit au conventionnement d’unités de production et de distribution d’alimentation choisies.
Ainsi en tant que mangeurs et mangeuses ces mêmes habitants et habitantes accèderont à un panier mensuel de produits bruts ou transformés issus de la filière de production conventionnée qui mettra à leur disposition une alimentation « choisie » en cela qu’ils et elles auront contribué à la définir et à en organiser la production dans le processus de conventionnement préalablement mentionné.
3. Synthèse de ce que nous proposons
Soixante-dix-huit ans après la création du Régime général, nous voulons rétablir, poursuivre et étendre la voie révolutionnaire tracée par nos ainé·es. Enrichir la citoyenneté en l’étendant au-delà du droit de vote, à la gestion de l’économie, par un droit au salaire à vie qui nous pose en responsabilité de la production.
La concrétisation de cette citoyenneté augmentée, dans le cadre de la thématique de l’alimentation qui nous anime ici, se déclinerait sous la forme suivante:
- afin que ce soit le démos (le peuple en grec) qui s’exprime sur le sujet de l’alimentation, nous nous rapprocherions du DAC sur la proposition d’un référendum, mais dans un second temps, pas avant d’avoir mis en place préalablement une convention citoyenne, représentative de la population, chargée d’enrichir le droit à l’alimentation accompagné de son expression concrète dans notre vie quotidienne. Pour cela, la convention citoyenne pourrait rencontrer tous les acteur.es concerné·es, entendre leurs propositions et s’en nourrir afin d’élaborer le cahier des charges du droit à l’alimentation pour tous et toutes. C’est celui-ci qui pourrait faire l’objet d’un référendum.
Voici, pour résumer en quelques lignes directrices, ce que Réseau Salariat propose et proposerait à une telle convention citoyenne:
- Un taux de cotisation unique et un déplafonnement des salaires assujettis à la cotisation (suppression du plafond de sécurité sociale) si cotisation sur le salaire il y avait;
- Une assiette de cotisation qui pourrait s’étendre à toute la valeur ajoutée. L’objectif étant avant tout que l’assiette soit la plus large possible et que celle-ci ne puisse pas faire l’objet d’évitement comptable, surtout en ce qui concerne les multinationales et les entreprises à fort recours à la sous-traitance et aux machines. Nous sommes créateurs de la valeur économique. Aussi, c’est sur la totalité de la valeur ajoutée que nous devons politiquement délibérer et économiquement calculer, pas uniquement sur la part revenant aux salaires;
- Un conventionnement abandonnant un modèle productiviste, agro-industriel et libéral pour aller à un modèle respectueux des travailleur.euses, des habitant·es et des ressources naturelles par une économie planifiée et gérée démocratiquement dans les caisses de sécurité sociale de l’alimentation par les intéressé·es ielles-mêmes;
- Un taux de cotisation adapté aux besoins et capacités du conventionnement. En effet, face à la faiblesse de la production agricole actuelle capable de répondre au conventionnement envisagé, et face à la réalité de la concentration des entreprises de transformation et de distribution de l’alimentation qui pour le moment restent maitresses d’une production alimentaire régie par les impératifs de l’agro-business non conventionnable, il nous apparait nécessaire dans un premier temps de faire coïncider le panier au possible. Et de prévoir en plus l’investissement nécessaire à une montée de la production conventionnable les années suivantes. Et ainsi de suite, d’année en année. Par investissement, nous entendons le financement nécessaire à l’acquisition de productions intermédiaires nécessaires au fonctionnement et au développement de la filière. Sont inclus le rachat ou l’acquisition des moyens de production (foncier, équipements, bâtiments, lieux de transformation et de distribution…), ce qui peut inclure le rachat de dettes pour faciliter le passage des producteur·ices du système actuel vers un mode de production conventionné. Ainsi, le montant de la cotisation à prélever serait constitué du montant de l’ensemble des salaires des travailleurs et travailleuses du secteur conventionné de la SSA augmenté du montant des investissements requis pour le développement de ce secteur;
- Concernant l’accès aux productions conventionnées, il est mis en débat la possibilité de commencer non pas par un panier constitué exclusivement de produits issus de la filière conventionnée disponibles en distribution mais plutôt un mix avec une majorité de repas en cantines (scolaire, hospitalière, EHPAD, d’entreprises, populaire de quartier…). Cela afin de favoriser l’acculturation de la sécurité sociale de l’alimentation par le partage en commun des cultures autour de la nourriture, des différentes approches de la cuisine et du lien entre les différent.es acteur.es de l’alimentation et de la communauté locale. Cela afin aussi de sortir la préparation des repas de la sphère privée et reconnaitre et rémunérer ce travail, en général assigné aux femmes, dans un contexte où la moindre transformation industrielle des produits nécessitera un accroissement du travail de préparation des repas;
- Un panier contenant des biens et services finaux dont les coûts de production auront déjà été financés par la cotisation orientée vers les entreprises conventionnées pour payer les salaires, l’investissement et le fonctionnement, sans profit;
- Des « prix » de produits finaux ne servant plus qu’à distribuer des biens et services. Les prix qui ne servent plus à la rémunération des producteur·ices, ni à constituer un chiffre d’affaires; les producteur·ices ont déjà été payé·es pour produire. La vente de la production n’est plus la condition du salaire. Ainsi, ce n’est plus le résultat de la vente sur le marché qui détermine le revenu des producteur·ices. Le prix n’est plus qu’un instrument de distribution et de politique d’accès.
Conclusion
Voilà donc les conditions qui nous apparaissent indispensables pour que la production conventionnée dans la Sécurité sociale de l’alimentation participe à la sortie du modèle de l’alimentation agro-industrielle capitaliste et à une alimentation choisie par tous.tes et pour tous.tes, dès sa production. Ne faisons pas la même erreur que celle qui a été faite avec la production des médicaments et l’industrie pharmaceutique. Un marché solvabilisé par la socialisation de la valeur ne doit en aucun cas servir au capital ni consolider son mode de production. Au contraire, il doit l’affaiblir et participer à sa disparition si nous voulons lutter efficacement pour améliorer les conditions de production et de travail tout en préservant la Nature. Participons ensemble à perpétuer, améliorer et enrichir ce que nos ainé·es ont bâti en 1946 avec le régime général de la Sécurité sociale en étendant le champ de cette production communiste à tous les secteurs de l’économie, et tout particulièrement ici celui de l’alimentation.
Références
- (1) Lire le rapport Défense de la Sécurité sociale - Rapport de la CGT présenté au comité confédéral national des 14 et 15 Janvier 1947 par Henri Raynaud (secrétaire du syndicat et proche collaborateur d’Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale entre 1945 et 1947) - Préfacé par Bernard Friot (économiste et historien-chercheur spécialiste de la Sécurité sociale et du Régime général) - Editions syndicalistes (2016)
- (2) Contribution sociale généralisée (CSG): https://fr.wikipedia.org/wiki/Contribution_sociale_g%C3%A9n%C3%A9ralis%C3%A9e
- (3) Contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie (Casa): https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F31408
- (4) Source: https://www.insee.fr/fr/statistiques/7457170
- (5) Source: https://elucid.media/economie/bernard-friot-travail-salaire-production-course-valeur-capitalisme-mur
- (6) Source: https://www.insee.fr/fr/statistiques/7457170#tableau-figure3
- (7) Source: https://www.ameli.fr/entreprise/vos-salaries/montants-reference/plafond-securite-sociale
- (8) Source: https://fr.statista.com/statistiques/1047192/distribution-de-produit-brut-pib-dans-secteurs-economiques-en-france/
- (9) Source: https://youtu.be/Pf2mkzLN6D8?si=BRmxIC3k1u2VzmjV&t=7455 à 2h04mn15s
- (10) Source: https://www.vie-publique.fr/en-bref/277901-recensement-et-populations-legales-les-chiffres-2021
- (11) Source: https://www.insee.fr/fr/statistiques/6793592?sommaire=6793644
- (12) Source: Chiffre d’affaires estimé à la première commercialisation H.T. (Agence bio, AND-I). Source: INAO - LES PRODUITS SOUS SIGNE D’IDENTIFICATION DE LA QUALITÉ ET DE L’ORIGINE. Chiffres-clés 2021
- (13) Source: Chiffre d’affaires H.T. SIQO estimé de la production commercialisée au stade sortie conditionnement (INAO) par rapport au chiffre d’affaires H.T. de la production nationale commercialisée (Agreste 2021 et estimations INAO). Source: INAO - LES PRODUITS SOUS SIGNE D’IDENTIFICATION DE LA QUALITÉ ET DE L’ORIGINE Chiffres-clés 2021
- (14) Source: https://abiodoc.docressources.fr/doc_num.php?explnum_id=5955
- (15) Source: https://abiodoc.docressources.fr/doc_num.php?explnum_id=5955
- (16) Source: https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/MemSta2023/M%C3%A9mentoFrance2023.pdf
- (17) Source: https://www.insee.fr/fr/statistiques/3547365?sommaire=35476461 6.301 Formation brute de capital fixe de l’ensemble des secteurs institutionnels par branche à prix courants.
- (18) Source: https://youtu.be/Pf2mkzLN6D8?si=g9vwOe2EnUoQ0nXm&t=6499 à 1h48mn19s
- (19) Source: Les Greniers d’Abondance – Qui veille au grain? Sécurité alimentaire: une affaire d’État - https://resiliencealimentaire.org/telechargement-guide-national/
- (20) Source De la démocratie dans nos assiettes – Construire une sécurité sociale de l’alimentation par Sarah Cohen et Tanguy Martin - page13 – Éditions Charles Léopold Mayer