Étendre la Sécurité sociale à l’alimentation: pourquoi pas?
Des millions de ménages se nourrissent grâce à l’aide alimentaire. Et si on remédiait au problème d’accès à une alimentation de qualité en créant une sécurité sociale dédiée ? Le Réseau Salariat, l’association Agrista, la Confédération paysanne et un collectif de chercheurs planchent sur cette « utopie concrète ».
La crise invite les personnes publiques à exposer — sincèrement ou non — leur souhait d’une société nouvelle. Le fameux « monde d’après ». Le président de la République a ouvert le bal. « Nous retrouverons les jours heureux », osait-il lors de son adresse aux Français, le 13 avril, allant jusqu’à emprunter les mots du programme du Conseil national de la résistance, créateur de la Sécurité sociale. Emmanuel Macron invoque un héritage politique qu’il a pourtant été accusé de dévoyer, par exemple avec la réforme des retraites.
Et si la Sécurité sociale, dont l’exécutif vante aujourd’hui les mérites, pouvait régler le problème de l’accès de tous à l’alimentation? L’idée fait son chemin. Un groupe de travail réunissant l’association Agrista, le Réseau Salariat, la Confédération paysanne et le réseau des AMAP étudie l’idée depuis trois ans.
5,5 millions de dépendants à l’aide alimentaire
En France, de nombreuses familles peinent à se nourrir. La crise de coronavirus aggrave le problème. Tous les métiers ne sont pas « télétravaillables », toutes les situations administratives ne permettent pas de toucher un chômage partiel, les contrats de travail précaires ne sont pas devenus soudainement plus protecteurs. À cela s’ajoute la fermeture des cantines scolaires, qui fait exploser les dépenses alimentaires des familles. Avec des revenus amputés et des besoins alimentaires plus grands, la demande d’aide alimentaire augmente. Lors de la conférence de presse du 19 avril, le ministre de la Santé et des solidarités a déclaré : « Vous avez certainement en tête ces images, dans certains pays, de files indiennes continues de personnes pour de l’approvisionnement alimentaire. » Puis, Olivier Véran a enchaîné sur la situation française, se félicitant que la protection sociale « joue en plein son rôle d’amortisseur ».
« Ce n’’est pas vrai ! », corrige Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de recherche agronomique (INRA). Spécialisée dans l’accès à l’alimentation, l’enseignante-chercheuse dresse un constat alarmant de l’accès à l’alimentation en France. Elle observe une aggravation de la situation pendant la crise du covid-19. « Il y a une transformation de l’aide alimentaire en aide humanitaire. Des associations ont redéployé leurs dispositifs sur le modèle de l’aide humanitaire. » À Montpellier par exemple, le Secours populaire, dont Dominique Paturel suit l’activité, connaît une hausse de 50% du nombre de bénéficiaires. Des files d’attente impressionnantes devant les distributions alimentaires se sont formées en France. Bien qu’Olivier Veran ne les conçoive uniquement « dans certains pays », elles ont été abondamment documentées dans la presse.
« Pourquoi, dans un pays comme la France, à la veille du confinement, 5,5 millions de personnes sont nourries essentiellement avec l’aide alimentaire? », interroge Dominique Paturel. Progressivement, l’aide alimentaire est devenue un pilier de la politique d’accès à l’alimentation. « L’État a sous-traité cette question au secteur caritatif à partir des années 1980. À cette époque, les Restos du cœur impulsent la mise en place de l’aide alimentaire telle qu’elle existe aujourd’hui, avec à la même période la création des banques alimentaires. »Cette substitution du domaine caritatif à l’action publique se traduit juridiquement. En 2010, l’aide alimentaire est inscrite dans le code rural, entérinant son intégration dans la politique agricole, comme un moyen de nourrir les plus démunis et de gérer les surplus de production. D’après les travaux de la chercheuse, le nombre de personnes dépendant de l’aide alimentaire est en hausse constante. Elle craint de voir leur nombre augmenter jusqu’à atteindre« 12 millions de personnes à l’aide alimentaire ».
Du droit à l’alimentation à la Sécurité sociale
La Sécurité sociale alimentaire (SSA) pourrait servir de débouché politique à l’obtention de ce droit. Pourquoi la Sécurité sociale ne couvrirait-elle pas l’alimentation au même titre que la maladie et la vieillesse?« *C’est un des besoins essentiels ! »,*constate Pierre Chastang, membre du Réseau Salariat. L’association, influencée par les travaux du sociologue Bernard Friot, se bat pour l’instauration d’un salaire à vie et défend une Sécurité sociale à nouveau gérée par les travailleurs et étendue à de nouveaux domaines. « *Il faudrait réunifier toutes les branches et éventuellement étendre la Sécu à des éléments essentiels qui ne devraient pas être marchandisés, comme l’alimentation »,*soutient-il.
Le principe originel de la Sécurité sociale, créée par le Conseil national de la résistance, se résume en un adage : « *Chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ».*La cotisation salariale constitue un salaire qu’on dit socialisé et qui sert à financer les besoins de chacun. « Avec cet éclairage historique, on se dit que pour un accès à une alimentation saine et durable pour tous, il faut s’inspirer de ce qui a été fait pour la santé dans l’après-guerre »,explique Emmanuel Marie, membre du comité national de la Confédération paysanne. Un moyen de sortir de la charité pour Pierre Chastang : « L’aide alimentaire, c’est fini ça! il faut qu’on sorte de là et que chacun ait le droit de se nourrir normalement »,s’exclame-t-il. Telle qu’il le conçoit, ce système permettrait de passer du statut d’« être de besoin » à celui d’« être de droit ». L’aide alimentaire, institutionnalisée aujourd’hui, semble être tout l’inverse. « On voit bien comment les gens qui en dépendent n’arrivent pas à en sortir et à reprendre leur autonomie dans l’accès à l’alimentation », observe Dominique Paturel.
Réaliser la transition écologique
Cette Sécurité sociale se matérialiserait par une « carte d’assurance alimentaire ». « On pourrait se servir de ce qui existe déjà, par exemple la Carte vitale »,suggère Pierre Chastang. Ainsi, une partie du budget des ménages serait sanctuarisée et fléchée vers l’alimentation. Le collectif a imaginé un budget de 150 euros par mois et par personne.
Les assurés achèteraient grâce à la Sécurité sociale des produits alimentaires, mais pas n’importe lesquels. « *On ne pourrait pas acheter dans l’agro-business, évidemment »,*rassure le réseau Salariat. En conventionnant certains produits agricoles, la Sécurité sociale alimentaire pourrait être un puissant levier de la transition écologique. Mathieu Dalmais, agronome et membre de l’association d’ingénieurs Agrista, estime qu’il faut « changer l’alimentation pour changer l’agriculture ». D’après lui, les critères pour qu’un aliment soit conventionné devront être décidés localement, en fonction de plusieurs enjeux, comme « les moyens de production, la saisonnalité, la localité, le niveau d’intensification des productions, la diversification agricole, le prix…».
En sélectionnant les produits « bons » et en écartant les « mauvais », on pourrait soupçonner le projet de paternalisme. Mais « *les critères seraient décidés par le peuple,*insiste Pierre Chastang,car nous voudrions qu’il retrouve la gestion des caisses de la Sécurité sociale ».Permettre ce circuit de décision serait un outil de transformation de l’agriculture. « La transition écologique se décidera par la base », affirme Emmanuel Marie.« Je suis convaincu que si les gens décident comment leur alimentation doit être produite, leurs décisions ne seront pas complètement débiles ! Au contraire, elles iront dans le sens de la transition écologique », assure-t-il. Une transition incompatible avec le modèle d’aujourd’hui, selon le Réseau Salariat. « *Avec une Sécurité sociale alimentaire, on pourrait pour la première fois concrétiser les objectifs écologiques, ce qui ne se fera jamais en système capitaliste »,*pense Pierre Chastang.
Soutenir le revenu des paysans
Certains critères pourraient être cadrés nationalement. « Par exemple, on ne pourrait pas fixer un prix non-rémunérateur pour les producteurs », explique Mathieu Dalmais. Cette idée rejoint les revendications de certaines filières agricoles. Les producteurs de lait, ou plus récemment de viande bovine, se retrouvent contraints de vendre leurs produits à un prix inférieur au coût de production. Les critères de conventionnement pourraient aussi être économiques : « Nous voulons empêcher qu’il y ait trop de récupération capitaliste sur les filières conventionnées », développe Mathieu Dalmais.
« J’ai tendance à dire que la Sécurité sociale alimentaire va forcément augmenter le niveau de salaire des paysans », pense Emmanuel Marie. « *Actuellement, ils n’ont de pouvoir de décision sur absolument rien. C’est le Crédit agricole, les fournisseurs et les distributeurs qui les tiennent en amont et en aval »,*s’indigne le Réseau Salariat.
L’extension de la Sécurité sociale à l’alimentation pourrait sortir ce secteur (au moins partiellement) d’un fonctionnement marchand. « *La Sécurité sociale, c’est un outil de solidarité, c’est vrai. Mais ce n’est pas que ça. C’est surtout l’instauration d’une cotisation sociale qui permet de payer des salaires à des gens qui travaillent dans une sphère non marchande »,*explique Pierre Chastang. Les paysans conventionnés pourraient sortir du joug de l’industrie agro-alimentaire et mener les transformations nécessaires à une amélioration de leur condition et à l’avènement d’une agriculture respectueuse de l’environnement.
Une idée encore marginale
« Pour l’instant, nous en sommes encore au travail de fond, explique Mathieu Dalmais. La partie qui s’ouvre, c’est l’accompagnement de groupes locaux intéressés à expérimenter la démocratie alimentaire. » En attendant, le jeune homme, qui a refusé son diplôme d’ingénieur, donne des «conférences gesticulées » pour diffuser ses idées. Les militants pour la SSA ne sont pas dupes des dernières déclarations du Président de la République, appelant à ce que des services « soient placés en dehors des lois du marché ». Pierre Chastang, du Réseau Salariat, se veut lucide : « Pour le moment, ça ne va pas dans le bon sens. C’est la classe dominante qui, dans un projet extrêmement pensé, met en place petit à petit des processus de déconstruction de ce qu’a gagné la classe ouvrière. »
Dans le Monde Diplomatique, Bernard Friot appelait le mouvement social à sortir des « luttes défensives ». C’est dans cet esprit que s’inscrivent ces artisans d’une autre Sécurité sociale. Emmanuel Marie, de la Confédération paysanne, veut*«* faire partie de ceux qui continuent de construire la Sécurité sociale et qui ne la trahissent pas ». Cet agriculteur du Calvados décrit le projet comme « un phare, un vrai objectif d’autant plus crédible qu’on est déjà sur de l’existant. La période est propice à l’écriture de textes sur le monde d’après, mais cela verse un peu dans l’autosatisfaction. » Selon lui, la réalisation d’un projet comme la Sécurité sociale alimentaire passera uniquement par un mouvement social.