Le système alimentaire tue. Changeons-le !
Les morts de Zahra et Tom, ouvrière et ouvrier de l’agro-alimentaire, ne sont pas des faits divers. Il s’agit d’accidents de travail mortels qui engagent la responsabilité de tout un système alimentaire criminel qui doit disparaître. Pour un autre système alimentaire, socialisons la filière de l’alimentation avec l’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation.
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Le 27 mai 2023, Médiapart a publié un article relatant la mort de Zahra, ouvrière agricole, embauchée comme travailleuse saisonnière étrangère dans des champs de fraises au sud de l’Espagne. La veille, ce même journal avait publié un article à propos du décès de Tom, 18 ans, embauché dans un abattoir de volailles dans les Côtes d’Armor.
Ces deux morts ne sont pas des faits divers, il s’agit d’accidents de travail mortels qui engagent la responsabilité de leur employeur, plus largement de toute une filière professionnelle, de leurs lobbys et des politiques publiques à la botte de ce système basé sur la cupidité de quelques-uns au détriment de nous toutes et tous. Les décès de Zahra et de Tom illustrent l’ignominie d’un secteur alimentaire qui emploie des dizaines de milliers de personnes rien qu’en France. Les conditions de travail y sont particulièrement dégradées, l’exploitation abyssale entre des salaires indignes, du sous-salariat et des bénéfices et dividendes colossaux.
Dans son article, la journaliste de Médiapart contextualise le décès de Zahra, les conditions infernales de travail qu’elle et ses collègues ont subies, leur patron profitant notamment de la particulière vulnérabilité de leur statut d’étrangère et de femme. Zahra et ses collègues font parties de cette « main-d’œuvre étrangère saisonnière ultra flexible, prise dans un système où les abus et les violations de droits humains sont multiples, qui n’a cessé de se féminiser au cours des deux dernières décennies. » Si la mort de cette ouvrière agricole a eu lieu en Espagne, les conditions de travail en France ne sont pas tellement plus reluisantes.
D’ailleurs, trop peu d’enquêtes sont menées sur le sort des ouvrières et ouvriers agricoles employé-es dans les fermes de Bretagne, du Périgord, des Bouches du Rhône, du Gard. Néanmoins, il est largement établi que le risque de suicide chez les agriculteurs est bien plus élevé que dans le reste de la population et qu’il ne cesse de croître, à cause des conditions de travail et de l’endettement notamment. Aussi, les maladies graves et décès liés à l’usage des pesticides sont légion et leur reconnaissance comme maladies professionnelles est un combat titanesque, a fortiori quand on est une femme. L’usage des pesticides n’impacte d’ailleurs pas que le monde agricole mais bien l’ensemble de la population qui s’en trouve contaminée comme en témoigne le scandale majeur de l’usage du chlordécone dans les bananeraies en Guadeloupe et en Martinique. Ce sont là des conséquences du système agricole industriel encouragé depuis les années 1960 par les politiques françaises et européennes.
La maltraitance au travail pouvant mener à la mort ne s’arrête pas aux portes du monde agricole, elle concerne l’ensemble du secteur de l’alimentation. Les femmes qui travaillent dans les services, commerces et industries de l’alimentation dont les supérettes, supermarchés et hypermarchés sont particulièrement exposées aux maladies professionnelles.
Dans le secteur de la transformation alimentaire, le travail à la chaîne prédomine, avec son lot de troubles musculosquelettiques, de violences psychologiques et d’accidents de travail, parfois mortels : Tom est mort dans l’abattoir LDC Bretagne à Lanfains (Côtes-d’Armor), une usine du leader français de la volaille, 4,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel.
Cette violence au travail se poursuit dans le secteur de la restauration, de la grande distribution, de la livraison de nourriture à domicile. Là encore la surexploitation des personnes les plus précarisées de notre société y domine : temps partiels contraints, main d’œuvre étrangère particulièrement vulnérabilisée du fait d’un statut administratif souvent très précaire, horaires décalées, travail harassant et pratiques patronales qui confinent parfois à l’esclavagisme.
Le livre « #UberUsés » explore le sort des travailleurs de l’ubérisation qui sont, pour l’essentiel, des hommes racisés, français ou étrangers. L’autrice analyse les mécanismes de ce qu’elle nomme le « capitalisme racial de plateforme ». Si le livre s’appuie sur les témoignages de chauffeurs VTC, son analyse pourrait s’étendre aux livreurs à vélo de repas à domicile.
Dans ce secteur, comme dans d’autres pans de la société, la violence sociale explose. Carrefour veut supprimer plus de 1000 postes en France. Or cette entreprise de la grande distribution, outre qu’elle fait partie du CAC 40, fait partie des quelques multinationales qui dictent leurs lois sur l’ensemble de la filière.
La violence des conditions de travail dans le système alimentaire est un sujet majeur et les quelques éléments listés ici mériteraient bien plus de développements… des journaux s’y attellent comme Médiapart, ou Basta. Au-delà de ces constats accablants, que voulons-nous à la place de ce système qui nous tue(1) ?
Pour un autre système alimentaire, socialisons la filière de l’alimentation !
Une sécurité sociale de l’alimentation inspirée du régime général de Sécurité sociale mis en place en 1946 en France par Ambroise Croizat, ministre du Travail, permettra l’instauration d’un système alimentaire sur lequel nous aurons la main(2).
Si nous voulons changer de système alimentaire, il est indispensable de sortir les entreprises de la propriété privée lucrative et mettre l’outil de travail entre les mains des travailleuses et travailleurs sous forme de coopérative en propriété collective et d’usage. La lutte magistrale menée par les Fralib anciennement salarié-es d’Unilever, durant 1336 jours et ayant débouché sur la création de la SCOP-Ti nous rappelle qu’il est possible de prendre le pouvoir sur ces entreprises si puissantes qui dominent la filière.
A cette propriété d’usage, le versement d’un salaire à vie aux personnes travaillant dans la filière alimentation conventionnée permettra de reconnaître le travail sans le lier aux objectifs lucratifs du marché. Ce salaire attaché à la personne est inspiré du statut des agents fonctionnaires de la fonction publique et du régime général de sécurité sociale qui, grâce aux cotisations sociales et au salaire socialisé, reconnaît le statut de travailleuses et travailleurs aux personnes retraitées, chômeuses, aux parents, aux soignantes et soignants. Le salaire à la qualification personnelle dans le cadre de cette sécurité sociale de l’alimentation permettra de reconnaître du travail en dehors du marché de l’emploi et du marché des biens et services.
La garantie d’un salaire à vie et la propriété collective et d’usage rendront les métiers de l’ensemble de la filière conventionnée attirants et des millions de personnes intégreront des coopératives autogérées (fermes, ateliers de transformation, épiceries, cantines). Les conditions de travail ne seront plus dictées par la pression économique de générer encore et toujours plus de profits. Il sera possible de produire des aliments que nous estimerons sains, dans des conditions de travail respectueuses de notre santé et respectueuses du vivant, puisque décidées collectivement.
Les caisses locales de sécurité sociale de l’alimentation, fédérées en réseau, auront la responsabilité de garantir le fonctionnement de l’ensemble de cette sécurité sociale de l’alimentation. Elles auront la responsabilité de gérer l’argent issu de la nouvelle cotisation sociale fléchée « alimentation » qui sera instaurée.
Elles auront ainsi la main sur l’investissement qui, versé sous forme de subventions et non pas sous forme de prêts à intérêts ou d’actionnariat, permettra le déploiement de ces coopératives autogérées sans la nécessité d’un apport en capital qui, en système capitaliste, provient de l’héritage ou de l’endettement essentiellement.
Les caisses auront aussi pour mission de fixer les critères de conventionnement des coopératives autogérées, ayant la propriété collective et d’usage de leurs outils de travail. Ces critères seront décidés collectivement, à l’échelle d’un bassin de vie ou d’un bassin de production. Les enjeux écologiques, de santé publique, de mécanisation, d’usage des pesticides, d’élevage… seront autant de sujets qui feront débat, seront source de désaccords. Alors, la possibilité au sein de ces caisses locales de sécurité sociale de l’alimentation de confronter nos points de vue, sera l’occasion de décider collectivement, de manière concertée et dans notre intérêt commun, comment nous voulons nous nourrir.
Nous savons nous organiser pour gérer un budget de plusieurs milliards d’euros, nous n’avons pas besoin d’un gouvernement pour cela. Rappelons-nous que lors de la mise en place du régime général de sécurité sociale en 1946, les caisses de sécurité sociale ont été gérées aux trois-quarts par les syndicats de salarié-es, que le budget de la sécurité sociale est plus important que celui de l’Etat.
Les prestations sociales qui seront possibles grâce à l’instauration de cette sécurité sociale de l’alimentation seront de deux ordres : le versement d’une allocation mensuelle à l’ensemble de la population pouvant être dépensée auprès des coopératives de cette filière conventionnée ; et la multiplication des espaces de restauration collective gratuits, ou cantines. Parce que l’alimentation n’est pas une marchandise comme une autre, et parce que manger ensemble est au cœur du lien social, l’accès à ces cantines sera gratuit ; mais le travail y sera reconnu, ce qui permettra notamment de sortir du foyer une partie du travail ménager, invisible et gratuit, qui repose essentiellement sur les femmes.
Le système alimentaire actuel n’a pas pour but de nous nourrir. Quelles que soient les formes de nos luttes pour le renverser :
- Ayons en tête que tout est lié, que les politiques migratoires qui rivalisent de déshumanisation et la montée en puissance des idées xénophobes concourent toujours au même but : mieux nous diviser, mieux nous asservir, mieux nous exploiter.
- Soutenons les salarié-es qui s’organisent collectivement pour lutter. Rencontrons-nous. Imaginons mille et unes manières de lutter ensemble, contre les propriétaires lucratifs, leurs lobbys et leurs cautions politiques.
- Multiplions les cantines pour nos luttes, nos grèves, nos blocages, nos occupations d’usines, de champs et de ronds-points… car nous aurons besoin de durer. Cuisiner ensemble et partager les repas seront indispensables pour que la révolte soit victorieuse !
Les morts au travail sont les victimes d’un système criminel qui doit disparaître.
Laura Petersell et Kévin Certenais
Autrice et auteur de “Régime Général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation”
Livre en accès libre et gratuit en PDF sur le site de Réseau Salariat.
(1) Notre propos se concentre sur le sort des êtres humains, nous avons bien conscience que c’est l’intégralité du vivant que le système alimentaire actuel tue.
(2) Le livre « Régime Général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation » éditions Syndicalistes, développe cette idée dans une perspective anticapitaliste, féministe et décoloniale. D’autres structures et un collectif national travaillent aussi à cette idée de sécurité sociale de l’alimentation avec d’autres angles de vue.
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Cet article a été rédigé et publié sur le blog de Laura du site de Mediapart.
https://blogs.mediapart.fr/laura-petersell/blog/290623/le-systeme-alimentaire-tue-changeons-le