Automnales2021 - Atelier 7 - Débats et perspectives

02/11/2021     GROUPE THÉMATIQUE ECONOMIE DU SALAIRE À VIE

    Automnales2021 - Atelier 7 - Débats et perspectives

    Automnales de Réseau salariat 2021, du 30 octobre au 1er novembre 2021, à Lille, organisées par le groupe local Nord – Pas-de-Calais, sur initiative du groupe thématique économie du salaire à vie.

    Débats et perspectives autour des travaux du groupe thématique ÉCONOMIE1

    I – Présentation des invité·e·s et des travaux du groupe thématique ÉCONOMIE, par Cyril.

    Bienvenue, et merci à tou·te·s les intervenant·e·s d’être venu·e·s pour cette table ronde des automnales 2021 de Réseau salariat.

    Christine Jakse : tu es une féministe matérialiste, militante au groupe femmes de Réseau salariat, et tu as réalisé des travaux sur le caractère révolutionnaire de la cotisation sociale.

    Loïc Chaigneau : tu es philosophe hégélo-marxiste, et tu présides l’Institut Homme Total.

    Benoît Borrits : tu es chercheur et militant, animateur de l’association Autogestion.

    Bernard Friot : tu es économiste et sociologue, membre historique de Réseau salariat, spécialiste du régime général de la sécurité sociale, et tu as vu et théorisé le déjà-là communiste qu’est le salaire à la qualification personnelle (alias le salaire à vie).

    Quant à moi, je suis Cyril, un membre du groupe thématique de Réseau salariat qui travaille sur une économie du salaire à vie généralisée sur l’ensemble du territoire, et je vais tenter d’animer cette table ronde.

    Pour commencer, je ferai une brève présentation en dix minutes de nos travaux. Et j’ouvrirai à la fin le débat sur les questions socio-économiques, anthropologiques ou philosophiques qu’ils posent.

    Ensuite, je laisserai la parole aux invité·e·s pour que chacun·e puisse réagir et s’exprimer librement pendant une vingtaine de minutes.

    Une fois que vous vous serez tous·tes exprimé·e·s, l’assemblée pourra vous poser des questions pour nourrir le débat.

    Origine de nos travaux .

    À ses débuts, le groupe thématique était initialement composé des trois Lillois : Xavier, Bernard et Alexandre. Le GT a pris comme référence les travaux de Bertrand Bony, notamment :

    -la brochure Pour un statut politique du producteur ;

    -la brochure Caisses d’investissement et monnaie.

    Le GT a poursuivi le développement de son travail en s’intéressant à la monnaie. Depuis, le GT a grossi un peu, et nous sommes huit. Ces recherches sur la monnaie nous ont amené à nous interroger sur certaines institutions, comme l’investissement – ou plutôt le financement de l’économie, – et à proposer une méthode de formation des prix.

    S’il fallait faire une présentation, non chronologique, mais logique, de nos travaux, je dirais qu’ils découlent de trois principes fondamentaux.

    Les trois p rincipes fondamentaux de notre proposition .

    1. Seul le travail produit de la valeur.

    Par valeur, nous entendons ici valeur économique, c’est-à-dire la valeur du travail.

    À ne pas confondre avec la valeur d’usage, qui est produite par toutes les activités – lesquelles ne sont pas nécessairement posées socialement comme du travail ;

    Et à ne pas confondre non plus avec la valeur d’échange, c’est-à-dire le prix des marchandises, qui n’est que le reflet de la valeur économique.

    La valeur économique est la valeur du travail qui a été transmise au produit. Ainsi, ce premier principe pose que seul le travail produit de la valeur (économique).

    Rien ici de nouveau : nous reprenons les recherches et les écrits de Marx en la matière.

    1. Toute personne à sa majorité est reconnue productrice de valeur économique par une qualification personnelle, et a, à ce titre, droit à un salaire à la qualification personnelle.

    Rien de farfelu non plus : on ne fait qu’étendre légèrement l’institution du salaire à vie, qui, au sens large, concerne actuellement à peu près un·e Français·e sur trois.

    1. L’unique source de revenus est le salaire.

    Ce n’est pas non plus un changement radical, la population française étant à 90 % salariée.

    À partir de ces trois principes, qui ne sont pas si éloignés de ce que nous vivons actuellement,  on tire le fil, à commencer par les conséquences de ces principes quant à la monnaie.

    Conséquences de ces principes sur la monnaie .

    Seul le travail produit de la valeur. Ce principe implique une monnaie strictement distributive,  comme simple unité de compte de la valeur économique produite par le travail, et permettant le partage de cette production entre tou·te·s les citoyen·e·s.

    Que nous nous dotions d’une monnaie strictement distributive signifie que cette monnaie conserve deux des trois propriétés qu’on lui prête généralement :

    - monnaie comme u nité de compte : c’est-à-dire mesure de la valeur du travail (valeur économique), et par conséquent du prix des marchandises (valeur d’échange) ;

    - monnaie comme i ntermédiaires des échanges : elle permet de dépasser les problèmes liés au troc, où chacun des participants de l’échange doit désirer ce que l’autre est prêt à céder ;

    - Mais rejet de la monnaie comme de « réserve de valeur » : ni la monnaie, ni plus généralement les marchandises, ne possèdent et ne conservent en elles-mêmes de la valeur économique,  puisque celle-ci n’est que le produit du travail.

    Première conséquence concrète de notre modèle :

    une marchandise = un seul acte d’achat : pas de revente possible ; revendre serait poser cette marchandise comme réserve de valeur, donc serait une forme d’exploitation.

    → À cet égard, fin du fétichisme de la marchandise.

    Le droit universel au salaire à la qualification personnelle fait que la monnaie SàV est une monnaie dont personne ne peut jamais manquer (dans la limite du salaire à vie).

    Le salaire comme unique forme de rémunération abolit le profit et implique que la monnaie ne doit pas pouvoir s’accumuler.

    Conséquences de ces principes sur le circuit monétaire .

    Seul le travail produit de la valeur, et l’unique source de revenus est le salaire.

    Les salaires ont donc la double fonction d’être :

    la mesure de la valeur du travail ;

    et le moyen de faire disparaître cette valeur par l’acte d’achat.

    Parce que le travail est l’origine de la valeur, il est logique que les salaires soient à l’origine du circuit monétaire. Autrement dit :

    en début de cycle, tous les salaires sont payés par création monétaire ;

    en fin de cycle, tous les achats détruisent la valeur économique issue des salaires.

    L’économie n’a besoin de rien d’autre que du travail, donc des salaires, pour fonctionner : plus besoin d’avance monétaire, comme le financement.

    Conséquences de ces principes sur la formation des prix .

    La monnaie SàV doit pouvoir distribuer toute la production à prix uniquement via les salaires,  puisqu’ils sont l’unique source de revenus. Par ailleurs, elle ne doit plus être réserve de valeur.

    Par conséquent, la totalité des salaires doit être égale à la totalité des prix des biens et services à vendre. Les prix sont calculés de façon à reconnaître la totalité des salaires, c’est-à-dire la totalité de la création de valeur économique.

    C’est pourquoi nous proposons une formule de prix simple qui permette cette adéquation.

    Les prix ne sont donc, ni administrés, ni formés sauvagement par la sacro-sainte loi erratique de l’offre et la demande et sa fameuse main invisible… Ils sont calculés à prix coûtant.

    Les prix coûtants sont calculés en fonction du salaire moyen et du temps de travail pour produire les biens et services : c’est la valeur ajoutée.

    La valeur économique d’un bien ou service est la somme des valeurs ajoutées par le travail des producteur·rice·s ayant directement contribué à son élaboration, c’est-à-dire travaillant :

    dans l’unité de production (UP) qui produit ce bien ou service ;

    dans les UP ayant fourni les productions intermédiaires nécessaires à son élaboration ;

    dans les UP ayant fourni les productions de développement (dits « investissements ») utilisées pour son élaboration. Cette valeur ajoutée est intégralement socialisée : ce n’est pas chaque UP qui amortit ses propres productions de développement par ses propres prix ; toutes les productions développements du territoire sont également répercutées sur les prix de toutes les UP sur le territoire.

    Pour calculer le prix d’un bien ou service à vendre, on ajoute, à sa valeur économique, la valeur

    économique créée par les autres producteur·rice·s, travaillant :

    dans les unités de production des biens et services distribués sans échange monétaire ;

    hors des unités de production.

    Cette présentation peut paraître mécanique, comme une recette de cuisine. Mais les principes sur lesquels notre modèle repose sont la continuité des conquêtes des travailleur·se·s sur le travail.

    Ce modèle ne peut fonctionner qu’avec le concours de tou·te·s les producteur·rice·s ! Il repose bien sur des institutions de gestion collective de l’économie. Le fonctionnement de cette démocratie économique fera l’objet d’une annexe à part entière, qu’il reste encore à élaborer.

    Enfin, l’internationalisme que nous revendiquons pose la question du rapport de notre économie au monde extérieur. Nous retravaillons actuellement une annexe sur ce sujet pour proposer un travail plus complet que celui déjà présenté aux automnales de 2020 en Belgique.

    *À quoi tout cela sert - il ?*

    Nos travaux proposent un modèle économique où le salaire à vie et la souveraineté des travailleur ·se·s sur le travail sont généralisés à l’ensemble du territoire (français).

    Dans la droite ligne du « mouvement réel qui abolit l’ordre établi », nos propositions ont l’ambition de contribuer à tracer un chemin du communisme. Et nous espérons qu’elles seront inspirantes pour les acteurs actuels de la lutte des classes, dès aujourd’hui.

    II – Intervention des invité·e·s.

    Cyril. – Notre modèle repose sur des principes que nous qualifions de communistes, qui découlent des conquêtes de la classe ouvrière. Le communisme n’est toutefois pas toujours compris comme ce mouvement réel qui abolit l’ordre établi, et souvent très peu vu comme un déjà-là. Peut-être souhaites-tu revenir sur cette idée de communisme, Loïc ? Ou sur autre chose ?

    1 – Loïc Chaigneau.

    Ce qui m’intéresse à Réseau salariat du point de vue communiste, c’est la proposition de conserver une monnaie, alors qu’il y a une lecture très courante de Marx (chez la critique de la valeur,  par exemple) qui vise l’abolition de la monnaie, du salaire, de l’État, etc. Or, il y un concept décisif chez Hegel et Marx : celui de la conservation-dépassement (Aufhebung). Et être marxiste est, non faire de l’interprétation textuelle de Marx, mais faire du marxisme appliqué, c’est-à-dire penser à partir de Marx l’actualité, le mode de production actuel et ses transformations. Et c’est ce que vous faites ici.

    On pense souvent que le don est une relation sans intermédiaire, donc préférable à la monnaie.  Or, tout don est encadré et structuré par un rapport social, parfois beaucoup plus violent que celui de la monnaie, comme les anthropologues l’ont mis en évidence : Marcel Mauss a ainsi montré dans l’Essai sur le don que celui·celle qui reçoit le don est dans un rapport de dette, pouvant donner lieu à la violence du potlatch. On retrouve cette illusion dans la charité chrétienne : elle s’inscrit dans un rapport social, où celui·celle qui donne est le maître, domine ; mais on voudrait croire que ce rapport social n’existe pas, celui·celle qui donne est gentil·le, parce que le don serait toujours beau et bon.

    Il ne semble étrange de vouloir conserver la monnaie que si l’on réduit indûment le capitalisme à l’argent. Le retour au don et l’abolition de la monnaie posent le problème de la réification, c’est-à dire de la confusion entre le rapport social et son support. Ici, le rapport social est le capital, comme rapport social marchand fondé sur l’exploitation et sur une création monétaire capitaliste dont on parlé ces jours-ci. La monnaie n’est que le support de ce rapport social. Elle pourrait donc être le support d’un autre rapport social marchand, communiste, fondé sur une autre création monétaire ; et la force de vos travaux est de proposer quelque chose de ce genre. Être communiste est sortir du rapport social qu’est le capitalisme, non du marché et de la monnaie. Il ne faut pas essentialiser les formes de valeur :  ce qui pose problème, ce n’est pas la monnaie, c’est la chrématistique, c’est cette forme sociale dans laquelle la monnaie est recherchée pour elle-même, accumulée, c’est-à-dire considérée comme une fin, non comme un moyen. Ce n’est pas le marché en général, c’est le marché capitaliste, qui vise la formation et l’accumulation de capital par l’exploitation du travail d’autrui, le cycle A – M – A’ : il peut y avoir un échange marchand M – A – M qui ne soit pas un échange marchand capitaliste A – M – A’.

    Ce qui nous empêche de comprendre ceci, ce sont ce que Marx appelle les formes idéologiques et religieuses du capitalisme : ce qui est difficile est, non ce qui est dit, mais de l’admettre. Le fétichisme de la marchandise consiste à déguiser un certain rapport social et à le poser comme allant de soi, voire naturel, donc à poser qu’il n’y a que deux possibilités : soit le conserver tel quel, soit l’abolir.

    C’est exactement ce qui se passe pour la monnaie et le marché. On rencontre ici l’idée d’un déjà-là, au sens fort : non quelque chose qui se trouve là et que l’on continuerait, mais quelque chose qui, du fait des luttes, travaille à l’intérieur du mouvement ouvrier, et contre les classes dominantes.

    Le capital est un rapport social, une médiation entre les individus, qui influe sur les comportements individuels, et consiste à masquer l’exploitation. Le propre du capitalisme est l’exploitation, un rapport marchand d’exploitation, non la monnaie. Le fétichisme entretient la confusion entre le rapport social (ici : le capital comme rapport d’exploitation) et son support (ici : la monnaie), nous fait croire que le capitalisme se définit par la monnaie et qu’il faudrait la supprimer pour sortir du capitalisme.

    Tout ceci est difficile à admettre, parce que l’idéologie est un processus d’inversion et de déformation du réel : elle met les choses à l’envers ; elle nous présente les rapports sociaux actuels comme allant de soi et naturels, et le reste comme impossible ou artificiel. L’idéologie capitaliste inverse le rapport d’exploitation, en nous expliquant que les parasites sont les chômeurs, non les capitalistes ; que le travail se réduit à la mise en valeur du capital ; que la classe ouvrière est dominée, et ne peut donc pas être révolutionnaire ; que les retraités sont improductifs ; que c’est la monnaie qui produit de la valeur,  non le travail ; etc. Les communistes ont à remettre les choses à l’endroit, comme vous le faites.

    Et ce redressement se fait, non par un jeu de signifiants, un choix de mots, mais par des transformations concrètes de la réalité sociale et des institutions – comme vous le faites. Le rôle de mots n’est pas nul, et il faut s’y atteler : il ne faut pas se concentrer uniquement sur l’infrastructure, mais aussi sur les superstructures, dont les productions idéologiques et les signifiants. Inversement, il ne faut pas se concentrer uniquement sur les signifiants, il faut aussi s’atteler aux transformations sociales.

    Cyril. – Nous proposons un modèle économique dans lequel le profit est aboli. Le moteur de l’économie n’est donc pas fondé sur le principe « les vices privés font la vertu publique », comme Mandeville le disait ; c’est la responsabilité collective issue de la reconnaissance à vie de tous les producteur ·trice·s. Dans cette continuité des conquêtes communistes du salaire à vie, il y a donc déconnexion complète du salaire et de l’activité : le travail concret n’est plus lié à l’enrichissement immédiat ; il repose sur des institutions d’organisation démocratique du travail. Peut-être, Benoît, voulais-tu revenir sur l’importance de déconnecter le salaire de l’activité, sur la démocratie économique.

    2 – Benoît Borrits.

    Avant de discuter de vos propositions, je voudrais vérifier que nous parlons la même langue sur certains points, notamment l’économie marchande : qu’est-ce donc ?

    Automnales2021 - 07 Table ronde 01

    Des entreprises ou unités de production, qui sont des collectifs de travailleur·euse·s, réalisent une production validée socialement par le marché. La mesure du travail de ces personnes est la valeur ajoutée, laquelle est spécifiquement variable, qu’il s’agisse de la valeur ajoutée d’un UP ou de celle d’une économie dans son ensemble. Il existe alors deux formes au sein de l’économie marchande.

    Il y a une forme non-capitaliste : les indépendants et les coopératives de travail, où la rémunération des agents économiques varie selon la valeur ajoutée, donc selon les spécificités du marché.  

    Et il y a une économie forme capitaliste : l’entreprise chapeautée par des sociétés de capitaux, où la valeur ajoutée de l’entreprise varie aussi, mais où les salaires sont fixes, parce qu’ils sont fixés par le patronat de façon à générer du profit sur la valeur ajoutée. Ces profits sont donc variables.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 02

    Je ne crois pas qu’il existe une convention capitaliste de la valeur : il n’y a que la convention marchande de la valeur, qui s’exprime dans la valeur ajoutée, constatée a posteriori de la production.

    Vous essayez de définir une convention salariale de la valeur, où la valeur de toute la production serait égale à la somme des salaires (comme dans la fonction publique), et qui abolirait le marché du travail tout en conservant le marché des biens et services, c’est-à-dire : qui déconnecterait le salaire du marché des biens et services. Mais est-ce possible ? J’ai un doute. Notamment, se pose le problème de la formation des prix. Vous essayez d’y répondre dans ce modèle.

    Je n’ai rien à redire sur le choix de supprimer l’usage de la monnaie dans les échanges inter-UP.

    Le premier point sur lequel j’interroge votre schéma est l’entreprise, au sens de l’acte d’entreprendre et de la liberté d’entreprendre, que l’on ne peut laisser à la droite : c’est une liberté économique fondamentale.

    Le capital restreint cette liberté. Quant à votre proposition, je suis gêné sur deux points.

    D’abord, à la création d’entreprise : vous avez dit hier qu’il faut demander la permission à un comité économique pour fonder une UP. Ceci me pose un problème de fond. Vous le justifiez en disant que, si huit boulangeries sont déjà ouvertes dans une rue, on ne va pas y ouvrir une neuvième.

    Mais ce risque est presque nul : ce serait fou d’y installer une neuvième boulangerie ; personne ne le fera. Je crains plus que le comité économique interdise à quelqu’un de s’installer comme boulanger, parce que son copain est déjà boulanger dans le secteur, pour limiter la concurrence.

    Ensuite, supposons qu’une boulangerie ait besoin de farine, mais que le farinier n’ait pas assez de travailleur·euse·s pour répondre à cette demande. Pour que la boulangerie obtienne sa farine, il faut donc aller vers un comité économique pour augmenter le nombre de travailleur·euse·s chez le farinier,  etc. Ce ci vous oriente donc vers une économie entièrement planifiée – ce qui n’est pas rédhibitoire,  surtout si cette planification est démocratique ; mais c’est un terrain extrêmement difficile. J’en viens maintenant au calcul des prix.

    Dans l’économie marchande, le nombre de produits vendus, multiplié par le prix, détermine la valeur ajoutée, et par conséquent les revenus. Cette variabilité des revenus n’est pas agréable, mais on peut chercher des solutions : je vous en apporte une juste après.

    Dans votre proposition, vous partez de la valeur économique, et demandez aux UP de se débrouiller pour que ce qu’elles produisent corresponde à cette valeur préalablement définie. Or, vous n’échappez pas au marché : la boulangerie et la démocratie économique peuvent maîtriser la définition des prix, certes ; mais elles ne peuvent pas décider du nombre de baguettes qui seront effectivement consommées, pour s’assurer d’obtenir l’égalité nombre de produits vendus × prix = valeur économique.

    Pour finir, remarquez que ce sont les pays socialistes qui se sont le plus éloignés de la planification et ont intégré le plus le marché, qui s’en sont le mieux sortis : la Hongrie et la Yougoslavie. Vous avez raison de poursuivre votre réflexion dans la direction qui est la vôtre, qui est en construction, mais attention à ne pas toujours dire, quand on vous pose des questions : on verra, il y aura des ajustements.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 03

    Rétablissement des cotisations sociales patronales sur les bas salaires (66 milliards d’€)

    Le plein emploi à portée de main.

    54 % des achats et donc des investissements seront subventionnés.

    Mise hors marché de 54 % de la production privée.

    Besoin en capitaux réduits à 46 % de ce qu’ils sont actuellement.

    Le principe d’une mutualisation partielle des revenus de l’activité est de choisir une partie de la production marchande, et de la répartir de façon strictement égalitaire en fonction du nombre d’équivalents temps plein (ETP) de chaque unité de production.

    Pour garantir à chaque personne en emploi un SMIC net actuel (1 258 € + ensemble des cotisations sociales), il faut mobiliser 54 % des flux de trésorerie d’activité (FTA = encaissements – décaissements = ventes + subventions – factures – impôts) : chaque entreprise mutualise 54 % de ses revenus d’activité, et en conserve 46 %.

    Ceci offre le plein emploi, contrairement à la hausse des cotisations : si je me déclare comme travailleur indépendant, alors je touche le SMIC d’office, et je touche en plus de ce SMIC 46 % de mes revenus d’activité. On peut ainsi démarrer des activités coopératives, en SCOP.

    Une entreprise capitaliste cherchera à embaucher au SMIC : dans ce cas, ce sera l’ensemble des entreprises qui paieront les salaires de ses employés, et les 46 % restants de ses FTA feront son profit.

    Mais nous ne nous laisserons pas embaucher au SMIC, pour faire du travail gratuit. Nous nous battrons, et le salaire le plus bas sera donc supérieur au SMIC.

    Si l’on y ajoute le plein emploi, alors la situation sera fondamentalement différente de la situation actuelle, dans laquelle nous avons de la pauvreté dans l’une des sociétés les plus riches du monde,  des minima sociaux qui traînent, et un discours xénophobe ayant le vent en poupe.

    Enfin, la MPRA à 54 % revient à subventionner des achats d’investissement à hauteur de 54 %.

    On ne pratique plus d’amortissement : puisque le calcul de la FTA inclut tous les achats, on inclut les achats de biens d’investissement dans le calcul de la FTA. Mieux, 54 % de l’économie sont ainsi mis hors de la comptabilité des entreprises, et du marché.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 04

    Une répartition des revenus par grade, avec un SMIC net à 1 700 €, et une moyenne des salaires à 2 267 €

    Je voudrais maintenant considérer votre SMIC net à 1 700 €.

    Dans la situation actuelle, cela signifierait que 34 % des salarié·e·s seraient à 1 700 €.

    J’ai simulé une échelle des salaires, du type de la société du salaire à vie : j’ai créé des paliers de 300 €, allant de 1 700 € à 5 000 €. Puis j’ai cherché à répartir la population dans ces paliers, de façon à ce que la moyenne des salaires reste à la moyenne actuelle, et je n’ai pas réussi à remplir la hiérarchie des salaires au-delà de 3 200 € : en réalité, une société avec un SMIC à 1 700 € net est très égalitaire, présente une échelle des salaires dans un rapport d’un à deux – ce qui n’est pas pour me déplaire,  mais il faut en tenir compte, notamment pour la transition depuis la situation actuelle.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 05

    Un SMIC à 1 700 € en situation de MPRA suppose de mutualiser de 73 % des FTA.

    La question se pose donc :

    Salaire à vie ou MPRA à 73 % ?

    Salaire à vie ou MPRA à 100 % : problème de prix et donc planification.

    Acceptabilité sociale du fait que la totalité de la production soit collectivisée ?

    Les grades, c’est bien quand on les obtient. Quand ils sont refusés ?

    Le salaire à vie est loin d’être immédiat.

    Avec une MPRA à 73 % :

    seuls 27 % de la rémunération sont soumis aux relations marchandes ;

    l’investissement (comme tout achat) est subventionné à 73% ;

    démocratisation de l’entrepreneuriat ;

    émergence d’une économie dominée par les coopératives.

    C’est possible si MPRA et si SMIC à 1 700 €.

    Un salaire à vie est une MPRA à 100% ; une MRA, donc : la mutualisation n’est plus partielle.

    Cela impliquerait un problème de formation des prix, et conduirait à une planification totale.

    Se pose aussi la question de l’acceptabilité sociale de la proposition de salaire à vie : les personnes travaillant dans une entreprise accepteront-elles que toute leur valeur ajoutée soit socialisée, de ne pas conserver une partie de la valeur ajoutée de leur entreprise pour se payer et reconnaître leur travail? Si, avec des ami·e·s, nous montons un restaurant, qui a beaucoup de succès, que nous travaillons d’arrache-pied pour répondre à la demande, ne serons-nous pas frustrés de ne pas pouvoir toucher une partie des recettes du restaurant pour reconnaître notre travail ? Il nous faudra aller vers un jury de qualification pour faire reconnaître ce travail. N’y aura-t-il pas de la rancoeur, si le jury refuse d’accorder une montée en qualification ? Serons-nous encore motivés pour faire tourner le restaurant ? Ce sont des problèmes réels, qui se sont posés dans les pays du socialisme réel ; il faut les affronter.

    Au contraire, avec une MPRA à 73 %, on a une super société : seuls 27 % de la rémunération sont soumis aux relations marchandes ; les investissements sont subventionnés à 73% ; la liberté d’entreprendre est garantie et l’entrepreneuriat est démocratisé, puisqu’il ne reste à financer que 27 % de l’investissement pour s’installer ; on peut monter un service public de l’investissement ; et les coopératives prendront le dessus sur les sociétés de capitaux.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 06

    Je voudrais finir par une question de stratégie politique.

    Je crois que nous voulons tou·te·s ici une démarchandisation de l’économie. Il y a deux axes dans cette démarchandisation.

    D’abord, une démarchandisation horizontale, par secteur : nous avons déjà démarchandisé la police, la justice, l’armée, l’éducation, la santé, et nous avons débattu de la SSA.

    Mais un nouvel axe est à ouvrir, aujourd’hui : la démarchandisation des revenus, qui s’opère déjà de façon furtive par les impôts (minima sociaux, crédits d’impôt, etc.). Je pense nécessaire d’y réfléchir et de rationaliser cette démarchandisation des revenus : allons vers une mutualisation partielle ou totale des revenus d’activité, et débattons-en. C’est la bataille centrale et le débat politique qu’il faut mener aujourd’hui. La configuration politique me semble semblable à celle de 1946 : lorsque ce projet arrivera sur la table, il y aura des batailles entre diverses conceptions, de tous bords politiques, les uns tirant la mutualisation vers le bas, et, les autres, vers une mutualisation totale.

    Cyril. – Peut-être voudras-tu, Christine, discuter notre proposition sous l’angle de la qualification personnelle et du féminisme. Un système économique, fût-il communiste, peut-il prétendre résoudre toute forme de domination ? Pourrions-nous aller plus loin dans notre modèle, par exemple,  sur le terrain de la démocratie économique, pour lutter contre la domination patriarcale et contre la domination raciale ? Ce sont des questions ouvertes que vous posez au groupe femmes, et dans le féminisme matérialiste plus généralement.

    3 – Christine Jakse.

    J’ai abordé la monnaie en la considérant comme une institution de pouvoir politique, qui implique des formes de domination : la classe sociale, le genre, la race, l’âge, le handicap, etc. La question clef est donc : de quelle société Réseau salariat veut-il ? Veut-il intégrer ces dominations, ou,  comme en 1789, mettre à terre le système de domination économique précédent, sans rien changer aux autres formes de domination ? Elles ne me semblent, ni annexes, ni dérivées du capital : sortir du capitalisme ne mettra pas fin à ces oppressions. Or, toutes les catégories de populations qui subissent ces oppressions sont celles qui disposent le moins de monnaie : c’est l’homme blanc, capitaliste, hétérosexuel,  etc., qui possède le plus de monnaie. Qu’en sera-t-il dans la société de Réseau salariat ?

    La monnaie est une institution de pouvoir politique, entre autres parce qu’elle est le moyen d’inclure ou d’exclure, de vivre et de faire vivre, d’être indépendant ou non, et d’être libre ou non. On pourrait citer d’autres aspects par lesquels la monnaie permet d’acquérir du pouvoir politique. Plusieurs questions me semblent alors devoir être posées au sujet de la monnaie.

    Qui y accède ? – Il a fallu du temps, par exemple, avant que les femmes aient droit d’ouvrir un compte bancaire en leur nom.

    Qui en a l’usage ? – On peut posséder de la monnaie sans en avoir l’usage : il a fallu du temps aussi pour qu’une femme ait l’usage de sa monnaie ; c’était son conjoint qui en avait l’usage.

    Combien en détient-on ? – C’est ici la question des niveaux hiérarchiques de salaires.

    Mais, si la monnaie est une institution, alors cela signifie qu’elle est une construction sociale,  qu’elle n’est pas naturelle, et qu’elle peut être travaillée et transformée.

    C’est la monnaie qui indique ce qui a de la valeur et ce qui n’a pas de valeur. Ce qui n’a pas de valeur, c’est ce qui n’est pas payé, ce qui est gratuit. Quels sont les travaux gratuits ?

    Réseau salariat s’est-il posé la question ? Il se l’est posée dans le cadre de l’exploitation capitaliste: le sur-travail qui donne lieu à la plus-value est une forme de travail gratuit fourni par le·la travailleur ·euse pour le capital. Mais Réseau salariat n’a pas interrogé les autres formes de sur-travail que des groupes de personnes réalisent dans le cadre de l’emploi salarié pour le compte d’autres personnes qui ne seraient pas des capitalistes : les personnes racisées et les femmes sont moins payées que les autres, par exemple, ce qui est une autre forme de travail gratuit. À qui ce travail gratuit bénéficie-til? Réseau salariat veut-il traiter cette question ?

    Mais les travaux que je viens de citer sont des travaux de moindre valeur. Or, à côté, il y a des travaux qui n’ont pas du tout de valeur. On ne peut donc pas y appliquer la distinction entre travail concret et travail abstrait, et entre valeur d’usage et valeur économique. C’est tout le travail gratuit,  étudié par Maud Simonet : il y a, par exemple, le travail des stagiaires en dessous de deux mois, le celui des aides familiales, le bénévolat, le travail domestique, etc. L’ensemble de ces travaux gratuits excède en nombre d’heures l’ensemble des travaux payés : je ne l’ai pas quantifié, mais le travail domestique excède déjà en nombre d’heures l’ensemble des travaux actuellement payés.

    Comment réfléchir à la valorisation de ces travaux gratuits ? Peut-être faut-il se poser les questions clefs suivantes, que je soumets au débat.

    Qui produit ces travaux ? Et qui en bénéficie ?

    Qui doit payer ? Combien ? À qui ?

    Quelles sont les institutions qui autorisent ces travaux gratuits ? – Il y a la monnaie. Pour le travail

    domestique, il y a la famille, peut-être le couple, le mariage sans doute, l’hétérosexualité, la distinction privé-public, la fiscalité (le quotient conjugal), etc. Toutes ces institutions sont sous-tendues par deux appareils. L’appareil idéologique, d’abord : le rose et le bleu, etc. Et, lorsque l’appareil idéologique ne suffit pas ou fait défaut, l’appareil répressif prend le relais : dans le cas du patriarcat, ce sont les violences sexistes et sexuelles – qui sont systémiques, d’où le terme de féminicide.

    En l’état, le travail proposé ne permettra pas à la population entière de s’émanciper, parce qu’il ne s’attaque qu’au capitalisme, et passe à côté des autres formes d’oppression.

    Cyril. – Que penses-tu de l’intérêt de nos travaux, Bernard, toi qui es dans l’ici et maintenant,  tandis que nos travaux proposent la projection d’un horizon pour aider à tracer le chemin ?

    4 – Bernard Friot.

    Je ne suis, en effet, pas habitué et à l’aise avec ce genre de projection, littéralement utopique :  on se situe sur un autre lieu que celui où l’on est, un οὐ-τόπος, un non-lieu.

    Cela dit, j’ai trouvé cela très fort : penser, non le chemin vers le communisme, mais les concepts et les relations entre acteurs économiques dans le communisme . Il est très utile que Réseau salariat s’y efforce. Il faut aussi chercher comment aller vers cet autre lieu dessiné par cette réflexion.

    J’ai trouvé aussi très fort, dans vos textes et dans les exposés d’hier, l’enjeu anthropologique de ne plus poser comme point de départ du circuit monétaire et de la production une prétendue avance d’argent par le capital, qui donne à celui-ci la main sur le travail et le pose comme prêteur envers des personnes qui sont pourtant celles-là seules qui produiront toute la valeur, y compris celle des biens de développement achetés avec cette avance ; et de proposer un circuit monétaire et des termes tels que,  au départ du circuit monétaire et de la production, il y ait le salaire et le travail des salarié·e·s.  Il me semble que ce point est vraiment décisif, car nous sommes aliénés jusqu’à la moelle par les catégories et les croyances capitalistes. Je constate qu’il est extrêmement intériorisé, même chez les militants, que l’on ne pourrait pas travailler sans une avance préalable d’argent qui nous endette, que nous serions redevables de ceux qui avancent l’argent, qu’il faudrait produire de la valeur ajoutée avant de la répartir, que le salaire ne pourrait être versé qu’après qu’une production a été effectuée et validée,  que notre reconnaissance comme travailleur·euse·s dépendrait de notre performance sur le marché du travail ou de notre capacité à rembourser une dette contractée préalablement à tout travail, etc.

    Le travail produit par le groupe thématique économie est très important de ce point de vue.  Sur le chemin vers le communisme, qui est ma méthode, ce qui m’intéresse est de voir comment le mouvement ouvrier a réussi à sortir de ces croyances, catégories et institutions capitalistes,  dans des prémices qui ne sont pas le tout, évidemment, mais qui sont des tremplins indispensables. Je ne vois pas comment on pourrait avancer sur d’autres appuis que les conquis précédents. Et je cherche à mettre à jour et à mettre les mots les plus justes sur ces conquis, pour les exhumer du sarcophage dans lequel le récit capitaliste les enferme, les recouvre et les enterre : l’idéologie de la naissance de la Sécu en 1945 sert à taire et masquer la subversion communiste de la Sécu en 1946. J’essaie de sortir de ce récit capitaliste, et de proposer un récit de l’émancipation, des conquêtes populaires.

    Or, une conquête décisive est la qualification, puis le salaire à la qualification personnelle. Il me semble central que toute proposition de poursuite du mouvement réel du communisme se fasse à partir de ce déjà-là, ait pour ambition d’actualiser et d’amplifier ce conquis qu’est la qualification personnelle.

    C’est pourquoi, dans l’introduction au séminaire sur l’entreprise, organisé à la Bourse du travail,  et initié par Benoît Borrits et Daniel Bachet1, j’interroge la pertinence d’une stratégie qui n’ait pas cette ambition, puis propose quant à moi des éléments de stratégie qui aient au contraire d’abord cet objectif-là : par exemple, se battre autour d’une retraite à cinquante ans qui attribue au moins le salaire moyen à la personne même, ainsi qu’une responsabilité sur la production.

    En effet, tout mouvement de poursuite du communisme repose en son coeur sur la conquête de la souveraineté sur le travail concret dans les entreprises. En finir avec le marché du travail et avec la dette n’a de sens que si cela se fait au service de la conquête de la responsabilité sur le travail concret.

    C’est pourquoi je propose que l’on parte à la retraite à cinquante ans en étant inlicenciable, pour être en situation de responsabilité à l’égard de l’auto-organisation des travailleur·euse·s contre les protocoles,  contre les directions, etc., de façon à prendre conscience de la nocivité des actionnaires et des prêteurs, et de la nécessité d’en finir avec les prêteurs et les actionnaires. Toutes nos propositions d’actualisation et de généralisation du déjà-là en matière de qualification personnelle et de subvention doivent être mises au service de la conquête de la souveraineté sur le travail concret. L’outil numérique que vous proposez, par exemple, ne doit pas se contenter de sortir des pattes des capitalistes le dernier kilomètre de livraison ; il doit viser la co-responsabilité et la souveraineté sur le travail.

    Avec le régime général de sécurité sociale, nous avons inventé dans les années soixante une hausse des salaires en monnaie marquée, qui ne peut être dépensée qu’auprès de professionnel·le·s conventionné·e·s ; et qui a l’intérêt de ne pas définir le niveau des salaires, puisque cette monnaie est dépensée et sert à de la production en fonction des besoins de soins. Voilà de quoi il faut partir : on ne va pas réinventer la poudre. Il faut chercher les tremplins à généraliser, à actualiser et à prolonger.

    Les travailleur·euse·s organisés·e·s se sont jusqu’ici surtout attaché·e·s au partage la valeur ajoutée, par sa socialisation. Le capitalisme a les moyens, aujourd’hui, de ne plus rien négocier sur ce terrain ; il n’y a plus rien à y gagner. On ne peut donc plus échapper au coeur de la lutte communiste : celui de la production de la valeur ajoutée, non son partage. C’est donc d’abord sur le terrain du travail,  dans sa double dimension de travail concret et de travail abstrait, que la lutte de classe doit être menée.

    III – Échange avec l’assemblée.

    Xavier. – Tu as dit, Loïc1, que c’est dans le capitalisme que la mesure de la valeur se fait par le temps de travail socialement nécessaire, et qu’il n’est pas improbable qu’il en soit autrement dans le communisme. Penses-tu qu’autre chose que le travail puisse produire de la valeur ?

    Loïc. – Non, car ce n’est pas ma compétence. Je soulève juste une question.

    Julien. – Benoît, j’entends bien la critique de l’économie toute planifiée, qui réduirait la liberté d’entreprendre. Il me semble que, pour avoir cette liberté, il faut avoir accès aux moyens de production et ne pas être pris dans le chantage à l’emploi. Dans la démarchandisation de l’économie que tu proposes,  avec la MPRA, le plein emploi permet d’échapper à ce chantage ; mais qu’est-ce qui garantit l’accès aux moyens de production dans ta proposition ?

    Benoît. – Je suis d’accord qu’il ne peut y avoir de liberté d’entreprendre sans accès au capital.

    Je pars de ce qui existe : le mouvement coopératif, dont le problème de fond sont les difficultés d’installation,  faute de revenus les premiers mois et d’accès aux moyens de production. La mutualisation partielle des revenus d’activité offre un SMIC qui garantit des ressources les premiers mois.

    Quant à l’accès aux moyens de production, voici quelques schéma pour expliquer pourquoi le dispositif de la MPRA aide à l’investissement, c’est-à-dire à accéder aux moyens de production.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 07

    La MPRA prélève les FTA (flux de trésorerie d’activité) d’une entreprise, c’est-à-dire la différence entre ses encaissements (ventes et subventions) et ses décaissements (achats et impôts) Les encaissements d’un restaurant sont ce que les clients lui paient. Ses décaissements sont, par exemple, les aliments achetés. Si le restaurant achète des tables, il les déduit aussi, immédiatement.

    Et la MPRA prélève un pourcentage des FTA, par exemple 54 %.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 08

    Si le restaurant augmente ses achats, alors il augmente ses décaissements, c’est-à-dire la partie qui est soustraite dans le calcul, ce qui diminue le montant de ses FTA. Les FTA diminuant, le prélèvement diminue, puisque l’on prélève un pourcentage de ce montant. Ceci revient donc à une subvention de ces nouveaux achats : le restaurant est aidé dans ses achats. À cet égard, il n’y a pas de différence entre les achats externes de courte durée et les investissements. Le dispositif de la MPRA permet de subventionner les deux de la même manière.

    Automnales2021 - 07 Table ronde 09

    Si, maintenant, le restaurant effectue un gros investissement, en achetant un four, au point que ses décaissements dépassent ses encaissements, alors ses FTA sont négatifs. Or, prélever sur un chiffre négatif est donner de l’argent, c’est-à-dire subventionner : l’achat du four est subventionné à 54 %.

    Cyril. – Qui décide d’accorder ces subventions ? À qui demander ?

    Benoît. – Les subventions sont automatiquement accordées par le dispositif de la MPRA. Il n’y a rien à demander à qui que ce soit. L’investissement est subventionné d’office.

    Si la MPRA finance un SMIC à 1 700 € net, il faut prélever 73 % des FTA ; l’investissement est donc subventionné à hauteur de 73 %. Il reste alors à trouver des fonds pour payer les 27 % restants,  ce qui n’est pas la mer à boire, quand on a un SMIC garanti. La coopérative de travail est une solution.

    La MPRA donne ainsi un nouveau souffle à la coopérative, ce qui changera notre société. On peut aussi instituer un système financier socialisé pour financer les 27 %.

    Anne. – La technique des flux de trésorerie d’activité me semble créer d’autres dominations.  Car, contrairement aux petites coopératives dont tu parles, les grandes entreprises, elles, auront les moyens comptables de manipuler les chiffres de leurs encaissements et de leurs décaissements pour le calcul de leurs flux de trésorerie. Il y aura toujours une domination des grands groupes sur les petits.

    Benoît. – Les flux de trésorerie ne sont pas des données comptables établies par des opérations comptables, qui sont toujours partiellement subjectives ; ces flux se constatent sur des relevés bancaires,  et ne peuvent donc pas mentir. Ceci n’empêche pas la fraude, certes.

    Anne. – Une grande entreprise peut manipuler ces flux, en externalisant certains coûts dans des succursales. Et on peut imaginer encore beaucoup d’autres scénarios de ce genre.

    Benoît. – Mais, dans les grandes entreprises, ce sont les FTA qui pilotent les financiers : ce qui intéresse les actionnaires est la capacité de l’entreprise à générer des flux de trésorerie, qui puissent être reversés en dividendes. Il n’y aura donc aucun problème à prélever ces flux, puisque la logique des actionnaires est de les maximiser. Et, s’ils délocalisent, nous subventionnerons l’emploi.

    Johanna. – Tu as cité [à 24:31], Loïc, comme exemple de renversement idéologique, l’idée que nous serions dans une société de consommation. Peux-tu expliquer en quoi ce n’est pas le cas ?

    Loïc. – Il n’y a pas de société toute entière qui consomme. Il y a des classes qui consomment,  et qui consomment différemment. Et, puisque toute consommation suppose une production, il y a des classes qui consomment, et des classes qui produisent ; surtout, il y a des classes qui consomment plus qu’elles ne produisent, et des classes qui produisent plus qu’elles ne consomment. Par ailleurs, il y a des marchandises que nous ne consommons pas, mais que nous sommes contraints d’user, comme par exemple la voiture. Certain·e·s, à peine le mois commencé, ne maîtrisent plus leurs dépenses du mois.

    La consommation pure ne se rencontre que dans des sphères marginales : la bourgeoisie. Dire, ainsi,  que nous nous vautrerions tou·te·s dans la consommation est une déformation idéologique de la réalité,  qui nie et occulte le fait qu’une grande partie de la population peine à consommer ce qui est minimal :  les biens d’équipement ; que la consommation repose sur des rapports de production, et des rapports de classes ; que certaines classes accèdent à certaines consommations. Par ailleurs, la décroissance et l’éloge d’une consommation sobre, mais heureuse, sont une façon de nous faire accepter les crises systémiques du capitalisme et l’ascétisme auxquelles ces crises nous contraignent. Enfin, si nous étions dans une société de consommation, où toute la société consommerait, alors ce serait le communisme.

    Yann. – Tout à l’heure [à 25:01], Loïc, tu soulignais le problème sémantique sur le mot salaire entre Bernard Friot et Frédéric Lordon. Il y a un changement dans le dernier livre.

    Loïc. – Oui, Frédéric Lordon parle de salaire communiste. Mais le fond de la question est ailleurs. Car il répète dans l’ouvrage que le travail d’un chercheur est de produire un autre discours sur le réel que le récit dominant. Or, le travail d’un chercheur marxiste est avant tout de produire une autre réalité, des transformations du réel. Se mettre à l’école de la classe ouvrière est d’abord constater ce que la classe ouvrière a fait. Certes, bien nommer les choses est très important, et c’est mon métier comme philosophe ; mais c’est insuffisant pour transformer le réel. Gramsci montre que l’hégémonie culturelle a lieu parce que les conditions matérielles d’existence sont favorables à la classe dominante dans un rapport de force, et qu’elle les fait bouger dans un sens qui sert ses intérêts. Il faut donc transformer ces conditions matérielles, et non seulement les mots. Il faut se battre sur le terrain de la production et transformer le mode de production, et non seulement mener la bataille culturelle.

    Françoise. – Il y a tout de même des mots galvaudés, et il est important de les redresser.

    Loïc. – Oui, bien sûr : je dis que c’est insuffisant, non que ce n’est pas important. Tenir sur le mot de salaire me semble décisif, par exemple, parce que ce mot porte en lui tout le travail des ouvrier ·ère·s et toutes les luttes ouvrières depuis plus d’un siècle. Les mots ont un sens, en effet.

    Alexandre. – Tes propositions, Benoît, présentent des parallèles avec les nôtres. Tu l’as dit : tu proposes une mutualisation partielle des salaires, tandis que le salaire à vie est une mutualisation totale.

    Tu proposes de subventionner l’investissement, comme le faisait Bertrand Bony. Ces propositions portent sur le que faire ?, mais j’aimerais t’entendre sur le comment faire ? : chez nous, ce sont les sécurités sociales sectorielles. Que proposes-tu ? Et quelles sont les conditions du rapport de force nécessaires et favorables à l’instauration de ta proposition de MPRA ?

    Benoît. – Pour les présidentielles, les sondages donnent la gauche sous les trente pour cent.  Chaque partie de la gauche veut s’installer dans l’État bourgeois, pour imposer son programme grâce à la majorité parlementaire. Il faut au contraire poser aux citoyen·ne·s des questions qui restent ouvertes à la décision démocratique. La mutualisation partielle des revenus d’activité est à cet égard un projet totalement ouvert : le pourcentage de mutualisation est variable ; l’inconditionnalité peut être mise en place ou non, comme on veut.

    Loïc. – Il me semble qu’il y a un énorme défaut de formation intellectuelle dans le milieu militant,  qu’il est nécessaire de pallier. Lénine disait à juste titre : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Beaucoup de personnes sont perdues dans l’échiquier politique, au milieu de la diversité de propositions. Il faudrait abandonner le mot de gauche : les communistes ne se sont jamais définis comme de gauche, et les socio-démocrates ont toujours été des ennemis, parfois mortels, des communistes. S’étonner des conflits entre communistes et socio-démocrates révèle le manque de formation historique. Mais la formation peut se faire par des moyens très divers, et notamment par la grève et d’autres mouvements sociaux, qui sont des moments d’effervescence politique, où la politique a lieu, et où l’on est capable de s’organiser. Or, la désorganisation des mouvements est un autre problème actuel important, qui résulte souvent d’une confusion entre discipline et hiérarchie :  sous prétexte de refuser la hiérarchie, il y a une absence de discipline et d’organisation. Un mouvement révolutionnaire doit nécessairement être structuré, organisé, discipliné ; et, pour cela, il lui faut un socle théorique efficace, donc une formation. Il faut aussi nécessairement une avant-garde, constituée d’intellectuels organiques au service de nos intérêts de classe, c’est-à-dire un lieu de réflexion et de proposition qui se porte directement sur les lieux de travail pour y mobiliser les travailleur·euse·s. Il y a ainsi tout un travail à accomplir, pour faire comprendre que le coeur de la lutte réside dans la souveraineté au sein des entreprises et sur le travail, qui permettra la bascule politique.

    Tristan. – Bernard, tu dis souvent que le travail est infini, et qu’il y a là un moyen de lutte contre le racisme. Où en es-tu sur cette idée de travail infini ?

    Bernard. – C’est venu à propos de la façon de combattre le repli identitaire de l’extrême droite : non en faisant la morale aux électeurs de l’extrême droite, mais en sortant de l’idée que le travail serait une quantité finie à se partager. Je m’opposais au mot d’ordre d’alors : « travaillons moins pour travailler tous ». Dans le capitalisme, qui remplace le travail vivant par le travail mort, on se heurte en effet à cette frontière ; mais, dès lors que l’on abandonne le profit et cette élimination du travail vivant, il y a une place infinie pour le travail vivant. Il faut montrer concrètement que le travail est infini, n’est pas limité. Mais je n’ai pas poursuivi la réflexion sur ce champ-là : elle était conjoncturelle.

    Cyril. – On parle beaucoup de l’enjeu de la lutte de classes, et de la souveraineté sur le travail.

    La question se pose alors de la reconnaissance du travail : quels travaux valent plus que d’autres ? La qualification personnelle peut être utilisée pour reconnaître la valeur de travaux aujourd’hui considérés comme ne valant pas, ou peu, en particulier ceux effectués par les femmes (le travail domestique,  etc.). La souveraineté sur le travail, d’accord. La reconnaissance de la valeur du travail est-elle importante,

    Christine, pour le féminisme, et la qualification personnelle est-elle un bon outil pour cela ?

    Christine. – Tout le travail gratuit, dont je disais qu’il excède le travail actuellement reconnu,  mérite d’être valorisé, en effet, de façon à le rendre visible et à reconnaître les personnes qui le réalisent,  en l’occurrence surtout des femmes et des personnes racisées. Cela ne suffit pas à désessentialiser les compétences et les travaux, mais la qualification personnelle peut y contribuer.

    Laura. – Loïc, je suis d’accord avec ce que tu as dit sur la monnaie. Pourtant, la gratuité me semble désirable, notamment pour la satisfaction des besoins essentiels. Or, rien n’est gratuit, puisqu’il y a des gens qui travaillent et qu’il faut reconnaître économiquement. J’aurais aimé t’entendre sur ceci.

    Loïc. – Ce qui rend la monnaie sale est le rapport social dans lequel elle s’inscrit, et elle est sale quand elle est le produit d’une exploitation. Mais, dès que la monnaie est extraite de ce rapport d’exploitation, elle n’est plus qu’un moyen, n’est plus sale. Dans le don, on croit se passer de tout intermédiaire,  et s’inscrire dans un rapport direct à autrui, puisque l’on se passe de l’intermédiaire de la monnaie. Or, la relation de don n’est pas directe, se fait sur le fond de rapports sociaux : dans le donner, recevoir et rendre (don – contre-don), donner peut être une façon de montrer sa puissance ; la charité semble bienveillante, mais ne l’est pas nécessairement, et l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le rapport monétaire peut donc être émancipateur. Pour le reste, je ne suis pas choqué que des secteurs d’activité relèvent de la gratuité, restent sans monnaie. Mais il ne faut pas confondre la gratuité avec le don, qui est un rapport de subordination ne disant pas ce qu’il est. À partir du moment où la gratuité est pensée comme telle, et détachée de toute subordination, je ne vois aucun problème à ce qu’il y ait des rapports gratuits ; au contraire, cela me semble nécessaire.

    Bernard S. – Y a-t-il encore un lien de subordination en situation de salaire à vie ?

    Benoît. – Le lien de subordination est une réalité dans la majeure partie de l’économie. Le salaire à vie casse ce lien très nettement. La mutualisation partielle des revenus d’activité change les rapports de force entre les personnes et les unités de production, et crée les conditions favorables pour casser ce lien de subordination et aller vers des entreprises auto-gérées d’une façon plus généralisée.

    La grande question est de savoir comment casser le lien de subordination.

    Christine. – Je crois que c’est une question importante, et que le salaire à vie ne résout pas le problème. Il y a une subordination chez les fonctionnaires, dans la forme actuelle du salaire à vie. Une réflexion me semble donc devoir être menée sur ce point.

    Bernard F. – Je conteste la proposition de France insoumise et du parti communiste d’attribuer aux personnes un contrat de travail. France insoumise propose qu’une collectivité publique garantisse un contrat de travail à toute personne qui n’en aurait pas dans une entreprise privée. Le parti communiste propose que les personnes sans contrat de travail soient formées, reçoivent un contrat de formation: c’est poser l’absence de formation comme source du chômage, ce qui est catastrophique. Je conteste ce genre de proposition, et également celle d’attribuer aux personnes un revenu. Je propose là-contre d’attribuer aux personnes une qualification, en m’appuyant sur un déjà-là massif, qui concerne le tiers des plus de dix-huit ans. Parce que, si l’on veut sortir de la subordination, et lutter contre l’identification entre travail et subordination, – et le salaire à la qualification personnelle n’y suffit pas, en effet, puisque nous sommes socialisés dès l’enfance sur l’irresponsabilité sur la production et la décision, – il faut deux choses.  Il faut d’abord affronter la bataille politique et anthropologique consistant à poser que c’est nous qui produisons et décidons de la production, c’est-à-dire à reconnaître les personnes comme productrices.  Il ne suffit pas de mener une bataille sur la continuité des ressources, contre le chômage,  bien qu’il le faille aussi. Or, l’attribution aux personnes d’un contrat de travail ou d’un revenu esquive cette bataille anthropologique. Le droit politique à la qualification personnelle la mène, puisqu’il est irréductible au droit au salaire : il est le statut de producteur·trice, la reconnaissance de la capacité de la

    personne à produire de la valeur et de sa responsabilité dans la production de valeur.  Il faut ensuite que le salaire et la reconnaissance des personnes comme productrices se fasse sans la médiation du contrat de travail, puisque celui-ci fait toujours dépendre la personne d’une entreprise,  d’une façon ou d’une autre, et maintient l’identification entre travail et subordination. Il n’y a pas besoin d’un contrat de travail pour être posé comme producteur·trice.

    Il faut évidemment qu’il y ait un service public de la qualification qui accompagne chaque personne dans l’exercice effectif de sa qualification dans un travail. Le syndicalisme doit être une organisation collective de la mise en oeuvre de la qualification, soutenir cette mise en oeuvre.  La sortie de notre aliénation au travail subordonné passe par une bataille politique pour la qualification personnelle, donc par une critique du droit aux ressources et du droit au contrat de travail.

    Alexandre. – Merci à vous tous·tes d’avoir participé. Vous l’avez compris : il reste encore du travail à accomplir dans les groupes thématiques qui ont présenté des ateliers durant ces automnales, et nous vous invitons à nous rejoindre et à y participer.

    -

    1 Hormis la première partie, ce compte rendu a été établi à partir de notes prises sur le vif, nécessairement partielles et incomplètes. Des codes temporels vous permettront de vous référer à l’enregistrement complet.

    1 À découvrir sur pleinemploi.org.

    1 Benoît Borrits et Daniel Bachet (dir.), Dépasser l’entreprise capitaliste, 2021, Paris, Éditions du Croquant.

    1 en renvoyant à la Critique du programme de Gotha. On pourra aussi consulter cet article de Loïc Chaigneau.

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