…Mais, à l’avenir, qui va faire le ménage et ramasser les poubelles ?

29/07/2019     RÉSEAU SALARIAT GROUPE FEMMES

    …Mais, à l’avenir, qui va faire le ménage et ramasser les poubelles ?

    Ou comment les thèses de Réseau Salariat, ouvertement anticapitalistes, pourraient aussi être un levier contre les effets du système patriarcal et du système raciste

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    L’association Réseau Salariat est une association d’éducation populaire ouverte à toute personne qui se reconnaît dans son projet et les valeurs qu’elle porte. Néanmoins, à ce jour, notre association est très majoritairement composée d’hommes blancs, français qui, certes, subissent le capitalisme… mais qui jouissent de tout un tas de privilèges dans notre société actuelle.

    Or, nous sommes plusieurs membres de l’association à considérer que si nous voulons réellement penser une société émancipée, il nous appartient collectivement et individuellement de regarder ces réalités là en face et de les intégrer dans nos propos, nos luttes.

    En tant que membres de Réseau Salariat, régulièrement nous parlons de notre projet de société autour de nous et nous expliquons que nous prônons un salaire à vie pour tout le monde, quelle que soit la manière dont chacune et chacun occupe ses journées. Or, parmi les questions/objections qui reviennent le plus figurent : « mais que faire des gens qui vont passer leur vie dans un hamac ? Et qui ramassera les poubelles ? »

    Et les réponses rapides que nous apportons à ces remarques se résument grosso modo à : « personne ne passe sa vie dans un hamac, anthropologiquement l’être humain agit » et « la société du salaire à vie sera organisée différemment et les tâches ingrates seront réparties autrement : peut-être que tout le monde y contribuera, peut-être que ce seront des robots qui les assureront, peut-être que les personnes qui effectueront ces tâches auront un meilleur salaire que les autres… ».

    En l’occurrence, derrière la naïve question « si tout le monde à un salaire à vie, alors qui ramassera les poubelles ? » nous notons donc que notre interlocutrice, interlocuteur a priori s’extrait de cette tâche… Et, se pose-t-il ou se pose-t-elle la question de qui, aujourd’hui, le fait ?

    L’exemple ici repose sur le ramassage des poubelles mais il peut être étendu à tous les métiers considérés comme « ingrats », tous les « sales boulots ». De multiples études sociologiques, anthropologiques, économiques, militantes le démontrent abondamment : aujourd’hui, dans notre société, ce sont des femmes et des personnes racisées[1] qui se tapent le sale boulot. Les emplois les plus durs et les moins valorisés socialement et économiquement sont donc essentiellement assurés par les femmes racisées.

    Cette question précise de « qui, demain, fera le sale boulot ? », vient justement interroger l’exploitation permise par le système capitaliste, le système patriarcal et le système raciste, ces systèmes n’étant pas étanches mais renforçant l’exploitation dont sont victimes une partie de la population au profit de l’autre.

    Par exemple, si le travail domestique (ménage, prise en charge des enfants, des malades, des personnes âgées dépendantes…) accompli par les femmes est reconnu comme utile socialement, cette valeur d’usage n’a que peu, voire pas du tout de reconnaissance économique.

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    Travail gratuit…

    Comme le dit Maud Simonet[2] reprenant les propos de Danièle Kergoat[3] : « en analysant les activités domestiques et leur répartition, les féministes ont mis en lumière, il y a déjà plus de 40 ans, l’existence d’une forme de travail rarement sinon jamais pensé comme tel : un travail domestique, majoritairement réalisé par les femmes, gratuitement. Il devient alors évident qu’une énorme masse de travail est effectuée gratuitement par les femmes, que ce travail est invisible, qu’il est réalisé non pas pour soi mais pour d’autres. »

    Cette analyse féministe du travail domestique met en lumière le caractère politique, arbitraire, de la frontière qui existe entre les activités auxquelles une valeur économique est reconnue (c’est-à-dire comme emploi) et les activités ayant une valeur d’usage mais non reconnue comme travail.

    D’ailleurs, le Bureau International du Travail (BIT) préconise de mesurer le travail bénévole et domestique et de supprimer le mot « inactivité » des études statistiques.

    Alors, ce travail gratuit, qui repose aujourd’hui sur seulement une partie de la population, qu’en sera-t-il demain quand tout le monde aura un salaire à vie ?

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    … et emplois sous-valorisés

    Actuellement, lorsqu’une valeur économique est attribuée au travail domestique, c’est-à-dire qu’elle prend la forme d’emplois : assistantes maternelles, femmes de ménage, aides-soignantes… Ces emplois sont les plus mal reconnus et rémunérés. Ils sont largement occupés par les femmes, pour la majorité racisées[4].

    Selon Caroline Ibos[5] : « Les travaux universitaires sur le travail domestique restent minoritaires et marginaux. Le travail domestique est invisibilité et dévalorisé parce qu’il est confié aux personnes précaires, elles-mêmes les plus dévalorisées de la société : les femmes migrantes, invisibles parce qu’on ne leur confère pas d’importance et qui se trouvent dans une situation politique et économique défavorable. La fin des années 80, début des années 90 est le moment où les emplois liés à l’aide aux vulnérables se multiplient dans les sociétés occidentales. L’explosion de ces emplois du Care a plusieurs raisons, liées à l’allongement de la vie et pose de manière aigue la question de la dépendance et de la prise en charge des personnes âgées ; au désengagement des Etats providence ; à l’accès massif des femmes au marché du travail, notamment des femmes diplômées, très engagées en termes d’horaires dans leur vie professionnelle. »

    Au-delà du travail domestique, il est établi que dans le monde de l’emploi les femmes subissent des discriminations et la valeur économique de leur travail est moins reconnue que celle des hommes : elles sont moins bien payées, elles accèdent très rarement aux postes à responsabilité. Cette discrimination des femmes dans l’emploi existe, quel que soit le boulot considéré

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    C’est quoi un sale boulot ? C’est quoi une tâche ingrate ?

    Nous pourrions ergoter pendant longtemps sur la définition même de ces catégories… Mais, outre que cet argument peut parfois confiner à la malhonnêteté intellectuelle, l’essentiel de notre propos n’est pas là. Alors nous répondrons à cette question, de manière un brin provocatrice : « le sale boulot, c’est celui que tu ne fais pas et que tu ne voudrais faire pour rien au monde ! Et pas par éthique, mais par choix de ne pas te ruiner la santé pour un salaire de misère et une considération sociale proche du niveau de la mer. »

    S’il y a des imbrications entre système capitaliste et système patriarcal, d’autres rapports sociaux sont en jeu activant d’autres systèmes de domination, comme le système raciste. Les personnes racisées, femmes et hommes, subissent des discriminations dans l’accès à l’emploi du fait de leur couleur de peau, de leur patronyme… Ainsi, les hommes racisés vont être surreprésentés dans les métiers pénibles et peu valorisés socialement.

    Dans les méfaits du système raciste et ses imbrications avec le système capitaliste se joue également la question du « droit au travail », c’est-à-dire du droit à être employé avec la protection qu’accordent les conquêtes sociales compilées dans le code du travail. Les personnes étrangères résidant en France sans droit au séjour sont, pour beaucoup d’entre elles, exploitées dans des emplois sous-payés, voire carrément victimes du travail forcé et de l’esclavage dit « moderne »[6].

    Or, si la prise de conscience des causes et conséquences de notre système capitaliste est cruciale, nous pensons que cela passe aussi par l’identification des privilèges dont chacune et chacun dans notre singularité, nous pouvons jouir dans cette société, la première affirmation n’étant pas incompatible avec la seconde…

    Derrière la question « qui, demain, fera le sale boulot ? » nous avons là matière à déconstruire les représentations sociales que les un-es les autres nous véhiculons plus ou moins consciemment… Et, ainsi, contribuer à la prise de conscience des rapports de dominations qui sont à l’œuvre dans notre société. C’est-à-dire, contribuer à rendre visibles les méfaits du système capitaliste, mais ne pas oublier ceux du système patriarcal et du système raciste qui se jouent dans notre quotidien.

    Et, parce qu’il est probablement moins difficile d’identifier les endroits où nous sommes dominé-es que les endroits où nous bénéficions des privilèges de la domination[7], nous pensons indispensables que ceux qui prônent une société plus heureuse - à commencer par les membres de Réseau Salariat - réfléchissent et agissent en ce sens. Selon nous, cela relève de la mission d’éducation populaire que s’est donnée notre association : travailler à raconter une autre histoire du réel pour viser l’émancipation collective.

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    Pourquoi le projet de Réseau Salariat pourrait être émancipateur pour tout le monde (et pas uniquement pour les hommes blancs)

    Il nous semble indispensable de mener ces prises de conscience en parallèle des réflexions et échanges que nous avons sur le projet de société que nous voulons. Un projet de société où nous percevons un salaire à vie, où nous nous approprions la propriété de nos outils de travail et la décision de où investir[8], où nous avons des services publics gratuits pour tout le monde… tout ceci dans l’objectif d’une société émancipée, plus égalitaire.

    Ainsi, nous voulons que le pouvoir soit réparti au sein de la population, que les prises de décisions se fassent de manière collective et « démocratique ». Quelle organisation pouvons-nous imaginer pour assurer cela ? Qui participera aux collèges décisionnaires dans chacune des caisses socialisées ? Qu’en est-il du débat qui traverse l’association entre l’égalité des salaires ou la différence des salaires ? Que va-t-il se jouer autour de la notion de qualification ? Et comment s’assurer que, même avec un salaire à vie, les sales boulots, le travail invisible… seront assumés collectivement avec un regard lucide sur les rapports de domination à l’œuvre dans la société ?

    Pour cela, la prise de conscience des rapports d’exploitation qui se jouent aujourd’hui dans notre société capitaliste, patriarcale et raciste et l’appropriation des raisons à l’origine de ces injustices apparaît indispensable pour veiller à ne pas les reproduire demain.

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    Les membres du groupe « femmes » de Réseau Salariat

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    [1] Le terme est ici utilisé comme « racisation sociale ». Nous ne pensons pas que les races existent biologiquement mais nous savons qu’une partie de l’humanité souffre d’un système de racisation visant à mettre « les blancs » au sommet et, de ce fait, leur accordant tout un tas de privilèges.

    [2] Maud Simonet « Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? » pages 18 et 19

    [3] Daniele Kergoat « division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe »

    [4] « Les discriminations multifactorielles genre/ « race »/classe, repères pour comprendre et agir », p27 : http://seinesaintdenis.centres-sociaux.fr/files/2016/12/Guide-discrim-multifactorielles-Bouamama.pdf

    [5] Conférence Caroline IBOS, « Crises économiques, migrations féminines et nouvelles formes de domesticités » juillet 2016 : http://www.lairedu.fr/media/video/conference/crises-economiques-migrations-feminines-nouvelles-formes-de-domesticites/

    [6] http://www.esclavagemoderne.org/

    [7] Notre propos ici vise le niveau structurel, peu importe les qualités humaines de tel ou tel individu : on peut très bien être antiraciste et quand même, en tant que « blanc-he » bénéficier des privilèges d’un système raciste comme on peut très bien être pour l’émancipation des femmes et être socialement identifié comme un homme dans notre société, donc bénéficier des privilèges qui y sont associés.

    [8] www.reseau-salariat.info

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