Pour une retraite féministe - En finir avec la définition patriarcale du travail

23/02/2023     CHRISTINE JAKSE

    Pour une retraite féministe - En finir avec la définition patriarcale du travail

    Christine Jakse est intervenue le mardi 21 février 2023 au CCVA de Villeurbanne lors d'un évènement co-organisé par ATTAC, Ensemble, Génération(s), Jeune Garde, Europe Ecologie Les Verts, Alternatiba ANV Rhône, France Insoumise, Nouveau Parti Anticapitaliste, Union Communiste Libertaire, OXFAM et SOS Racisme dans le cadre de la bataille 2023 pour les retraites. Vous trouverez ci-dessous la vidéo de l'intervention ainsi qu'un résumé textuel.
    La retranscription complète se trouve en pièce jointe.

    Plus d'informations sur l'événement à cette adresse : https://nouveaupartianticapitaliste.org/evenement/lyon-reunion-publique-unitaire-sur-les-retraites-avec-christine-poupin

    ligne de séparation

    Indiquons d’emblée qu’en France, les femmes sont majoritaires parmi les retraité.es ; elles représentent 55% de l’ensemble, en raison de leur espérance de vie supérieure à celle des hommes. Le sujet de la retraite des femmes n’est donc pas anecdotique, annexe ou dérivé. L’angle d’attaque des débats devrait même être celui des femmes, d’autant que, par ailleurs, elles travaillent plus que les hommes comme on le verra.

    Qu’en est-il actuellement de leur situation ? Les femmes perçoivent en moyenne 1 154 euros bruts mensuels de pension, quand c’est 1 931 pour les hommes en 2020. Vous avez sans doute entendu dire que les femmes gagnent 40% de moins que les hommes. C’est vrai. Mais ce point de vue est patriarcal, la référence étant les hommes. Inversons la proposition pour répondre à la question suivante : combien les hommes gagnent-ils de plus que les femmes ? Alors, on obtient un tout autre résultat : les hommes perçoivent en moyenne 67% de pension de plus que les femmes. Au-delà de la pension moyenne, ajoutons aussi que 60% des femmes perçoivent une pension inférieure au SMIC net, contre 20% des hommes.

    Comment expliquer cela ?

    Je vous propose d’abord quelques éléments rapides de compréhension de notre système de retraite, utiles pour la suite de mon propos. Du point de vue d’une analyse féministe, il existe quatre formes de pension :

    La première concerne les personnes qui n’ont pas travaillé dans l’emploi, c’est le minimum vieillesse (ASPA). (961 euros)

    La deuxième forme de pension est la pension de réversion (ou pension de droits dérivés) quand le conjoint ou la conjointe décède, en cumul ou non avec sa propre pension. (989 bruts si seule pension)

    La troisième est le minimum de pension de droit direct, si l’on part en retraite à taux plein mais que l’on a perçu de faibles salaires et/ou que l’on n’a pas réuni tous les trimestres. Dans le secteur public, il s’agit du minimum garanti ; dans le secteur privé, c’est le minimum contributif. (1309 euros brut max)

    Enfin la quatrième forme de retraite est la pension de droit direct hors minimum contributif.

    Qu’en est-il pour les femmes ? 55% d’entre elles perçoivent l’une des 3 premières formes de pension, c’est-à-dire une pension minimale, quand 70% des hommes perçoivent la quatrième forme de pension, la pension de droit direct hors minima. Et, quand les femmes accèdent à cette dernière forme de pension, elles perçoivent en moyenne 1 550 euros bruts contre 2 110 pour les hommes.

    Pourquoi les femmes sont-elles sanctionnées de la sorte ? Serait-ce qu’elles travaillent moins ? C’est tout le contraire ; c’est bien plutôt parce que les critères de calcul de la pension sont patriarcaux, et de plus en plus. Et que ces critères sont eux-mêmes fondés sur une définition patriarcale du travail. Voyons en quoi.

    1. D’abord, le travail est assimilé à l’emploi, avec une opposition forte entre la sphère dite privée et la sphère publique. Or, la majorité du travail des femmes est effectué hors de l’emploi, dans la sphère privée. Je parle ici du travail domestique. Ce travail-là est occulté pour le calcul de la pension depuis toujours, et bien sûr aussi avec la réforme Macron. Ainsi, dans une définition pourtant restrictive du travail domestique selon l’Insee, 2/3 des 51 heures de travail hebdomadaire d’un homme sont du travail dans l’emploi, payé ; 2/3 des 54 heures hebdomadaires du travail d’une femme ne sont pas réalisés dans l’emploi, elles sont gratuites et donc non comptées dans la pension de retraite ; c’est même 100% des heures de travail pour les 2 millions de femmes au foyer. Pourtant, avec le travail domestique, on ne parle pas d’une bagatelle. Y compris dans sa définition resserrée, il est le premier secteur d’activité en nombre d’heures en France : 60 milliards d’heures selon l’Insee, contre environ 45 milliards dans l’emploi. Il est réalisé par les femmes à 70% pour les tâches du noyau dur. Non seulement il est central en nombre d’heures mais aussi en nécessité. Imaginons deux secondes une société sans travail domestique : alors, on ne se nourrit plus, on n’a plus de vêtements propres, on vit et on dort dans un logement crasseux, on s’expose aux maladies, on ne fait plus d’enfants puisque cela aussi est un travail, et on laisse ceux qui sont nés à l’abandon. Bref la société s’arrête.

      Alors posons-nous la question suivante : pourquoi le travail domestique, dont on aurait pu penser qu’il serait considéré comme du travail depuis la révolution féministe des années 70, n’est pas compté en tant que tel dans la pension ? Réponse : comme la définition du travail est patriarcale, le travail domestique n’est toujours pas considéré comme du travail. N’est travail que le travail dans l’emploi.

      Mais le travail patriarcal n’est pas que cela, car après tout, le taux d’emploi des femmes est quasiment équivalent à celui des hommes. Poursuivons donc dans la définition du travail patriarcal avec les autres critères servant au calcul de la pension.

    2. Avec la réforme, il faudra avoir validé 172 trimestres non plus à partir de la génération née en 1973, mais à partir de la génération née en 1965.Depuis longtemps, les femmes peinent à remplir cette condition de durée de cotisation : 54% des femmes nées en 1950 y sont parvenues contre 69% des hommes. Pourquoi ? Car 60% des contrats courts sont occupés par les femmes ; 30% des femmes sont à temps partiel contre 8% des hommes.

      Mais, tout cela on le sait déjà. Demandons-nous pour quelles raisons les femmes sont plus souvent en contrats courts, ont plus souvent une carrière fractionnée et sont plus souvent à temps partiel ? Pour faire le travail domestique et parce que le monde de l’emploi est patriarcal. De fait, la définition du travail patriarcal est non seulement le travail dans l’emploi mais aussi le travail à temps complet et non fractionné.

      Toutefois la définition du travail patriarcal ne s’arrête pas là. L’un des derniers critères majeurs du calcul de la pension va nous aider à la compléter.

    3. La réforme de 2023 ne revient pas sur celle de 1993 qui impose un salaire de référence assis sur les 25 meilleures années au lieu des 10 précédemment dans le privé, encore moins sur un alignement avec le secteur public et sa pension assise sur les 6 derniers mois. Les 25 meilleures années supposent d’avoir un bon salaire sur une longue période. Or, les femmes ne peuvent pas avoir un bon salaire sur 25 ans. Parce qu’elles font face 1) aux murs de verre, 2) au plafond de verre et 3) au plancher collant qui réduisent considérablement leur chance d’avoir un salaire équivalent à celui des hommes : « murs de verre » signifie que les femmes sont empêchées de sortir des secteurs féminisés, pour lesquels les conventions collectives et donc les grilles salariales sont en général les moins favorables. Ainsi en va-t-il des secteurs du « social », de la santé (pour les postes les moins valorisés), des services à la personne, du nettoyage etc. Le plafond de verre signifie que les femmes sont empêchées d’avoir des évolutions ascendantes : 23% des femmes en emploi sont cadres ou cheffes d’entreprise contre 33% des hommes, en dépit du fait que les femmes soient plus diplômées que les hommes depuis plusieurs années. Le plancher collant, en particulier pour les femmes racisées, concerne des métiers peu ou pas valorisés, desquels les femmes ne peuvent s’extraire (métiers du nettoyage, des services à la personne, etc.) : 22% des femmes sont ouvrières ou employées non qualifiées contre 13% des hommes. Au final, les hommes perçoivent en moyenne 30% de salaire de plus que les femmes et les femmes constituent 70% des travailleurs/euses pauvres.

      Comment sont justifiés les murs de verre, le plafond de verre, le plancher collant, c’est-à-dire la division sexuée du travail ? Par les arguments suivants : 1) les femmes auraient par nature les qualités requises pour exercer les métiers dits féminins et donc elles ne mériteraient pas d’être payées pour ces qualités soi-disant naturelles ; 2) elles n’auraient pas les qualités requises pour exercer les métiers dits masculins ; 3) les qualités dites masculines sont, quant à elles, valorisées monétairement quand il s’agit des hommes. La définition patriarcale du travail doit donc être complétée : dans cette optique patriarcale, est considéré comme travail, le travail dans l’emploi, à temps complet, non fractionné, ascendant, bien payé car requérant des qualités masculines que ne peuvent pas avoir les femmes. Inversement, n’est pas travail, les activités hors emploi et celles qui mobilisent des qualités dites féminines, car supposées naturelles.

    4. Ajoutons aussi qu’avec la réforme Macron, l’âge légal de départ à la retraite passera de 62 à 64 ans. Couplé à l’accélération de l’augmentation du nombre d’annuités requis, il obligera les femmes à travailler 7 mois de plus en moyenne contre 5 mois de plus pour les hommes. Mais aussi, travailler dans l’emploi jusqu’à 64 ans signifie que les femmes en couple hétérosexuel qui pouvaient partir en retraite avant, vont devoir continuer à faire la « double journée de travail » deux ans de plus.

    5. Quant aux critères de pénibilité1, pour lesquels rien n’est arrêté avec la réforme Macron, ils ne tiennent pas compte à ce jour de la pénibilité psychique qui pèse sur énormément de postes du secteur du CARE et rend illusoire la perspective d’occuper ces emplois jusqu’à l’âge de départ à la retraite (assistante maternelle, animatrice périscolaire, assistante sociale…). Enfin, l’épuisement professionnel, qui touche davantage les femmes avec leur double journée – non pas parce qu’elles sont plus fragiles – doit être reconnu comme maladie professionnelle et intégré dans les critères de pénibilité

    En résumé, on l’aura compris, la retraite des femmes repose sur une définition patriarcale du travail qui ne peut que les desservir ou les asservir : le travail dans l’emploi à temps complet, non fractionné, bien payé, requérant des qualités soi-disant masculines.

    CE VERS QUOI TENDRE

    La pension est le fil qui tire toute la pelote d’une vie de domination masculine, contre laquelle s’attaquer. D’un point de vue féministe, il faut, pour en sortir, tenir compte du travail domestique et en finir avec l’essentialisation des qualités soi-disant féminines et masculines pour justifier la division sexuée du travail dans l’emploi et dans la sphère dite privée. Il faut également considérer les femmes comme des individues à part entière, indépendantes des hommes, en particulier en supprimant toute condition de mariage et toutes conditions de ressources du couple pour percevoir une pension. Voici quelques pistes, mises au débat : en préalable,

    • Participation systématique des féministes aux prises de décisions concernant le salaire des femmes, la retraite étant à considérer comme du salaire ;
    • mettre fin aux exonérations de cotisations sociales en particulier sur les bas salaires qui contribuent à dénier le travail des femmes dans l’emploi puisqu’elles sont davantage concernées par les petits salaires que les hommes.

    Au-delà de ces 2 préalables, il faut reconnaitre le travail domestique et le travail d’aidante familiale : ainsi,

    • Pour la pension, dans l’immédiat, affecter des trimestres supplémentaires aux femmes comme on le fait pour la maternité, mais non pas pour compenser une carrière pénalisée, bien plutôt pour reconnaitre le travail domestique et le travail d’aidante familiale ; il faut alors supprimer la distinction entre trimestres cotisés et trimestres validés qui n’a plus de sens ;

    • A terme, supprimer purement et simplement toute condition de contributivité c’est-à-dire l’obligation de réunir un nombre de trimestres requis. Ceci est parfaitement possible : les enfants ne cotisent pas et ont pourtant droit aux soins. Dire « je cotise donc j’ai droit », n’a pas de sens puisqu’on ne met rien de côté ; on est dans un système par répartition où la cotisation d’aujourd’hui est transformée en pension pour les retraité.es d’aujourd’hui ; il suffit de décider que x% du PIB est utilisé au paiement des pensions (aujourd’hui environ 14%) ;

    • Comme on le fait pour tout travail, définir clairement les contours du travail domestique en s’inspirant des nombreux travaux féministes sur la question, en incluant notamment le travail gratuit des femmes pour leur conjoint commerçant, indépendant, profession libérale, petit chef d’entreprise, agriculteur ; considérer la maternité comme un travail et comptabiliser l’ensemble de la durée d’élevage des enfants et de prise en charge à domicile des proches ayant une perte d’autonomie du fait de leur âge ou de leur état de santé ;

    • Réfléchir aux modalités de mise en place d’un droit du travail au domicile, comme il en existe dans l’emploi et même en télétravail, pour éviter les dérives des employeurs : ici, pour en finir notamment avec les conjoints qui se sentent autorisés à se plaindre en toute impunité que le steak est trop cuit, à frapper, à violer, à tuer ;

    • sur le plan salarial, en finir avec les minima de pension et les petits salaires en tendant vers un salaire à vie qui reconnaisse tout le travail réalisé, domestique et non domestique : comment ?

      • d’abord en affectant un salaire socle à chaque personne, identique aux hommes et aux femmes et en ajoutant un niveau supplémentaire de salaire aux femmes pour payer leur travail domestique tant qu’il n’est pas partagé également. Ce salaire supplémentaire serait financé par une cotisation prise sur le salaire des hommes et versée à une caisse de sécurité sociale du travail domestique. Le salaire des hommes s’alignerait sur celui des femmes au fur et à mesure de leur implication à part égale dans le travail domestique ; cela suppose un contrôle de la mise en œuvre réelle du travail domestique des hommes ;
      • Progressivement tendre vers un salaire à vie attribué à chaque personne de la majorité à la mort selon les modalités précédentes. La pension en tant que telle disparaît, tout est salaire.

    Ce texte est une version ramassée d'un article plus complet que nous vous invitons à lire (en pièce jointe).


    1. Activités en milieu hyperbare, températures extrêmes, bruit, travail de nuit, travail en équipes successives et alternantes, travail répétitif. ↩︎

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