Intervention aux printanières de Réseau Salariat à l'occasion de l'hommage rendu à Bertrand Bony

05/06/2022     CHRISTINE JAKSE

    Intervention aux printanières de Réseau Salariat à l'occasion de l'hommage rendu à Bertrand Bony

    Réseau Salariat et les formes de domination autres que le capital

    De l’importance de prendre en compte les systèmes de domination autres que le capital

    La crise interne à Réseau Salariat (RS) m’a beaucoup donné à réfléchir sur des questions pour lesquelles mes réflexions n’étaient pas abouties jusque-là : cette crise faisait suite notamment à une lettre pleine de colère écrite par une adhérente et adressée au CA, dans laquelle il était question de patriarcat, de suprématie blanche, d’homophobie, d’âgisme, peut-être de validisme, je ne me souviens plus précisément, de ces formes de domination qui irriguaient et minaient les instances de gouvernance de RS et ses modalités de fonctionnement ; ce fait notamment et d’autres m’ont amenée à amorcer une plongée profonde dans le continent féminisme et aujourd’hui celui du racisme. L’ennemi principal de Christine Delphy1 m’a saisi.

    Pendant cette heure qui m’est impartie, je vais donc vous parler de ces systèmes de domination, aussi importants et puissants que le capitalisme, en particulier le patriarcat que je connais mieux que les autres. Car mon message sera sans ambages : si RS ne se les approprie pas pour les faire tomber comme il travaille à faire tomber le capital, je ne vois pas l’intérêt de poursuivre dans cette association. Je peux reformuler ceci en vous posant directement la question suivante : RS veut-il d’une société débarrassée du capital mais où perdurerait dans ses structures, sans doute sous d’autres formes, le patriarcat, le racisme, le validisme, l’homophobie, etc. ?

    Pour celles et ceux qui ne sont pas encore convaincues de l’importance de ces questions, je voudrais vous faire prendre conscience de l’ampleur de ces systèmes de domination, qui pourraient irriguer les thèses de RS et qui continuent à traverser les rangs de RS.

    D’abord, indiquons que ces systèmes de domination ne sont pas anecdotiques : ils ne ciblent pas des minorités en nombre, mais une large majorité d’individu.e.s sur Terre. Toutes les personnes qui sont homosexuelles, assignées femmes, assignées handicapées, racisées, assignées jeunes ou vieilles, sont concernées. Certaines et certains cumulent plusieurs de ces stigmates. Ces systèmes laissent les hommes blancs hétérosexuels valides pas trop jeunes, pas trop vieux dominer allègrement le monde, avec les coudées franches.

    Étant toutes et tous socialisés dès la naissance au patriarcat, au racisme, à l’homophobie, au validisme, à l’âgisme, le constat apparaît comme une évidence : personne n’y échappe. La puissance de ces formes de domination tient dans le fait qu’elles reposent sur l’argument récurrent et dangereux de la différence. Qui dit différence, dit division, qui dit division, dit supérieur et inférieur. Tout le travail des féministes de gauche dans les années 70 a été de battre en brèche l’argument de la différence. Ce critère de la différence distingue ces formes de domination de celles produites par le capital, même si ça n’a pas toujours été le cas : le prolétariat a été naturalisé moins intelligent, plus rustre, plus brutal que la bourgeoisie avec le mouvement naturaliste du XIXᵉ, c’est moins le cas aujourd’hui (cf. conception naturaliste, Zola dans L’Assommoir par exemple « la déchéance fatale d’une famille ouvrière… »). Quoique…

    Concernant le patriarcat, la différence, c’est celle du sexe. Le genre ou le patriarcat repose cette différence qui est un marqueur physique apparemment simple, le sexe : le sexe, c’est être mâle ou femelle – vision binaire qui occulte au passage les personnes intersexes –, lui-même relevant d’un choix arbitraire et présentant l’avantage de se voir physiquement ; le genre, c’est la femme, l’homme, la fille, le garçon, la féminité, la masculinité qui sont des constructions sociales (« on ne naît pas femme, on le devient »).

    Ce qu’il faut comprendre c’est que « le genre précède le sexe » (Delphy) : autrement dit, le sexe, ce critère physique, n’aurait aucun intérêt sans le genre, le patriarcat et le sexage, pas plus que la couleur de peau sans le racisme ; au passage, pour montrer l’absolu arbitraire de ce dernier critère physique, la couleur de peau n’a pas toujours été un marqueur de racisme – ex. les Irlandais aux US au XIXᵉ siècle faisaient l’objet de racisme, et, en France, les arabes ne sont pas considéré·e·s comme blanc·he·s au sens de la blanchité.

    Réseau Salariat et les questions de domination autres que le capital

    Puisque personne n’échappe à cette socialisation, RS est donc confronté à ces formes de domination au moins à deux niveaux, même si des décisions ont été prises depuis sa crise interne de 2016 : je vais aujourd’hui me centrer sur l’une des formes de domination citées précédemment, le patriarcat, que je connais mieux, mais mon propos est valable pour toutes ces formes de domination.

    Le patriarcat est présent dans RS, les groupes, les instances de gouvernance : la part des adhérentes (76 femmes et 247 hommes aujourd’hui, soit 23 %, j’avais le souvenir d’un tiers quand j’ai adhéré au début des années 2010) en témoigne. Si la baisse est avérée, il faut s’en inquiéter en plus de la sous-représentation. Qu’en est-il des prises de parole publiques, quelle est la répartition sexuée du pouvoir au sein de RS, comment sont identifiées et gérées les attaques/les attitudes sexistes, qui fait quoi à RS du point de vue sexué, comment les rythmes et la charge de travail hors militantisme des femmes et des hommes est pris en compte, etc. Toutes ces questions et d’autres encore à construire doivent être posées et renseignées ;

    L’autre endroit où la lutte contre ces formes de domination doit être intégrée c’est dans les thèses de RS ; contrairement à ce que certains affirment, on ne se disperse pas quand on veut que le patriarcat soit pris en compte dans les thèses de RS d’une part, parce que ce système de domination n’est pas anecdotique, d’autre part car, pour ma part, je ne pense pas que le patriarcat soit dérivé du capital ; c’est même une obligation que de s’en emparer ; j’en parle plus précisément ultérieurement. Je n’ai pas la connaissance de tous les travaux réalisés par RS mais j’en connais au moins 2 qui peuvent illustrer mon propos :

    • La Sécurité Sociale de l’Alimentation, du point de vue de Laura et Kévin, intègre bien les dimensions féministes et anti racistes.
    • Les travaux sur la monnaie me semblent plus problématiques : j’ai été invitée à intervenir sur le projet du groupe à Lille à l’occasion des Automnales et je m’en suis ouverte ; le fait que je sois invitée à intervenir est à souligner sauf si j’ai été considérée comme une caution, une touche de féminité ? Toujours est-il que j’observe, sauf erreur, que depuis les automnales, le groupe a réalisé un addendum pour essayer de répondre à plusieurs interpellations de contradicteurs présents mais pas à la mienne ; mon message était clair : la monnaie est une institution porteuse de pouvoir politique, elle est aujourd’hui patriarcale et risque de le rester dans une société RS si cette dimension n’est pas prise en compte dans le projet proposé. Le travail domestique gratuit pour autrui est traité hors unité de production dans le projet, pourquoi ? Et pourtant, je rappelle que le travail domestique gratuit est largement supérieur en nombre d’heures au travail dans l’emploi, mais de façon particulière car il est réalisé dans la sphère privée, elle-même construction sociale, ce qui complexifie les choses : une Sécurité Sociale du travail domestique est peut-être une piste mais elle se heurte à cette dimension à mon sens.

    Donc, la problématique pour RS est la suivante : l’association ne peut pas dire qu’elle n’est pas interpellée par ces questions, le groupe Femmes le lui rappelle de par son existence même, ainsi que par les interventions de plusieurs camarades, dans les instances de gouvernance, sans doute dans les groupes locaux, structurants ou fonctionnels, dans les interventions publiques, etc. Que fait Réseau salariat de ces interpellations ? Je ne parle pas d’individualités mais de l’association entière.

    RS peut-il continuer à concentrer sa lutte contre le seul capital – que je ne minore pas évidemment – en laissant intactes les autres formes de domination qui, je n’en doute pas, dans une société RS perdureront pour les raisons que je vais évoquer ci-après ? Ou bien, s’engage-t-il à prendre à bras le corps toutes les formes de domination ?

    Si la réponse est non, RS passe à côté d’enjeux fondamentaux et fait une grave erreur à mon sens.

    Si la réponse est oui, j’appelle de mes vœux une position officielle et effective de l’association sur ce point et que RS n’en reste pas à des allusions ponctuelles ou sporadiques, liées à la bonne volonté de quelques-unes ou de quelques-uns comme c’est le cas aujourd’hui.

    Qu’est-ce que le patriarcat

    Je vous propose de poser quelques jalons maintenant, pour que vous mesuriez l’importance de cette question et pour encourager cette réflexion et sa prise en compte au sein de RS : d’abord de quoi parle-t-on quand on parle du patriarcat ? Cette première approche de la question sera insuffisante, une ébauche, et de fait, un peu caricaturale ; elle est peut-être déjà connue de certaines et de certains présentes et présents ici, je m’en excuse.

    Certaines féministes parlent de patriarcat, de genre ou encore de sexage, par parenté avec le servage et l’esclavage – ce qui n’est pas anodin – quel que soit le terme, il faut comprendre que nous avons à faire :

    • premièrement, à un système de domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes. La domination prend la forme :
      • de l’exploitation (extorsion de temps, de force de travail),
      • de l’appropriation (du corps des femmes : en témoignent les débats sur l’avortement, la question du burkini ou des seins nus à Grenoble dans les piscines, les vêtements trop courts, trop longs pas assez ci, pas assez ça, le viol, les féminicides, etc.),
      • de l’oppression, c’est-à-dire des appareils idéologique et répressif ; je vais y revenir ;
    • deuxièmement, nous avons à faire à deux classes au même titre qu’il y a des classes sociales dans le capital : avec le genre, on a affaire à un rapport social avec deux groupes antagoniques, la classe des hommes et celle des femmes qui ont des intérêts conflictuels ;
    • troisièmement, dans le patriarcat, il y a au moins trois enjeux : la procréation, le travail, le pouvoir qui profitent à la classe des hommes
      • La procréation renvoie à la sexualité : il s’agit de s’assurer que les femmes vont bien produire la force de travail et les soldats, dont ont besoin les hommes (travail domestique), le capital, l’État : cela suppose l’hétéro-normativité avec les institutions qui la soutiennent (le mariage et l’homophobie – la lutte acharnée de plusieurs contre le « mariage pour tous » ; les combats pour l’avortement comme un choix des femmes et pas comme un choix de l’Etat ; les luttes pour la contraception ; la production sur le viagra et parallèlement l’inexistence d’une recherche sur la contraception masculine, sur la ménopause ou l’endométriose ; l’absence de mesures pour prendre en compte la souffrance physique des femmes qui les vivent ; l’institutionnalisation du viol, etc.
      • Le travail :
        • Le travail domestique et plus largement le travail gratuit, bien plus important en nombre d’heures que le travail non gratuit, dans l’emploi. Dans le monde, selon l’Organisation Internationale du Travail2 : les activités de soin à autrui non rémunéré sont effectuées à 76 % par les femmes, 3,2 fois plus que les hommes. C’est 6 000 milliards d’heures annuelles. En France : Insee, 2010, 21h30 de travail domestique en moyenne par semaine, 64 % par les femmes. Le noyau dur du travail domestique est assuré à 72 % par les femmes. Ce qui correspond à 29 heures hebdomadaires pour les femmes et 18 heures pour les hommes. C’est 60 milliards d’heures en une année en France contre 38 pour le travail rémunéré ; sans même parler de la division du travail dans le travail domestique.
        • Le travail dans l’emploi : C’est le patriarcat qui va produire la division du travail ou le plancher collant, le plafond et les murs de verre. Les conditions de travail sont dégradées pour les femmes : par exemple, le travail décalé est réalisé en majorité par les femmes désormais, notamment avec les services à la personne, les soins. L’écart de salaire est de 25 % en moins pour les femmes et les pensions 40 % en moins ; à moins qu’il ne faille dire : c’est respectivement 30 % et 50 % en plus pour les hommes.
      • Le pouvoir : il renvoie aux lois sur l’héritage, aux processus de cooptation dans les instances de pouvoir, au plafond de verre, aux pouvoirs politique, syndical, associatif, aux 1 % les plus riches, etc.
    • Comment s’institue et se maintient le patriarcat : Il est soutenu par des appareils idéologique et répressif puissants sans que la frontière entre les deux soit net, tout est finalement répressif ; ces appareils couvrent la vie entière et toutes les sphères de la vie ;
      • L’appareil idéologique que par euphémisme on appelle stéréotypes, c’est-à-dire des mensonges ; ils sont des formes de violences. C’est l’ensemble des institutions qui permettent de dire que les différences naturelles entre les femelles et les mâles justifient de produire des femmes et des hommes (sexe social) comme des évidences ; à la naissance, on ne dit pas c’est une femelle, c’est un mâle, on dit c’est une fille, c’est un garçon, c’est-à-dire qu’on assigne un genre. C’est le rose, le bleu, avec une moindre valeur pour le rose. C’est le nombre de femmes et d’hommes dans les séries/films/livres/livres scolaires. C’est le nombre de héros et d’héroïnes. C’est la publicité. Ce sont les femmes de talent tombées dans l’oubli (par exemple Marthe Gautier, récemment morte, qui a découvert l’explication de la trisomie, qu’un homme s’est appropriée). C’est le nom des rues. Ce sont les pseudo-qualités féminines comme l’empathie, la fragilité, la douceur etc. C’est la cour de récréation avec le préau pour les filles, la cour pour les garçons. Ce sont les rapport enseignant·e·s/élèves filles ou garçons. C’est la langue française (le masculin neutre, le masculin l’emporte sur le féminin inventé de toutes pièces au 17ᵉ par l’Académie française). C’est la menace du stéréotype négatif et son corollaire la prophétie auto-réalisatrice comme l’expérience réalisée par une chercheuse grenobloise sur le stéréotype selon lequel les femmes/filles seraient moins fortes en maths/physique ; etc. Assigner le genre est obsessionnel, ce qui doit interpeller ; si les différences sont naturelles alors pourquoi tant d’effort ?
      • L’appareil répressif : 100 % des femmes le subissent : l’appareil répressif sert à les rappeler à l’ordre quand elles ne marchent pas droit. Ce sont toutes les violences physiques ou mentales – les féminicides, les agressions et le harcèlement sexiste et sexuel, les interpellations dans la rue, la rue interdite la nuit, les corps corsetés (les talons aiguilles, les ceintures, les soutien-gorge etc.), l’injonction à être belles, se faire couper la parole, ne pas être écoutée, les blagues sexistes, les espaces publics interdits. L’appareil répressif sert à rappeler aux femmes que leur corps ne leur appartient pas. 1 viol toutes les 6 min. ; 1 femme meurt tous les 2,7 jours, 2 enfants toutes les semaines ; 20 % des femmes ont subi des violences sexuelles ; 4 millions de victimes d’inceste ; 9 victimes sur 10 connaissent leur agresseur ; 17 % des auteurs de violences conjugales sont condamnés et 80 % des plaintes sont classées sans suite.

    Sur l’ensemble de ces constructions/de ces constats, la plupart des féminises sont d’accord (courants queer, décoloniales, intersectionnelles, éco-féministes et même essentialistes). Certains désaccords, parmi les féministes de gauche, concernent notamment les liens au capital.

    Pourquoi Réseau Salariat ne se disperse pas s’il décide d’embrasser le combat féministe, raciste, etc.

    La question sous-jacente est : le patriarcat, le racisme, etc. sont-ils dérivés du capitalisme ? Autrement dit, au-delà de la question de fond de savoir si RS veut effectivement faire tomber les formes de domination autres que le capital, fait-on tomber le patriarcat, le racisme, etc. si on fait tomber le capital ?

    Ce débat existe mais formulé différemment, au sein des féministes de gauche. Il s’agit d’un débat entre féministes marxistes et féministes matérialistes, notamment. Je vais vous le résumer car il a émergé à l’extérieur de RS récemment sous une autre forme (« RS ne doit pas se disperser ») et cette question de la « dispersion » a été évoquée lors d’une réunion nationale de RS. Mais je tiens à vous dire d’emblée que ce débat ne doit pas conditionner, de mon point de vue, la décision de l’intégration des formes de domination autre que le capital dans les travaux de RS, parce que si l’objet de RS est une alternative non pas au capital mais à la formation sociale actuelle, alors RS doit se saisir de ces formes de domination en plus du capital, sans état d’âme.

    Voyons en quelques mots – bien insuffisants – les deux points de vue.

    Les féministes marxistes : elles estiment que le travail domestique est le fruit, parmi d’autres transformations majeures, du passage de la plus-value absolue à la plus-value relative et concomitante au passage de l’industrie légère à l’industrie lourde, en lien avec l’hygiénisme du XIXᵉ siècle : pour que les hommes travailleurs soient plus performants, plus productifs, il a fallu les discipliner, les nourrir, les entretenir ; il a fallu également en finir avec des femmes gagnant leur vie, préférant se prostituer pour avoir un complément à leur salaire (puisque moins payées que les hommes) que de se mettre en couple, ne voulant pas procréer ou s’occuper de leurs enfants – pas plus que les hommes – ; enfin, il a fallu mettre fin à la mortalité infantiles avec les lois limitant le travail des enfants mais aussi leur prodiguer des soins, pour assurer la reproduction d’une force de travail solides (et de soldats – ce qui traduit un intérêt convergent avec l’État). Le capital a ainsi, selon les féministes marxistes, inventé la femme au foyer, la madone contre la putain, la mère contre la femme, pour faire ce travail d’entretien d’une force de travail qui avait vocation à être performante, pour faire ce travail de reproduction. Et les lois sur la limitation du travail la nuit dont la raison était de limiter le dévoiement des femmes, ont contribué à empêcher les femmes de gagner leur vie ; ainsi va naître la famille/la cellule nucléaire telle qu’on la connaît encore. En résumé, l’invention de la ménagère permet d’assurer tout le travail de reproduction de la force de travail.

    Les féministes matérialistes ou radicales : selon elles, le patriarcat n’est pas dérivé du capital ; c’est un système de domination autonome, la plus-value ou la survaleur ne sont pas les seules formes d’exploitation, d’appropriation, d’oppression et cette forme de domination existait avant le capitalisme et sans doute survivra après le capitalisme ; le patriarcat fonctionne dans le capitalisme mais aussi ailleurs ; les féministes radicales reprochent aux féministes marxistes de ne pas expliquer le patriarcat que subissent aussi les bourgeoises et les femmes qui ne vivent pas en couples hétérosexuels, notamment les femmes célibataires ou les couples de lesbiennes ; on peut aussi se demander quel intérêt aurait trouvé le capital à encourager le retrait du marché du travail de plus de la moitié de la main d’œuvre (femmes et enfants) payée moins cher, d’autant qu’aujourd’hui, le capital a parfaitement su absorber la main d’œuvre féminine ; une autre critique tourne autour de la distinction entre un travail qui serait productif et un autre reproductif. Les féministes matérialistes ne nient pas les articulations entre les systèmes de domination ; elles vont notamment parler de rapports sociaux de classes, de race, de genre, consubstantiels.

    Comment Réseau Salariat peut se saisir des formes de domination

    autres que le capital

    Revenons à RS et quelques pistes pour travailler la question des dominations autres que le capital ; j’en ai déjà donné quelques-unes à Lille, des camarades ont déjà proposé des pistes s’agissant de son fonctionnement, je n’y reviens pas.

    Concernant les thèses de RS, quelques mots bien insuffisants et seulement sur le patriarcat.

    Par exemple,

    • La lutte de l’association est celle d’une alternative au capitalisme en généralisant le modèle du régime général de SS. On peut penser que cette formidable invention est très certainement parcourue par les autres formes de dominations que le capital : le fait que cette institution ait été créée, gérée et soit encore gouvernée majoritairement par des hommes blancs, très certainement majoritairement hétérosexuels doit interpeller. Il faudrait faire un travail de lecture du RG avec les lunettes de déconstruction patriarcale, raciste, etc.
    • Je l’ai dit, l’essentiel du travail relève du travail domestique et apparaît pourtant comme un point aveugle dans les thèses de RS : le concernant, et plus généralement, cela signifie que la plus-value n’est pas la principale forme d’exploitation à attaquer ; par ailleurs, une entrée par le travail concret/abstrait et par la valeur d’usage/valeur d’échange n’est pas adapté dans le cas du travail domestique et plus largement le travail gratuit3 puisque gratuit. Pour moi, le débat gratuit/pas gratuit est déterminant dans une perspective patriarcale puisque les femmes en ont justement marre de travailler gratuitement ;
    • Un travail sur les institutions spécifiques qui soutiennent les formes de domination autres que capitalistes serait à faire dans la continuité des travaux déjà existant réalisés par des féministes : s’agissant du patriarcat, on peut citer les institutions spécifiques comme la sphère privée – « le personnel est politique » – ; la famille/vie en couple ; l’hétérosexualité ; le droit et les usages ; la religion ; etc.
    • Et les institutions non spécifiques outre comme le RG SS : la monnaie ; l’État ; les syndicats, les partis politiques, etc.

    Pour conclure, vous l’aurez compris, j’appelle de mes vœux une position officielle de RS sur l’intégration à sa réflexion et à sa lutte, de la dimension patriarcale, raciste, validiste, âgiste, homophobe.

    J’ajoute une dimension supplémentaire ; l’articulation avec la question écologique : les femmes ont été précurseuses sur ce sujet avec l’éco-féminisme depuis les années 70 (Françoise d’Eaubonne). Force est de constater que les dégâts écologiques relèvent majoritairement des hommes blancs puisqu’ils ont le pouvoir de décider, d’agir et force est de constater que ce sont les femmes qui cultivent majoritairement de façon écologique dans le monde ; inversement, les 1 % de capitalistes possèdent plus que 99 % de la population ; ces 1 % sont des hommes, blancs, capitalistes et cette domination patriarcale, ça fait des centaines, des milliers d’années que ça dure.

    Alors je vous pose cette question simple : êtes-vous prêts, vous les hommes blancs hétéro, qui êtes dominants à RS, à perdre vos privilèges et accompagner notre lutte pour que nous, les femmes, les personnes racisées, handicapées, jeunes ou vieilles, soyons des êtres humains comme vous ? Voulez-vous d’une société où seraient abolis le capital, le patriarcat et le racisme et toutes les formes de domination qui ne reposent sur aucun fondement rationnel ?

    Si la réponse est oui, cela suppose de faire l’effort de maîtriser ces sujets et de chausser systématiquement les lunettes du genre, de la race, etc. dans les thèses de RS et dans les structures de fonctionnement de l’association et donc d’agir en ce sens.


    1. L’ennemi principal. Vol. 1. Économie politique du patriarcat. Vol. 2. Penser le genre. Nouvelles questions féministes. Syllepse, 2013. ↩︎

    2. Les calculs ont été faits par le Bureau International du Travail à partir de Charmes. CF. rapport « Prendre soin d’autrui : Un travail et des emplois pour l'avenir du travail décent » disponible sur : http://www.oit.org/global/topics/care-economy/WCMS_712833/lang–fr/index.htm. ↩︎

    3. Cf. Maud Simonet. Travail gratuit, la nouvelle exploitation ? Petite encyclopédie critique. Paris, France : Textuel, 2018. ↩︎

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