Consubstantialité vs. Intersectionnalité. Dépasser les catégories pour penser les rapports sociaux
L’articulation des systèmes de domination est souvent réduite à l’intersectionnalité, notion sociologique qui désigne la manière dont les différentes formes d’oppression (racisme, sexisme, classisme, homophobie, validisme, transphobie…) s’articulent et se renforcent mutuellement. Puissant outil conceptuel, l’intersectionnalité a permis d’enrichir la pensée critique et les mouvements sociaux émancipateurs, en mettant en lumière la pluralité des discriminations et la complexité du monde social. Cependant, l’intersectionnalité présente des limites théoriques et pratiques (risques de dérives essentialistes et d’usages militants identitaristes) qu’il convient d’analyser et de dépasser, sans céder aux paniques morales des conservateurs, qui appellent à défendre la République et l’Universalisme face aux assauts intersectionnels, wokistes ou islamogauchistes, ni aux simplifications caricaturales des nostalgiques du primat de la lutte des classes. Tout en s’appuyant sur les perspectives émancipatrices ouvertes par l’intersectionnalité, nous appelons à la sublimer en lui préférant le concept de consubstantialité, qui envisage l’imbrication des oppressions depuis une compréhension dynamique des rapports sociaux.
1. Intersectionnalité : penser la classe, le sexe et la race en termes de catégories
Très populaire depuis quelques années dans les milieux militants antiracistes et antisexistes, le concept d’intersectionnalité a été introduit en 1989 par la féministe américaine Kimberlé Crenshaw pour analyser, dans une perspective juridique1, l’intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines. Crenshaw conceptualise alors une idée issue du Black Feminism, mouvement né dans les années 1960-1970 et incarné notamment par Angela Davis et bell hooks, qui revendique un point de vue particulier des femmes afro-américaines sur le féminisme et la lutte contre la ségrégation raciale. L’intersectionnalité vise ainsi à prendre en compte les différentes discriminations (de classe, de genre, de race, d’orientation sexuelle, de handicap…) qui visent une même personne ou un même groupe, en analysant la façon dont elles s’entremêlent, interagissent et combinent leurs effets. En tant qu’outil d’analyse théorique (et à des fins juridiques), l’intersectionnalité a apporté un bagage critique et militant significatif qu’il convient d’intégrer, mais il comporte des limites et des écueils qu’il s’agit de dépasser.
Limites de l’Intersectionnalité
La réception française de l’intersectionnalité se déploie principalement dans un contexte poststructuraliste, qui s’attache à détricoter les métarécits (marxisme notamment) en insistant sur les individus, donc sur les catégories qui subissent l’oppression (femmes, racisés…) au détriment des rapports sociaux qui produisent ces catégories. Elle présente un risque de dérive subjectiviste et libérale avec une focalisation sur l’identité personnelle, qui privilégie les ressentis et l’expérience vécue à l’étude des superstructures. En outre, penser le réel à travers le prisme des catégories revient à le réduire à une photographie (certes, plus kaléidoscopique) à un instant T, au détriment d’une compréhension dynamique et historique des rapports sociaux, qui se recomposent en permanence et par lesquels les catégories sont produites. En articulant non pas des rapports de domination mais des identités, l’intersectionnalité aboutit souvent à une appréhension morale de la lutte plutôt que politique. En effet, la dématérialisation de l’oppression (soit le fait d’évacuer les bases matérielles de l’oppression) tend à centrer la lutte sur les rapports interpersonnels, les comportements, les discours et le langage aux dépens des structures sociales et des mécanismes concrets d’exploitation, d’oppression et de domination. Il s’agit alors moins de combattre les dominations à un niveau structurel qu’à un niveau individuel (par la déconstruction notamment).
S’il est tout à fait pertinent d’intégrer la question de l’individu et des affects (et d’éviter ainsi l’écueil du réductionnisme économique), il convient cependant d’en identifier les déterminismes structurels et de l’articuler avec la nécessité d’une lutte politique. C’est tout le propos du psychiatre et penseur anticolonialiste Frantz Fanon qui, partant de l’analyse des répercussions du racisme sur le psychisme des non-blancs, leurs pensées, leurs corps et leurs représentations du monde, politise la question et affirme la nécessité de lutter contre l’impérialisme et le colonialisme. Les représentations, normes et injonctions sociales étant les conséquences des structures et des rapports sociaux qui les sous-tendent, il ne faut pas se limiter à déconstruire le racisme et sexisme, mais bien les détruire et donc mener une lutte politique.
Intersectionnalité et pratiques militantes
L’intersectionnalité a permis de mettre en lumière les dynamiques d’exclusion au sein du champ du pouvoir et de ses institutions mais aussi au sein des collectifs militants. Ce faisant, elle a contribué à développer de nouvelles pratiques, qui élargissent les grilles d’analyse et enrichissent le répertoire d’actions mais dont il convient d’identifier les limites, voire les risques. Quelques illustrations :
Premiers concernés. Comme l’explique le chercheur et militant antiraciste Joao Gabriel2, le concept de premiers concernés a émergé en réponse à l’invisibilisation des personnes discriminées et la reproduction - même inconsciente - des dominations (y compris au sein de collectifs pourtant constitués en vue d’y mettre fin). Ce concept a permis aux groupes sociaux dominés de lutter contre la dépossession de leurs histoires, savoirs et expériences, de s’affirmer en tant que sujets politiques et de jouer un rôle central au sein des luttes, dans l’élaboration des stratégies et des discours contre les dominations qu’ils subissent. Or, s’il est légitime et nécessaire de mettre les cibles de l’oppression au centre du combat (afin notamment d’en prévenir le détournement), il ne faut pas perdre de vue que ce concept reste une catégorie identitaire qui ne suffit nullement à déterminer une orientation politique. La classe dominante elle-même s’appuie d’ailleurs souvent sur des premiers concernés pour incarner l’opposition au combat pour l’émancipation3. Par ailleurs, se concentrer sur les seules cibles charrie l’idée qu’un rapport social serait notre affaire parce qu’on le subit (or un rapport social organise la relation entre plusieurs groupes sociaux : pas de noirs sans blancs, ni de femmes sans hommes) et tend à faire porter la responsabilité de la lutte aux seuls groupes dominés, les premiers concernés ("ne nous libérez pas, on s’en charge"), soutenus de loin par les autres, réduits à de simples alliés. Or, si évidemment chacun les vit et les subit de manière différente, le racisme et le sexisme concernent tout le monde.
Focalisation sur les discours, mots et comportements. Dans les cercles militants, les premiers concernés fonctionnent en tandem avec les alliés, à qui ils livrent des conseils pour parler et se comporter de la manière la moins oppressive possible. L’action politique est alors souvent réduite à une action sur le langage (les bons gestes à adopter, les bons mots à employer) qui peut vite dériver en pureté militante (injonction à avoir un comportement parfait) ou en militantisme de performance4 avec, en miroir, un risque de call out5 pour tout égarement verbal. Sans minorer l’importance des mots et des comportements, lutter politiquement contre le racisme et le sexisme consiste avant tout à identifier et remettre en cause les rapports sociaux qui les produisent. Ainsi, la lutte contre le sexisme implique moins de dénoncer des comportements masculins problématiques (masculinité toxique) que de penser la masculinité hégémonique et donc d’analyser les rapports sociaux qui confèrent à certains hommes le pouvoir économique et politique sur les femmes, mais aussi sur d’autres hommes (non-blancs et/ou prolétaires et/ou homosexuels…).
Privilège et moralisation de la lutte. L’intersectionnalité a également introduit la notion de “privilège” (blanc, masculin, hétéro…) qui possède une forte connotation morale, en ce qu’elle impute aux individus la responsabilité des structures. Les dominations ne sont plus analysées sur des bases économiques, politiques, sociales et structurelles, mais pensées en termes de privilèges, soit de symptômes individualisés d’un rapport de domination systémique. En conséquence, le prisme du privilège induit souvent une moralisation de la politique et une culpabilisation des individus.
Politiques de représentation (diversité et inclusivité). S’il est légitime d’affirmer une pluralité de formes de vie et d’expressions de soi, on peut s’interroger sur la pertinence stratégique d’en faire des objets politiques. En effet, si l’on peut se réjouir d’une plus grande visibilisation des catégories dominées dans les institutions politiques et médiatiques ou encore dans les productions artistiques, le prisme libéral dans lequel cette diversification s’effectue revient à inclure ces groupes subalternes dans les sphères de pouvoir et, par là même, à valider celles-ci. Il s’agit alors moins de défaire les systèmes d’exploitation et d’oppression que d’y trouver sa place. Ce qui revient à promouvoir ce que les autrices du “Féminisme pour les 99%"6 appellent “l’égalité des chances à dominer”, soit la diversification de la hiérarchie sociale plutôt que son abolition. Cette vision de “l’égalité indexée sur les lois du marché” coïncide d’ailleurs parfaitement avec les stratégies RH de “diversité” des entreprises. Les transfuges de classe - fussent-ils racisés, femmes ou homosexuels - sont en effet exhibés tels des trophées. C’est que les politiques de représentation sont fondamentalement inoffensives pour le capital, qui peut continuer à dominer et exploiter, pourvu que ce soit dans le respect de la diversité et de l’inclusivité. Mieux, ces “exceptions consolantes” contribuent à justifier le statut quo institutionnel en validant la sociodicée7 bourgeoise (qui s’appuie sur le mythe de la méritocratie pour justifier sa domination et son exploitation).
2. Consubstantialité : penser la classe, le sexe et la race en termes de rapports sociaux
Forgé à la fin des années 1970 par la sociologue Danièle Kergoat, le concept de consubstantialité envisage l’imbrication des différentes oppressions et des luttes depuis une compréhension dynamique des rapports sociaux. Ce faisant, la consubstantialité permet de dépasser, d’une part, l’intersectionnalité qui fige les individus dans des catégories statiques et, d’autre part, l’hypothèse du primat de la lutte des classes, qui relègue l’antiracisme et le féminisme à un statut de luttes secondaires. Raisonner en termes de consubstantialité permet en effet de penser la multiplicité des rapports sociaux et leur indissociabilité, pour dépasser la logique de mise en concurrence des luttes.
Apports du féminisme matérialiste
Le concept de consubstantialité s’appuie sur les avancées théoriques du féminisme matérialiste (centralité du travail et bagage conceptuel marxien - exploitation, mode de production, rapport social) et du Black feminism (penser la race et le genre comme des modalités d’expérience de classe). Les féministes matérialistes ont bouleversé le concept de “travail” à travers la prise en compte simultanée du travail salarié et du travail domestique, la mise en exergue d’une division sexuelle du travail et l’analyse des rapports de sexe en termes de rapports sociaux (soit comme une construction historique et sociale de différenciation et de hiérarchisation8). Le travail ainsi appréhendé dans ses multiples aspects (salarié, domestique, parental, bénévole, gratuit…) induit une compréhension plus fine du système capitaliste (pensé non comme un simple système économique mais comme un ordre social institutionnalisé, qui englobe une multitude de rapports sociaux organisés autour du travail) et permet de penser les luttes à partir de l’enjeu central de la division du travail. L’exploitation du travail est la pierre angulaire des dominations, elle ne s’épuise pas dans l’expérience du salarié en usine et n’est donc pas réductible aux seuls rapports de classe : les rapports sociaux de sexe et de race (divisions sexuelle et raciale du travail) constituent des modes spécifiques d’exploitation et d’appropriation du travail. “En élargissant ainsi la définition de l’économie politique sur laquelle la critique marxiste des rapports de classe est fondée, la redéfinition féministe du travail et de l’exploitation modifie les termes à partir desquels on peut penser l’imbrication classe-sexe-race9”. On peut dès lors envisager les rapports sociaux à égalité et penser leur indissociabilité : aucun d’entre eux ne détermine la totalité du champ qu’il structure et chacun d’entre eux contribue à configurer les autres. Irréductibles les uns aux autres, ils sont unis non par des “relations hiérarchiques de surdétermination, mais par des relations réciproques de co-construction : ils se réorganisent et se recomposent mutuellement10”. Le genre construit la classe et la race, la race construit la classe et le genre, la classe construit le genre et la race. La consubstantialité (soit l’unité de substance entre entités distinctes) invite ainsi à “penser le même et le différent dans un seul mouvement : bien que distincts, les rapports sociaux possèdent des propriétés communes (d’où l’emprunt du concept marxien de rapport social avec son contenu dialectique et matérialiste pour penser le sexe et la race) et ne peuvent être compris séparément (sous peine de les réifier)11”.
Le capitalisme, un système ontologiquement racial et patriarcal
La consubstantialité permet de penser les fonctions sociales centrales du racisme et du sexisme dans la formation, la reproduction et l’extension du capitalisme : le capitalisme est né de la violence raciste et coloniale, il se reproduit et étend son emprise en s’appuyant sur le sexisme et le racisme. Si le racisme et le sexisme sont des formes autonomes d’organisation de la société, en ce qu’elles préexistent au capitalisme (et peuvent lui survivre, si nous ne pensons pas la lutte pour l’émancipation au prisme de la consubstantialité des rapports sociaux), ce sont néanmoins des formes d’organisation nécessaires au capitalisme, sans lesquelles il n’aurait pu exister, ni se perpétuer.
Le capitalisme n’a pu voir le jour qu’à partir des pillages coloniaux, de l’expropriation et de la mise en esclavage des peuples autochtones, et ce à travers des formes diverses au cours de l’histoire (impérialisme, esclavage, colonialisme, traite négrière, apartheid, division internationale du travail…). Cette accumulation, qualifiée de primitive12 par Karl Marx, est en fait une accumulation permanente : après les indépendances, la subordination des pays du sud perdure à travers le néocolonialisme (notamment la Françafrique) et le commerce international, qui organise un échange inégal13 entre des pays aux forces productives inégalement développées. Cet échange inégal est le fruit d’une division internationale du travail, héritée des périodes coloniales, entre les pays occidentaux spécialisés dans des produits industriels à forte valeur ajoutée et les pays du sud contraints de se spécialiser dans des produits primaires, aux prix bas et volatiles. On estime ainsi qu’à travers ce mécanisme, le nord “vole chaque année 10 milliards de tonnes de matières premières et 379 milliards d’heures de travail aux pays du sud14”. Ainsi, le pillage et la domination raciste se poursuivent sous des formes euphémisées : accords commerciaux internationaux inégalitaires (OMC), politiques d’ajustement structurel (FMI), levier de la dette illégitime, accaparement des terres par de grandes entreprises et multinationales… sans parler des interventions militaires directes (ou menaces en ce sens), pour lesquelles la France, engagée dans de nombreuses “Opex” (opérations extérieures) et 3e plus gros exportateur d’armes au monde, n’est jamais en reste. À partir des années 1980, les institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI) ont intensifié la division internationale du travail et assujetti (davantage) l’aide publique au développement aux intérêts capitalistes via la doctrine du Consensus de Washington. L’aide est alors conditionnée à la mise en place de plans d’ajustements structurels, soit des programmes de réformes économiques néolibérales : respect des règles de marché, levée des protections douanières, privatisations de pans entiers de l’économie, dérégulations… Cette période de l’ajustement a permis d’accroitre considérablement l’hégémonie occidentale et la dépendance des pays du Sud Global, largement appauvris et dépossédés de la maîtrise de leurs orientations stratégiques. Cette division raciale du travail au niveau international se retrouve également au niveau national, dans les pays occidentaux, avec ce que des membres du Black Panther Party ont appelé colonialisme intérieur ou racisme systémique, soit l’ensemble des mécanismes de reproduction sociale s’assurant de la position subalterne des descendants de colonisés dans les rapports de production (politiques migratoires utilitaristes, surexploitation de la main d’œuvre étrangère, dégradation des salaires et conditions d’emploi des secteurs où les personnes racisées et étrangères sont majoritaires, à travers la déqualification des emplois, le recours massif à la sous-traitance, l’uberisation, le retour du salaire à la tâche, les contrats de travail précaires…). Ce continuum colonial (soit la rémanence des pratiques et imaginaires coloniaux) s’appuie également sur le détricotage du régime général de sécurité sociale et la destruction des services publics, dont les prestations reviennent de plus en plus à la charge des familles et reposent en premier lieu sur les femmes, notamment racisées et immigrées15. Ces dernières étant de fait la variable d’ajustement du désengagement de l’État.
Le sexisme est lui aussi profondément ancré dans la structure même du capitalisme. Bien sûr il existait déjà sous des formes diverses dans toutes les sociétés de classe antérieures, mais le capitalisme en a inventé de nouvelles, sous-tendues par des structures institutionnelles inédites. D’abord, l’oppression de genre s’est enracinée dans la subordination de la reproduction sociale à la production marchande. Cette séparation des sphères dites de production et de reproduction, s’est appuyée d’une part sur la naturalisation du travail domestique, assimilé à du soin réalisé par amour, essence féminine ou instinct maternel, et non reconnu pour ce qu’il est : du travail et donc une contribution à la création de valeur (et une contribution significative : chaque jour, plus de 16 milliards d’heures sont consacrées au travail domestique et aux soins non rémunérés dans le monde - réalisées à 76% par les femmes16). Et d’autre part sur la séparation stricte des espaces public/marchand et privé/domestique (avec un repli autour du noyau familial, cher à l’hétéronormativité et au patriarcat). Cette séparation a d’ailleurs varié en fonction des configurations historiques et des besoins du capital : les femmes (comme les travailleurs étrangers) ont souvent servi de variable d’ajustement de l’organisation de la production - pour l’économie de guerre notamment. En effet, les femmes, qui ont toujours participé à l’effort productif (y compris au début du capitalisme où elles travaillaient à l’usine) ont été cantonnées au foyer à partir des années 1860 pour des raisons économiques, sociales et politiques : passage de l’industrie légère (textile) à l’industrie lourde (charbon, métallurgie) qui nécessitait des ouvriers en meilleure santé et plus productifs (grâce à une bonne ménagère17), crainte de troubles sociaux et volonté de pacifier la classe ouvrière face au communisme, socialisme et syndicalisme alors naissants (et donc de contenir la lutte des classes). La bourgeoisie capitaliste a opéré cette pacification en divisant la classe laborieuse entre travailleurs salariés et travailleuses non-salariées (travail domestique des femmes, invisible et gratuit) et en donnant le pouvoir aux hommes prolétaires de se comporter en classe patronale avec un salariat subalterne, les femmes. Ce qu’Engels exprimait en ces mots : “dans la maison, l’homme est le bourgeois et la femme le prolétariat”. Et ce sont bien des affects bourgeois qui sous-tendent l’exploitation et l’appropriation du travail des femmes par les hommes, quand ce n’est pas franchement un sentiment de propriété18. Enfin, lorsque les femmes sont revenues massivement sur le marché du travail, à partir des années 1970, le capitalisme a assuré un continuum de cette position subalterne des femmes au sein de la sphère marchande, à travers la mise en place d’une division sexuelle du travail salarié. Une division à la fois verticale (captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée ; phénomènes de plafond de verre et de plancher collant19 pour les femmes) et horizontale (ségrégation professionnelle et parois de verre : répartition des femmes sur un nombre de secteurs professionnels plus limité et sur ceux ayant les moins bonnes conventions collectives, i.e. avec les salaires les plus faibles et les conditions de travail les plus dégradées). Aujourd’hui, le modèle de travail gratuit et sous-payé des femmes (qui a fait ses preuves) est étendu à d’autres catégories de travailleurs20, afin de dégager des profits en dépit de la baisse des gains de productivité : travail des jeunes en insertion, des chômeurs et bénéficiaires du RSA (en contrepartie des indemnités), des détenus…
L’organisation de la production selon une division sexiste et raciste du travail permet à la bourgeoisie capitaliste de diviser la classe laborieuse, de la hiérarchiser21 et de contenir ainsi la lutte des classes, en disséminant les travailleuses et travailleurs dans des secteurs et métiers socialement trop isolés pour pouvoir dégager un intérêt commun puis un intérêt de classe. Et c’est là un enjeu central pour elle, car pour maintenir le système capitaliste, en dépit de son caractère destructeur (écocide, destruction du vivant, des corps, du travail) et de l’inefficacité évidente de l’organisation de la production qu’il opère (besoins sociaux non couverts, productions inutiles, gaspillages, bullshit jobs), il est essentiel de mettre en place et d’entretenir les conditions matérielles visant à prévenir toute révolution : l’atomisation de la classe laborieuse et sa hiérarchisation raciale et sexuelle.
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Crenshaw tente de comprendre pourquoi les femmes noires américaines peinent à faire reconnaître les discriminations qu’elles subissent au travail par la justice. En droit américain, les victimes de discrimination doivent choisir le fondement de discrimination sur lequel elles engagent leurs poursuites : sexe ou race par exemple. Or si les femmes afro-américaines se présentent comme victimes de discriminations fondées sur le sexe, les juridictions les déboutent en arguant que d’autres femmes (blanches) ne rencontrent pas ces difficultés et si elles se présentent comme victimes de discriminations de race, les juridictions les déboutent en soulignant que d’autres noirs (hommes) ne rencontrent pas ces difficultés. ↩︎
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Entretien de Joao Gabriel, “Antiracisme, féminisme : qui sont les “premiers concernés” ?”, Revue du Crieur, 2023 (article en ligne relayé sur Mediapart). ↩︎
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L’extrême droite adore mettre en avant les quelques noirs et arabes qui ont rejoint ses rangs et qui affichent leur racisme intériorisé en fustigeant les jeunes des quartiers. De même les réac machistes adorent promouvoir les femmes bourgeoises qui étalent leur misogynie intériorisée en fustigeant les “excès des féministes” et en prenant fait et cause pour un féminisme libéral qui conforte l’ordre social patriarcal. ↩︎
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Fait d’afficher très visiblement un soutien à une cause sans nécessairement agir concrètement dans le même sens. ↩︎
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Fait de dénoncer publiquement les propos d’une personne, en vue de l’exclure, de la mettre au ban. ↩︎
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Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Féminisme pour les 99%. Un manifeste. La Découverte, 2019. ↩︎
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Concept forgé par Pierre Bourdieu (sociologue) : explication et justification théorique de l’organisation de la société telle qu’elle est. ↩︎
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La distinction des sexes ne relève pas d’une différence naturelle mais d’un système social de division et de hiérarchisation des sexes (le genre) qui les produit comme deux groupes sociaux (femmes et hommes), soit des catégories historiquement et socialement constituées, qui sont ensuite naturalisées afin de justifier cette hiérarchisation. ↩︎
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Elsa Galerand et Danièle Kergoat, “Consubstantialité vs intersectionnalité ? À propos de l’imbrication des rapports sociaux”, Nouvelles pratiques sociales, 2014 (article en ligne). ↩︎
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Ibid. ' ↩︎
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Ibid. ' ↩︎
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L'accumulation primitive du capital est le processus historique d’expropriation et de prolétarisation massives qui, aux XVe et XVIe siècles, a eu pour résultat la concentration des moyens de production dans les mains des capitalistes et l’obligation pour les expropriés de vendre leur force de travail aux premiers. Ce moment d’extrême violence et de destruction a eu lieu aussi bien dans les territoires colonisés (pillage, esclavage) qu’au sein de la société féodale européenne (enclosures, fermage). ↩︎
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Théorie développée par Raul Prebisch, puis Agrahi Emmanuel et Samir Amin. ↩︎
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“Global patterns of ecologically unequal exchange: Implications for sustainability in the 21st century”, Ecological Economics, 2021 (article en ligne) cité par la chaîne youtube Paroles d’honneur, “Comment la France et l’Occident sont devenus riches ? (Les billions de la colonisation)”, 2022 (vidéo en ligne). ↩︎
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Pour aller plus loin : Françoise Vergès, Pour un féminisme décolonial. La Fabrique, 2019. La politologue y analyse la division du travail entre femmes du Sud et du Nord : le travail de Care (nettoyage, soin, cuisine, éducation des enfants etc.) dans les pays du Nord étant dévolu aux femmes racisées sous-payées, au profit des femmes blanches des classes moyennes et supérieures. ↩︎
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Les femmes consacrent en moyenne 4h25 par jour aux travaux domestiques non-rémunérés, contre 1h23 pour les hommes. Sur une année, cela représente 201 journées de 8h pour les femmes et 63 pour les hommes (Rapport OIT 2019). ↩︎
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On peut ici parler de subsomption, ce concept fondamental de la théorie marxiste, qui décrit la subordination des relations sociales par l’outil de production économique (la soumission des travailleurs aux logiques du capital). ↩︎
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Un exemple éloquent de ce rapport de possession/propriété nous vient de Napoléon Bonaparte, qui a inscrit l’infériorité des femmes dans la loi (son code civil de 1804 définit les femmes comme des incapables civiles) et a écrit dans ses mémoires que “la femme est donnée à l’homme pour qu’elle lui fasse des enfants, elle est sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier”. ↩︎
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Bien qu’en moyenne plus diplômées que les hommes, les femmes occupent moins souvent des positions d’encadrement et sont moins nombreuses parmi les hauts salaires (plafond de verre), et elles ont une moindre progression de carrière (plancher collant). ↩︎
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Lire à ce propos l’ouvrage de la sociologue Maud Simonet, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Textuel, 2018. ↩︎
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Cette hiérarchisation économique, dans les rapports de production, est soutenue et renforcée par une hiérarchisation sociale et symbolique (emplois dévalorisés socialement, institutions - notamment policière et judiciaires - racistes et patriarcales, stigmatisation des femmes et des non-blancs dans les médias, la politique, l’école, les productions culturelles…). ↩︎