La mort est à nous - Une Chose Commune 5/5
Dans ce dernier épisode, nous présentons le fonctionnement socio-économique d’une sécurité sociale des obsèques et du deuil payée par les cotisation de chacun, gérée territorialement par des collèges d’agents et de citoyens. À nouveau, beaucoup d’éléments pour créer un tel système sont déjà en place et peuvent être étendus. À quand la Sécu de la mort ?
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Cotiser pour une prévoyance socialisée
Au cœur de ce qui relève aujourd’hui de la propriété des travailleurs plutôt que du marché, Bernard Friot souligne l’importance de la cotisation. Il ne s’agit pas d’une ponction sur notre salaire, d’une « charge », mais bien d’une partie du salaire brut, dont nous profitons autrement que de l’argent de poche. Les cotisations que nous versons à la Sécurité Sociale, ainsi que les entreprises dans lesquelles nous travaillons, nous permettent aujourd’hui d’alimenter plusieurs caisses. Elles nous assurent contre les risques de notre vie : vieillesse, chômage, maladie, accidents du travail et, aussi, les frais d’obsèques en cas de décès en activité (voir partie 2/5). C’est par le fruit de notre travail que nous subventionnons collectivement la Sécurité Sociale. Nous en sommes les copropriétaires.
Il serait possible d’élargir le dispositif existant du capital décès de la sécurité sociale, et de mettre en place une cotisation mort qui assurerait à tout le monde un enterrement ou une crémation, pas seulement aux personnes décédées pendant leurs années actives (moins de 10% des morts par an). Les frais d’obsèques ne seraient alors plus considérés comme un achat de consommation, payés individuellement sur le salaire net, mais comme une garantie payée par le salaire brut, assise sur les cotisations de tous. Le secteur de la prévoyance privée disparaîtrait alors de lui-même. Ainsi, nous nous assurerions collectivement face à la perspective de notre mort et de celle de nos proches. Un système de type Sécurité Sociale redonne une quiétude aux cotisants, en leur permettant de s’assurer une souveraineté sur leur avenir. Mais ce n’est pas tout, cette cotisation paie aussi le salaire à la qualification des agents et crée un fonds d’investissement pour le secteur.
Prenons ce que coûteraient de bonnes obsèques, au-dessus des frais actuels moyens, par personne. On atteint alors un ordre de grandeur de 4 000 euros. Si nous multiplions cette valeur par le nombre de décès annuels (600 000 en 2018), on obtient 2,4 milliards, qu’on arrondit à 2,5 milliards. C’est d’ailleurs ce que représente aujourd’hui le PIB du secteur funéraire. En divisant ce nombre par la masse salariale brute, qui est de 900 milliards d’euros en 2018, on obtient alors 0,27% du salaire brut français moyen. Ce taux pourrait être celui d’une cotisation dévolue à la subvention intégrale du secteur funéraire. À titre d’exemple, la très controversée Contribution au Remboursement de la Dette Sociale, impôt sur notre salaire qui finance l’endettement de la sécurité sociale (dû aux emprunts et aux politiques anti-cotisations) représente 0.5% de notre salaire brut. Nous proposons une piste de financement. Sans baisser le salaire net, ni même en augmentant les cotisations des entreprises, la suppression de la CRDS financerait ainsi totalement le monde funéraire et en ferait une propriété collective sans pertes.
Ce forfait de 4000 euros directement sur la Carte Vitale correspondra à plus du montant du capital décès actuel. C’est un minimum pour assurer des obsèques décentes et dignes à tous. Il sera possible pour les familles de dépenser plus pour les funérailles de leurs proches. Cependant, cet argent supplémentaire ne représentera en aucun cas une possibilité de profit pour les agences de pompes funèbres. Toute marge lors d’un dépassement du forfait de 4000 euros voulu par le client sera reversé aux caisses de sécurité sociale funéraire, et pourra être utilisé, pour augmenter le forfait des autres cotisants, pour revaloriser le salaire des agents ou pour investir.
Une innovation émancipée du marché
L’argument phare plaidant pour la privatisation d’un secteur d’activité est systématiquement le suivant : la concurrence permettrait une émulation, propice à l’innovation, pour le bien du client. Ça ne fonctionne pas toujours, et surtout ce n’est pas la seule manière d’innover qui soit : le régime général de la sécurité sociale, les Centres Hospitaliers Universitaires, la politique des espaces verts municipaux, le tri sélectif, le Train à Grande Vitesse de la SNCF, ou même le fusil d’assaut de la manufacture de Saint Étienne FA-MAS constituent autant d’exemples d’innovations récentes nées hors du marché. Il faut choisir le modèle économique le plus adapté au fonctionnement et aux besoins du monde des obsèques. Pour le moment, nous avons laissé l’initiative aux grands groupes qui dominent le secteur funéraire tels que OGF et Funecap. La liberté économique n’est en fait que celle des plus grandes compagnies qui fixent leurs orientations et leurs priorités. Michel Leclerc peut lancer ses projets éthiquement discutables sans difficulté vu son poids économique ; une entreprise funéraire familiale n’a pas une telle marge de manœuvre, ne disposant pas du même capital d’investissement de départ.
Pour être compétitive, la famille Leclerc développe et vante ainsi le procédé de la sublimation, une “crémation accélérée d’un corps en quelques minutes au lieu de 90 à 120 minutes”. A priori, cela a peu d’intérêt intrinsèque : l’argent avec lequel nous rétribuons cette entreprise ne sert pas ici au bien public mais à faire de la performance pour la performance. La valeur économique générée par nos obsèques pourrait être employée à de meilleures causes si sa gestion était rationalisée. Avant de chercher à faire un meilleur crématorium que celui du voisin, on pourrait veiller à ce que tout le territoire national en soit équipé. À l’heure actuelle il n’y a pas de crématoriums en Guyane par exemple, comptant pourtant plus de 290 000 habitants. Environ 600 Guyanais sont incinérés chaque année en Guadeloupe et en Martinique faute de mieux (1) (2). ce qui représente des coûts de transport supplémentaires pour ces familles. Le marché capitaliste et l’innovation qui devrait en découler ne sont pas à même de traiter ce problème de manière satisfaisante. La concurrence empêche de penser la question funéraire à l’échelle des territoires.
La cotisation consacrée à la subvention du marché funéraire, qui servira à payer le salaire des agents et nos obsèques pourra aussi être affectée à l’innovation et à l’investissement. Par exemple, pour construire un crématorium en Guyane, ou créer une formation publique à l’université pour les nouveaux agents funéraires. L’innovation sera ainsi pensée collégialement et localement, donnant beaucoup plus de perspectives aux initiatives originales utiles plutôt que rentables, notamment celles des coopératives funéraires aujourd’hui souvent en difficulté économique.
Le tiers citoyen, rendre la mort à tous
Nous avons posé la possibilité d’une institution nouvelle pour émanciper les agents des pompes funèbres en leur confiant la gestion démocratique de leur outil de travail. Il est important que les professionnels du funéraire soient les décideurs principaux pour leur secteur d’activité. Mais n’oublions pas les autres acteurs en jeu, les endeuillés : l’intérêt des citoyens pour la question funéraire est légitime et impliquera une place spéciale dans cette nouvelle sécurité sociale. La cotisation nous donnera ce droit.
Déjà dans l’empire romain, parallèlement au travail des agents funéraires, des collèges de citoyens s’acquittaient d’une cotisation mensuelle destinée à financer leurs obsèques, et participaient aux rituels. Il faut que, de manière similaire, les citoyens aient leur part dans les collèges de professionnels, et même qu’ils puissent y avoir voix au chapitre.
Un pas de côté vers un autre secteur peut donner matière à réflexion : l’agro-alimentaire. La Sécurité Sociale de l’Alimentation est un projet porté par différentes associations et syndicats d’agriculteurs, expérimenté à échelle locale, pour étendre le principe de cotisation et de gestion démocratique à la production des produits alimentaires. Son principe a par ailleurs notablement inspiré notre idée d’une Sécurité Sociale du secteur funéraire. Or, le citoyen y est intégré, non seulement comme un usager ou un consommateur, mais comme un co-propriétaire à même de participer aux décisions. Dans certaines projections, ces derniers occuperaient 66% des sièges de la Caisse. Cela semble trop extrême : les agents doivent avoir la majorité. Notamment dans le monde des pompes funèbres où la reconnaissance du travail accompli est essentielle, et l’expertise des professionnels indispensable. Pour une voix pour les citoyens représentant les endeuillés, deux voix seront réservées aux professionnels conventionnés lors des prises de décision. À l’heure actuelle, le Conseil National des Opérations Funéraires présente le défaut de ne pas avoir de pouvoir décisionnel, mais sa composition paritaire est intéressante et pourra être étendue.
On peut imaginer toute une série de débats qui nécessitera l’avis des citoyens et des professionnels. Les enjeux économiques tout d’abord. La gestion du forfait alloué à chacun de 4000 euros pose énormément de questions : quelles prestations funéraires y inclure, lesquelles en supplément. Mais aussi, l’enjeu du salaire et de la formation des agents funéraires, discuté dans ces collèges à gouvernance mixte.
Dans le contexte du dérèglement climatique, les enjeux écologiques sont également nombreux. Le fait de sortir du système concurrentiel et de placer des acteurs variés en position de débattre puis de décider, permettra ainsi de mettre au grand jour certains enjeux climatiques et énergétiques des pompes funèbres. Par exemple, la crémation engendre non seulement un grand coût énergétique, mais aussi une pollution du fait du mercure présent dans les dents traitées. Il existe pourtant des filtres encore peu utilisés en France pour récupérer ces déchets. Faut-il interdire une crémation sans ce dispositif ? La réglementer ? Laisser à chacun le choix ? Faire financer les filtres par les caisses ? Ce sera au collège de décider. Dans un premier temps, ils auront la liberté de missionner un chercheur pour enquêter. Ensuite viendront les débats entre représentants, puis le vote. La gestion collégiale du secteur funéraire entre citoyens et agents fixera de manière démocratique ses grandes orientations. Les seules limites seront celles de l’intelligence collective.
Vers la Sécurité Sociale de la mort
D’autres perspectives sont à explorer au-delà de la question funéraire pour rendre accessible à tous les meilleures conditions possibles pour mourir et accompagner ses morts. La construction d’une véritable Sécurité Sociale de la mort amènera à s’interroger aussi sur la vieillesse, et sur les mauvaises conditions de notre fin de vie due à la gestion lucrative des EHPAD. Actuellement, ce commerce des aînés est l’objet d’une colère citoyenne d’ampleur. Si être soulagé du poids économique des obsèques devient un droit, alors celui de terminer son existence dignement en découle. Cela procède d’une même vision de la société et de la vie.
L’accompagnement du deuil dépasse lui aussi la question des pompes funèbres. Les psychologues sont en première ligne pour assister les endeuillés ce qui amène à réfléchir à les intégrer eux aussi dans la Sécurité Sociale. Ce fut partiellement mis en place lors du printemps 2020, pour répondre au mal-être du confinement. Toutefois la manière dont le gouvernement a mené sa réforme a été verticale et sans chercher l’accord des principaux concernés, qui dénoncèrent une vision réductrice de leur métier. On peut voir dans ces réactions vives des psychologues suite à ces premières mesures, l’importance cruciale d’impliquer toujours les travailleurs pour les prises de décision qui les concernent.
La nécessité de l’égalité devant la mort amène aussi à une réflexion autour de la succession. Le notariat est un autre monde imperméable et peu compris de l’extérieur. Pourtant, la transmission d’un patrimoine important ou inexistant conditionne l’existence des endeuillés, et rajoute ou non la précarité à la douleur de la perte.
Les outils permettant de redonner à la mort le sens qu’elle mérite sont à notre portée. Toutefois, ces propositions n’auront aucune réalité tant que les endeuillés ne se les approprient pas. Notre société nous appartient, la sécurité sociale en est la preuve ; reste à réaliser que nous pouvons revendiquer ce droit : assurer à chacun la sérénité face à sa propre fin.
Alban Beaudouin & Jean-Loup De Saint-Phalle
(1) “Le marché de la mort, lui ne connaît pas la crise”, Mélodie Nourry, France Info Guyane, 2020 [en ligne]
(2) Rapport de la rencontre du mardi 19 avril 2022 avec les porteurs d’un projet de création de crématorium en Guyane, site de la collectivité territoriale de Guyane [en ligne]
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Illustration : “Le socialisme, nouvelle danse des morts”, 1850 © Alfred Rethel