Les travailleurs du silence - Une Chose Commune, 2/5
Dans cet article, nous nous intéressons au métier d’agent funéraire. Indispensables mais méconnus, décriés et peu défendus, les salariés du secteur de la mort sont soumis aux obligations de rendement, qui altèrent le sens de leur travail de soin. Ils pâtissent également d’un traitement médiatique qui les enferme dans la case du fait-divers…
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Sous pression(s) : la double peine des agents
Le 24 avril 2021, M. Jonathan, un ex-employé de Roc-Eclerc à Mérignac en Gironde, a pris la parole publiquement dans différents médias, le quotidien Le Parisien, puis le média Web Konbini, avec un succès médiatique important, tout en dissimulant sa véritable identité. Pendant deux ans, de 2018 à 2020, il a travaillé à la préparation des corps en vue de l’inhumation ou de la crémation. Son témoignage, à considérer évidemment avec prudence, dénonce des pratiques insupportables qu’il dit avoir effectuées ou observées : des corps inversés au crématorium, des os brisés pour faire rentrer les cadavres dans des cercueils trop petits, des pommes de pin utilisées pour remplacer les restes d’un défunt manquant. Sa prise de parole entraîne celles, anonymes, de certains de ses collègues, qui confirment sa version et même soulignent l’ampleur des dysfonctionnements. Jonathan a été licencié du groupe Funecap et une enquête a été ouverte par le parquet de Bordeaux. Il a également assigné aux Prud’hommes l’agence de Mérignac où il travaillait.
Nous allons ici insister sur une distinction importante : il y a, dans le métier d’agent funéraire, des aléas inhérents au contact avec les corps, et des aléas dus aux logiques de rendement du marché, qui touchent même les entreprises publiques ou semi-publiques dans des logiques d’austérité. Certaines altérations des corps sont en partie inévitables dans ce métier très difficile, où les dépouilles sont soumises à des lois physiques - décomposition, gangrène gazeuse (1)… Or, l’agent soumet le défunt au regard des familles. Dans ces cas-là, si un corps, d’une manière où d’une autre n’est plus présentable, dissimuler l’aspect dérangeant de la mort fait même partie de son travail. Nous consentons à déléguer aux agents funéraires le traitement du cadavre de nos proches, pour éviter d’entendre leurs râles post mortem, et de voir leur dégradation dans sa réalité la plus crue. Face à la responsabilité que nous confions aux travailleurs des pompes funèbres, nous devons accepter leur faillibilité. Il y a toujours eu des erreurs ou des accidents, inévitables, et il y en aura encore. Mais lorsque le secteur funéraire se fixe des objectifs de rentabilité, il génère alors des dérives, celles-là inacceptables.
Les exigences de rendement importantes amènent en effet à des cadences de travail soutenues, qui ne permettent pas de prendre le temps de réaliser un travail digne et respectueux. Les mises en bière à la chaîne et les rythmes trop intenses sont incompatibles avec l’exercice d’un métier du soin. Les travailleurs du funéraire s’épuisent physiquement et psychologiquement. Lancées dans une logique de profit, les entreprises de pompes funèbres publiques comme privées rognent sur la qualité de la prestation. Dans la précipitation et la contrainte d’obéir aux supérieurs, les employés en arrivent à des extrémités telles que mutiler les corps ou mentir aux familles. Il ne s’agit plus seulement d’édulcorer l’image de la mort pour les familles, mais de la falsifier. D’ailleurs, si ces bavures sont découvertes, les proches peuvent être indemnisés par l’entreprise, le but étant de passer sous silence les événements.
L’affaire du Roc-Eclerc de Mérignac pourrait être un fait divers : mais une association indépendante des grands groupes du funéraire dresse des constats similaires, comme l’Association Française d’Information Funéraire (AFIF), qui estime que quatre entreprises sur cinq commettraient de tels délits. De plus, le succès de ce moment médiatique montre l’intérêt populaire sur la question : Le Parisien a annoncé que l’article constituait son pic de lecture pour le mois d’avril 2021. Plusieurs familles ayant subi des traumatismes analogues ont contacté la journaliste pour la remercier de son enquête et lui faire part de leurs mauvaises expériences.
Omerta funéraire et inconséquence politico-médiatique
Le secteur funéraire ne se remet pas encore beaucoup en question malgré les scandales. C’est parce que peu de monde, chez les consommateurs comme chez les agents, n’accepte de parler et de dénoncer certaines pratiques. Il faut travailler à la transparence du secteur et intégrer les citoyens pour contrôler les éventuels abus.
Aujourd’hui, par un consensus tacite, la population préfère détourner le regard du monde funéraire, tout en s’offusquant quand un scandale éclate. Quant aux professionnels, il existe une tendance à cacher ce qui peut gêner l’opinion, et attiser une dégradation de leur réputation déjà entachée par une image injustement dégradante. Or, en ne disant rien, nous nous rendons à la fois complices et victimes.
On peut expliquer l’omerta par le quotidien difficile des professionnels, unis dans le silence face à la presse et aux citoyens déconnectés. Mais, ironie du sort, les actionnaires des grands groupes, principaux bénéficiaires des cadences intenses, ne se confrontent guère plus aux réalités du secteur funéraire que le reste de la population. Ainsi, le groupe Funecap est la propriété de MM Xavier Thoumieux et Thierry Gisserot, énarques et anciens employés du ministère des Finances. Les PFG appartiennent à un fonds de pension canadien.
Justifier le silence propre à ce secteur par l’argument corporatiste a donc ses limites : les agents du funéraire n’ont pas tant à redouter la transparence que les actionnaires distants qui les pressurisent. De même, le seul véritable point de convergence entre grosses et petites entreprises du funéraire est la dénonciation de la méconnaissance des clients et des médias. Mais ce trait d’union est aussi illusoire que dangereux. L’existence de syndicats d’indépendants et de salariés est la preuve que ce secteur est, comme tout autre, traversé par des conflits d’intérêts profonds. Les entreprises familiales sont mises en péril par l’expansion illimitée des gros actionnaires. Le silence avantage toujours les plus puissants.
Il faut dire que l’attitude désobligeante des médias et du monde politique joue pour beaucoup dans le raidissement du secteur funéraire vis-à-vis de l’extérieur. Lors de l’épidémie de Covid-19, le monde du funéraire s’est retrouvé encore une fois confronté à une surexposition médiatique, avec l’affaire de la morgue de Rungis. Du fait de la mortalité élevée, une halle funéraire temporaire avait été mise en place; l’opération avait été confiée aux PFG. Le stockage d’un cercueil dans cette chambre funéraire de fortune, et la possibilité donnée aux familles de venir se recueillir, avaient été facturés jusqu’à plusieurs centaines d’euros. L’explosion de la polémique poussa les PFG à réagir et à finalement prendre à leur charge les dépenses. Mais cette occasion permit à l’AFIF ou à des fédérations d’indépendants de dénoncer à nouveau les pratiques des leaders du marché.
L’intervention du gouvernement fut superficielle. Une prise de parole du ministre de l’Intérieur d’alors, M Christophe Castaner, relayée par les médias, se contenta de dénoncer ce type de pratiques en temps d’épidémie. En revanche, le gouvernement n’annonça aucune enquête particulière sur le monde funéraire suite à l’affaire. M. Éric Ciotti, député Les Républicains, s’indigna, de même que la France Insoumise, qui déposa un projet de loi pour la gratuité des obsèques en temps de COVID, rejeté par l’assemblée. Mais les tarifs n’étaient en soi pas plus élevés à Rungis que dans un funérarium classique des PFG. La classe politique ne s’est-elle mobilisée sur la marchandisation de la mort, que parce que le contexte d’épidémie donnait à l’affaire un aspect sordide et médiatique supplémentaire ? Pourtant, les affaires liées au confinement n’ont pas manqué, au-delà de Rungis. Un employé du syndicat SUD OGF a pris la parole pour dénoncer les pratiques du groupe PFG-OGF, telles que le manque de matériel de protection ou l’incitation malsaine à maximiser la rentabilité en temps de pandémie en proposant aux clients des obsèques payables en 3 fois sans frais : ce syndicaliste a été menacé par le groupe et sommé par voie d’huissier de ne plus s’exprimer publiquement sur un quelconque dysfonctionnement de l’entreprise durant la pandémie. Mais peu de médias (2) se sont intéressés à la violence subie par cet agent, plus intéressés par le point de vue des clients dans des affaires comme celle de la halle funéraire : les pressions patronales sont restées hors des radars journalistiques.
De même, le journaliste spécialisé et agent funéraire Guillaume Bailly s’insurge régulièrement dans les colonnes de son site web Funéraire-actualités de l’attitude générale des médias vis-à-vis des pompes funèbres, qui ne s’y intéressent guère qu’à la Toussaint ou pour monter en épingle des affaires spectaculaires. Il faut sortir le monde funéraire de la rubrique des faits divers, sans quoi aucune réforme de fond n’est possible.
La semaine prochaine, nous nous intéresserons à la question de la prévoyance des obsèques et aux innovations dans le secteur du funéraire : existe-t-il une alternative aux innovations capitalistes ?
Alban Beaudouin & Jean-Loup de Saint-Phalle
1- Putréfaction des tissus organiques post-mortem.
2- À l’exception notable de David Perrotin de Loopsider, réalisateur de l’interview originelle du syndicaliste, qui a relayé sur ses réseaux sociaux personnels les pressions subies par l’agent d’OGF.
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Illustration : Processus d’embaumement de l’Égypte ancienne © Christian Jégou