Le « Déjà-là » et l'au-delà - Une Chose Commune, 4/5
Pour sortir du capitalisme funéraire, nous pouvons nous appuyer sur des éléments existants, ce que l’économiste Bernard Friot appelle le déjà-là : le régime général de Sécurité Sociale, tel qu’il est créé en 1946 donne des pistes que nous pouvons étendre au monde des obsèques. Ce qui revient à poser une question simple : la mort a-t-elle vocation à être une source de profit ?
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Se libérer des prix, en se basant sur ce qui existe déjà
Notre objectif est que le prix ne soit plus une charge financière et mentale pour les endeuillés. Pour construire une alternative, il faut utiliser et étendre des éléments existants aujourd’hui. Le sociologue et économiste Bernard Friot pointe ainsi ce qu’il appelle le «déjà-là» : ce qui, dans notre système économique, est déjà la propriété de la collectivité, sans en avoir forcément conscience.
Dans le monde funéraire, on trouve déjà des exemples de mécanismes marginaux déchargeant le deuil de son pendant économique. Il y a un “déjà-là” anthropologique : dans quelques situations, la société juge acceptable que ni le défunt ni la famille n’aient à prendre en charge le coût des obsèques. Certaines associations à but non lucratif permettent ainsi de financer les funérailles d’enfants. L’APPEL, l’Association Philanthropique de Parents d’Enfants atteints de Leucémie ou autres cancers, propose ainsi de couvrir les frais d’obsèques dans la tragique éventualité du décès de l’enfant malade, si les parents en font la demande. L’association pallie les difficultés financières des familles en détresse, en utilisant l’argent des dons et des subventions. Parmi les mécènes, on peut retrouver de nombreux grands groupes ou la région Auvergne-Rhône-Alpes. Dans ce cas, personne ne conteste que les frais d’enterrement ne doivent pas être assumés individuellement par la famille au moment du décès, mais pris en charge par une somme de donateurs. Mais le fait de ne prendre en charge les frais d’obsèques que dans certaines circonstances, pose la question impossible de la hiérarchie des deuils. Ainsi, la mort d’un enfant des suites d’un accident ou d’une autre maladie n’obtiendrait pas une telle aide du Rotary Club ou de la région. Il faudrait alors pour la famille se contenter de l’aide de la CAF de 2000 euros, soumise à conditions.
Comme le fait l’APPEL, il faut déconnecter la charge émotionnelle du deuil de son coût financier. On ne peut toutefois pas se reposer uniquement sur les associations à bon compte. Il nous faut aussi un moyen d’être indépendant de la charité, pour tendre à un système funéraire universel.
Il existe déjà un dispositif funéraire accessible à tous : le terrain commun. C’est ce qu’on appelait dans le langage courant la fosse commune ou le carré des indigents. Contrairement à ce que ces anciens noms très chargés laissent supposer, cette section, obligatoire et présente dans tous les cimetières, permet aux démunis, aux anonymes, aux non-réclamés, d’être enterrés avec respect par la commune. Ces sépultures simples abritent les défunts pour une durée de 5 ans, temps théoriquement nécessaire à la décomposition - au lieu de 30 ans pour une concession standard. Dans beaucoup de cas hors grandes villes, la durée de 5 ans est dépassée, les cimetières n’y manquant pas de place. À terme, les restes peuvent être réclamés par la famille, incinérés et déposés dans l’ossuaire de la commune, ou dispersés dans le jardin du souvenir. Ce délai court permet de libérer de la place et d’assurer une rotation des sépultures. Nos impôts locaux permettent donc théoriquement déjà de payer une sépulture à chacun s’il en fait la demande. Comme le procédé est associé à une image infamante, peu de personnes y recourent, les obsèques étant, comme vues avant, un marqueur social. Mais ce système prouve qu’un pôle public funéraire est d’autant plus réaliste qu’il existe déjà.
Le capital décès de la Sécurité Sociale est un autre élément décisif à prendre en compte. S’il était étendu à tous les décès, même des retraités, cela reviendrait à prendre en charge collectivement les obsèques de tous par cotisation. Même à l’échelle d’une commune, une alternative publique au marché funéraire existe, en fonctionnement depuis des dizaines d’années. Dans les Alpes-Maritimes, à Mouans-Sartoux, qui compte aujourd’hui plus de 9000 habitants, la régie municipale assure aux administrés le transport du corps et le déplacement du cercueil par des porteurs - des agents de la commune formés dans ce but - l’inhumation et même la cérémonie, pour un euro symbolique. Cette initiative est le fait d’André Aschieri, élu écologiste et maire de la commune pendant 41 ans, pionnier dans les questions de régies communales. Après sa mort, le système existe encore, bien que la concurrence de la crémation rende ce service de moins en moins prisé par les administrés. S’il s’agit d’un choix politique qui ne peut pas être imposé aux autres communes ayant choisi d’autres orientations, cette régie existe bel et bien, et sans induire de gros impôts locaux pour les administrés. Les services municipaux travaillent d’ailleurs en bonne intelligence avec les opérateurs funéraires locaux, pour les questions qui ne relèvent pas de leur juridiction comme les ouvertures de caveau, l’accompagnement des endeuillés ou les crémations. Le maire racontait toutefois avoir reçu régulièrement des cadeaux par une entreprise privée de pompes funèbres pour abandonner ce mode de fonctionnement. Il tint bon, et ni les pressions des entrepreneurs, ni la Loi Sueur, ne parvinrent à arrêter à ce jour la logique de funéraire non marchand de Mouans-Sartoux.
Tous ces outils ne soulagent pas directement la peine des endeuillés, mais les libèrent de la dépendance financière pendant leur deuil, et leur assurent un sentiment de sécurité.
Res extra commercium
On l’a vu, la mort a fait l’objet d’une mise en concurrence en 1992. Cette option n’avait pas été alors confrontée à l’idée d’une nationalisation, ce que prévoit pourtant la loi en cas de monopole de fait. Le débat s’était axé sur des thématiques économiques, quand le système funéraire devrait aussi répondre à une question éthique : est-il nécessaire de marchandiser quoi que ce soit qui touche au corps de la personne ? La pompe funèbre a un prix, le service rendu par l’agent funéraire a une valeur, mais la mort ne doit pas nécessairement être lucrative pour autant.
Pour mieux saisir les enjeux juridiques et éthiques de la question, une notion du droit romain peut nous éclairer. À Rome, toute chose relevait de l’un des deux grands domaines juridiques : celui de la propriété privée et du commerce, et celui du sacré et du public. Ce dernier était désigné par une notion toujours usitée en droit : Res extra commercium (“les choses hors du commerce”). Les morts appartenaient alors à cette catégorie, car sacrés, longtemps enterrés dans l’enceinte de la cité. Les cérémonies étaient organisées par des agents de la déesse des funérailles Libitina, payés par les familles pour leurs outils et leurs services. Il ne semblait pas exister de concurrence : ces Libitinarii constituaient un monopole de fait. Le rite funéraire avait bel et bien un coût, mais la trajectoire d’un Michel Leclerc n’aurait eu aucun sens : il était alors inconcevable d’imaginer un marché de la mort.
Notre société laïque ne peut définir la mort comme sacrée à la manière de Rome, mais pourrait s’inspirer du droit romain pour rendre l’économie funéraire plus saine. Il faut en effet clarifier le cadre légal pour que la mort ne puisse pas être un objet de commerce lucratif légitime.
En droit français, il existe une indisponibilité du corps humain, c’est-à-dire qu’il est par principe interdit de vendre, d’acheter, ou de louer son corps, ou celui d’autrui. C’est pour cela que, par exemple, la Gestation pour Autrui (GPA) est interdite et que le commerce d’organes est également prohibé. Pourrait-on alors considérer que le corps mort, lui, puisse faire l’objet d’un profit ? Si le corps est une chose en dehors de tout commerce, res extra commercium, alors le service rendu au corps mort doit être placé en dehors du libre-marché.
Aujourd’hui l’indisponibilité du corps est au coeur de plusieurs débats de société, notamment la prostitution. Louer son corps pour réaliser des prestations sexuelles tarifées est très loin de faire consensus. Le parti socialiste au pouvoir en 2012 a tenté, inspiré par d’autres pays européens, de pénaliser les clients. Pourtant, il existe des associations et syndicats liés à la prostitution, qui en défendent la pratique. Ces derniers déposèrent alors un recours au conseil constitutionnel en 2014 au nom de l’entrave au libre commerce que constituerait selon eux la pénalisation des clients. En 2019, le conseil constitutionnel trancha : contrairement aux législations européennes, il rejeta l’idée qu’il s’agisse d’une entrave aux libertés du commerce et déplaça le débat sur une question d’ordre éthique et non économique. Puisqu’il y avait marchandisation du corps, il s’agissait donc d’un problème moral, en vertu du principe d’indisponibilité du corps humain. Cette jurisprudence démontre qu’il serait possible pour le législateur français de s’en prendre au totem de la libre-concurrence défendu par les institutions européennes, s’il invoque la notion d’indisponibilité du corps. Une stratégie intéressante serait de faire de la question funéraire un enjeu de société, une composante du débat public aussi vivace que le sexe. Déplacer la question de la mort sur le terrain éthique deviendrait alors juridiquement possible.
Un salaire à la qualification des agents funéraires conventionnés
Aujourd’hui, le monde funéraire est un sujet de société encore mineur, médiatisé essentiellement par le biais des faits divers. Un bon nombre de ces scandales sont le fait des conditions de travail insatisfaisantes. Pour sortir des polémiques par le haut, il faudrait donner aux agents la rémunération et la sécurité de l’emploi dont ils ont besoin, et qu’ils méritent. Ils pourraient devenir titulaires d’un “salaire à vie”, lié à leur qualification. L’avantage est double : donner un statut pour reconnaître la valeur de ce métier essentiel à notre civilisation, et éviter le stress de la précarité. Cela existe déjà en partie : les agents funéraires des régies municipales ont pour certains le statut de fonctionnaires et bénéficient d’un salaire payé par les impôts. Nous pouvons nous inspirer de cet état de fait pour le généraliser.
Aujourd’hui, nos cotisations qui alimentent chaque mois la sécurité sociale ont pour vocation d’une part à prendre en charge nos soins médicaux et d’autre part de financer le salaire des soignants. La Sécurité Sociale a l’avantage d’éloigner le travailleur de santé des objectifs de rendement. En cotisant, nous reconnaissons qu’il crée de la valeur économique, laquelle représente ainsi 10% du PIB français en 2010 et 11,2 % en 2019 (1). L’infirmier fonctionnaire à l’hôpital, malgré les plans d’austérité qui frappent son lieu de travail, garde alors un sens à sa tâche. Moins effrayé à l’idée de perdre son salaire qu’un intérimaire, il peut se consacrer pleinement à son métier. Mais c’est aussi le cas du médecin généraliste, qui, bien qu’il soit un prestataire libéral, a des prix de consultation figés, lui aussi payé par les cotisations. Dès lors, le sens de sa mission n’est pas brouillé outre mesure par les enjeux de tarifs, de concurrence entre cabinets et de captation de la patientèle.
Il s’agirait de construire un statut similaire pour l’agent des pompes funèbres privées. Dans le système actuel, c’est l’actionnaire des entreprises funéraires qui récupère le profit et décide des salaires, dans l’idée que le capital ruissellera et financera l’innovation, sans qu’il ne donne aucune garantie. Ce faisant, le secteur est dominé par l’avidité, puisque les marges de profit n’ont pas de plafond. Ainsi, les mauvaises conditions de travail et les devis frauduleux prospèrent. À la place, utilisons l’argent généré par les prestations funéraires pour reconnaître la valeur produite par le travail des agents, en leur donnant un statut et un salaire garanti. Le travail de l’opérateur funéraire ne consistera plus à maximiser son profit lors des obsèques en gonflant les devis et en multipliant la “pompe funèbre”. En plus d’assurer à chacun des obsèques, via l’extension du capital décès, nos cotisations pourront également garantir un salaire qui ne soit pas indexé sur les prestations et leurs prix, mais sur les qualifications de l’agent. À la manière des enseignants, le salaire de l’agent progressera tout au long de sa carrière, selon son ancienneté et ses mérites.
Dans le dernier article, nous finirons de dresser le tableau d’une alternative au capitalisme funéraire. Pour construire une véritable Sécurité sociale de la mort, il ne faudra de toute façon pas s’arrêter au monde des obsèques.
(1) “Les dépenses de santé en 2020 - Résultat des comptes de la santé”, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), 2020 [en ligne]
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Illustration : Sépulture antique le long de la via Appia Antica à Rome