Éclaircissements et réponses à nos interlocuteurs, autour des "Propositions pour une économie du salaire à vie"

01/04/2022     GROUPE ÉCONOMIE DU SALAIRE À VIE

    Éclaircissements et réponses à nos interlocuteurs, autour des "Propositions pour une économie du salaire à vie"

    Notre groupe thématique a récemment présenté l’avancement de ses travaux à deux occasions :

    • début juillet 2021, sur le site de Réseau Salariat, dans une brochure Propositions pour une économie du salaire à vie. Salariat, Marché, Monnaie, et dans l’annexe technique qui l’accompagne ;
    • fin octobre, à Lille, lors des automnales 2021 de Réseau Salariat, organisées par le groupe local Nord – Pas-de-Calais, sur initiative de notre groupe thématique.

    Lors de et suite à ces présentations, certain·e·s ont bien voulu nous faire part de leurs questions, remarques, suggestions et objections, et nous les en remercions. Nous souhaitons ici faire écho aux plus récurrentes, en espérant y apporter réponses et éclaircissements.

    Les lignes qui suivent n’engagent que notre groupe thématique, et témoignent de l’état d’avancement de travaux encore en chantier. Elles n’ont vocation, ni à parler au nom de Réseau Salariat, ni à avancer une proposition complète et définitive.

    1. Abandon de tout financement de la production.

    1.1. Circulez ! Y’a rien à financer !

    Pourquoi n’y a-t-il rien à financer, dès lors que tous les salaires sont déjà versés ?

    Bertrand Bony avait vu et montré que tout investissement n’est que du travail, que toute avance de monnaie (crédit ou subvention) qui finance l’investissement n’est que du salaire. Car l’argent investi ne sert qu’à deux choses : embaucher de nouveaux·elles salarié·e·s, c’est-à-dire payer des salaires ; acheter des moyens de productions ou des services de maintenance de moyens de production, ce qui est encore payer des salaires. En effet, les moyens de production et les services de maintenance ne sont le produit que du travail ; les acheter n’est donc rien d’autre que payer le travail déployé tout au long de la chaîne de production pour les produire, c’est-à-dire verser les salaires des travailleur·euse·s ayant directement contribué à leur production.

    Or, dans une société du salaire à vie, – et en particulier dans notre modèle, qui verse les salaires en début de cycle par création monétaire, avant toute production, – chaque travailleur·euse est déjà payé·e, a déjà reçu un salaire qui reconnaît tout le travail qu’il·elle accomplit durant le cycle : son salaire à vie. Ainsi, le travail correspondant aux moyens de production et aux services de maintenance investis est déjà payé, et n’a plus besoin de l’être. Dès que les salaires sont versés, en début de cycle, toute la production du cycle est déjà “financée”, et ne nécessite pas un centime de plus. Il n’y a donc aucun besoin de financer l’investissement, c’est-à-dire d’avancer de l’argent sous quelque forme que ce soit – crédit ou subvention – en plus des salaires à vie, pour acheter des moyens de production ou des services de maintenance. Il n’y a qu’à les produire et à les distribuer. Une unité de production (UP) peut se fournir en moyens de production et services de maintenance auprès d’une autre UP sans avoir à les lui acheter, sans dépenser de monnaie, puisque tout le travail accompli par cette autre UP est déjà payé par les salaires à vie perçus par ceux·celles qui y travaillent.

    Tout financement de l’investissement, y compris la subvention et la cotisation qu’elle présuppose, est donc inutile dans une société du salaire à vie. S’en passer permet d’éviter tout retour des prêteurs, et, avec eux, du capitalisme : dès qu’il y a besoin d’avancer de la monnaie pour investir, il y a un risque que cette avance soit faite par crédit ; dès qu’un collectif de travail a besoin d’accéder à de la monnaie pour acheter des moyens de production, il y a le risque que quelqu’un ou qu’une institution propose de la lui avancer sous forme de crédit.

    Les remarques précédentes s’étendent aux consommations intermédiaires, qui ne sont plus achetées. La production n’a aucun besoin d’être financée, à aucun égard.

    1.2. Une monnaie exclusivement distributive (ou de répartition)

    La monnaie ne servant plus à acheter les moyens de production et les consommation intermédiaires, elle sert exclusivement à acheter la production finale. Autrement dit, la monnaie ne sert plus à financer la production, elle ne sert qu’à distribuer (ou répartir) la production finale : si nous conservons la monnaie, si nous versons toujours des salaires, si nous conservons des biens et services finaux à prix, ce n’est pas pour payer les productions, qui sont déjà “financées” ; c’est notamment pour garantir une diversité de choix aux citoyen·ne·s dans l’acquisition de la production finale. La monnaie du salaire à vie1 est donc une monnaie exclusivement distributive.

    1.3. De l’investissement aux productions de développement, et des consommations intermédiaires aux productions intermédiaires

    Comment les consommations intermédiaires et les investissements s’organisent-ils ?

    La critique du financement de l’investissement s’étend aux consommations intermédiaires : celles-ci sont déjà payées, n’ont pas besoin de l’être. Nous ne proposons donc pas seulement de renommer l’investissement production de développement ; et, les consommations intermédiaires, productions intermédiaires ; pour souligner qu’il ne s’agit ici et là que de productions, de travail. Nous proposons aussi et surtout de transformer l’institution ou la réalité sociale de l’investissement et des consommations intermédiaires, c’est-à-dire la nature des échanges inter-up, en une distribution de biens et services par transmission avec simple suivi comptable de leur valeur économique, plutôt que par achat à un prix : comme les ateliers d’une même usine, ou les départements d’une même entreprise, les UP se fourniront désormais les unes auprès des autres en biens et services intermédiaires et de production, sans rien acheter, c’est-à-dire sans dépenser de monnaie, l’achat étant remplacé par un transfert avec suivi comptable de la valeur économique du bien ou service fourni, pour que cette valeur économique soit intégrée dans le calcul du prix de la production finale à prix qui sera vendue en bout de chaîne de production2.

    Si, par exemple, une boulangerie a besoin de farine, elle se fournit “directement” auprès d’une minoterie, sans rien payer à celle-ci en échange – et sans avoir besoin de formuler une demande à un comité économique. La minoterie informe de la valeur économique de cette farine, pour que la boulangerie l’intègre dans le prix des baguettes de pain qu’elle produira avec.

    Si une boulangerie s’installe, et a besoin d’un four à pain, elle en fait la demande à un comité économique3. Si cette demande est acceptée, la boulangerie se fournit auprès d’un fabricant de fours, sans payer le four qu’elle reçoit. Un suivi comptable permet de répercuter la valeur économique de ce four sur tous les prix pratiqués par toutes les UP du territoire national. Nous réfléchissons à des moyens d’accorder à chaque UP une autonomie relative dans l’obtention de ses productions de développement, pour ne pas dépendre totalement des comités, notamment pour la maintenance des moyens de production – en remplacement de l’auto-financement proposé par Bertrand Bony.

    1.4. Disparition de la distinction entre production marchande et non-marchande.

    Il est courant de distinguer la production marchande et la production non-marchande. Or, que l’on décide de vendre le produit final ou de le distribuer sans échange monétaire ne change rien au processus de production. La distinction entre marchand et non-marchand ne porte que sur la distribution des produits, non sur leur production.

    C’est l’une des raisons qui nous ont fait abandonner ces termes de marchand et non-marchand, pour diminuer les confusions et ambiguïtés à ce sujet. Du côté de la production, il n’y a pas de secteur marchand et de secteur non-marchand. Il n’y a lieu de distinguer que la production hors UP et la production des UP ; et, au sein de celle-ci, les productions de développement, les productions intermédiaires et les productions finales.

    Quant à la distribution, nous en distinguons pour le moment au moins deux catégories : la distribution par les prix, par achat ou vente de produits à prix, et la distribution par transmission avec simple suivi comptable (ou distribution seulement comptabilisée) des produits distribués sans prix. Cette distinction et ces dénominations sont en cours de réflexion.

    1.5. La démocratie économique

    En retirant à la monnaie toute fonction de financement de la production, et notamment de l’investissement, nous abandonnons tous les modes d’organisation de la production fondés sur le financement et les institutions qu’il implique. La production n’est plus orientée par les décisions d’investissements d’“hommes d’affaires”, de fonds de placements, de sociétés d’investissement, de banques d’affaires, de banques publiques, etc. Elle ne peut pas non plus l’être par des décisions de subventionnement de caisses économiques. Mais il faut alors qu’elle le soit autrement, par d’autres institutions.

    Il s’agit d’organiser démocratiquement la production, c’est-à-dire d’empêcher toute fraction de la société de conquérir un monopole de la décision sur la production, et d’aménager au contraire la souveraineté populaire sur l’économie, la co-responsabilité de tou·te·s les citoyen·ne·s-producteur·trice·s sur la production. L’ensemble des fonctions d’organisation de la production qui sont aujourd’hui assurées par la monnaie, dans le financement de l’investissement et des productions intermédiaires, est donc désormais pris en charge par la démocratie économique, c’est-à-dire par un réseau d’institutions micro- et macro-économiques, aux missions et aux prérogatives diverses, gérées par les citoyen·ne·s-producteur·trice·s. La monnaie était omniprésente dans l’orientation de la production ; c’est la démocratie qui doit l’être. Notre groupe thématique réfléchit actuellement à une proposition de démocratie économique : il s’agit d’identifier les problématiques auxquelles elle doit répondre, les missions à remplir, les institutions qui assument ces missions, leurs prérogatives et leurs productions effectives ; et de proposer un fonctionnement de ces institutions, à la fois interne et les unes par rapports aux autres.

    Or, pour s’orienter dans leurs décisions, ces institutions ne pourront plus s’appuyer sur les indicateurs économiques, comptables et financiers actuels, qui guident les décisions des financiers, et perdront toute pertinence. Aussi notre groupe thématique réfléchit-il à une proposition de comptabilité communiste, micro et macro-économique, adaptée à notre proposition de fonctionnement monétaire pour une économie du salaire à vie.

    2. Calcul des prix & Équations macro-économiques.

    Notre proposition de calcul des prix repose sur un fonctionnement monétaire sous forme de cycle ou de circuit4, qui exige pour son équilibre que la totalité de la monnaie créée en début de cycle soit détruite en fin de cycle. Trois équations décrivent ce circuit monétaire et les conditions de son équilibre. À l’échelle macro-économique, sur un cycle monétaire, on a ou doit avoir :

    • TOTALITÉ de la monnaie créée = somme de TOUS les salaires ;
    • SOMME des valeurs économiques de toutes les productions FINALES = somme de TOUS les salaires ;
    • SOMME des valeurs d’échange (ou prix) de toutes les productions À PRIX = somme de TOUS les salaires.

    Face à ces équations, plusieurs questions se posent :
    D’où viennent ces équations ?
    Sont-elles justes ?

    Les deux dernières équations impliquent que somme des valeurs économiques de toutes les productions finales = somme des valeurs d’échange de toutes les productions à prix. Quelle différence y a-t-il donc entre la valeur économique et la valeur d’échange ?

    2.1. Salaires & Création monétaire

    Pourquoi a-t-on totalité de la monnaie créée = masse salariale ?

    Puisque les échanges inter-UP ne sont pas monétaires, la monnaie ne sert qu’à verser les salaires et distribuer la production : la totalité de la monnaie créée sur un cycle est égale à la totalité des salaires versés durant ce cycle (masse salariale). La création monétaire n’est destinée qu’à une seule chose : le versement des salaires, et le pouvoir de création monétaire est remis aux caisses de salaires – alors qu’il l’était aux caisses d’investissement dans le modèle de Bertrand Bony, c’est-à-dire que la création monétaire servait à financer la production. Ce point est central.

    Pratiquement, pour les travailleur·euse·s, cela signifie qu’ils sont payés en début de cycle, c’est-à-dire avant d’avoir travaillé et d’avoir produit quoi que ce soit : d’abord on paie les travailleur·euse·s, et ensuite on produit5. On inverse ainsi le circuit monétaire par rapport au capitalisme, où l’on produit d’abord de la valeur ajoutée pour la distribuer ensuite sous forme de salaires, ce qui oblige les personnes à recourir au crédit pour acheter la production. Les salaires ne sont plus issus d’un partage de la valeur ajoutée ; au contraire, ce sont les salaires qui font la valeur ajoutée.

    Politiquement, ceci est décisif. En réservant la création monétaire aux salaires et en faisant ainsi partir tout le processus de production depuis les salaires, on pose fermement que la production ne requiert que du travail (des travailleur·euse·s, des savoir-faire, des procédés de production, des moyens de productions, des matières premières, de l’énergie, etc.), n’a pas besoin d’être financée par une avance monétaire. On place nettement les travailleur·euse·s comme absolument centraux dans la production : ils n’ont pas besoin d’investisseurs ou autres, ceux sont eux qui font tout. Ceci est le cœur de notre proposition, et se situe dans la droite ligne de la position centrale de Réseau Salariat et du mouvement ouvrier : seul le travail produit de la valeur, et ce sont les travailleur·euse·s qui assurent seuls toute la production et ont ainsi seuls légitimité à en décider et à l’organiser ; tout autre acteur économique prétendu (investisseurs, prêteurs, actionnaires, et autres) n’est qu’un parasite.

    2.2. Valeur économique de toute la production finale (UP et hors UP) = somme de tous les salaires

    SOMME des valeurs économiques de TOUTES les productions FINALES (UP et hors UP) = somme de TOUS les salaires

    Cette première équation, en langage capitaliste, signifie : PIB = somme des salaires.

    D’où vient cette équation ?

    Cette équation est une définition, une décision politique, que nous posons au motif que seul le travail produit de la valeur économique : toute la valeur économique produite vient du travail, et doit donc correspondre et ne correspondre qu’à du travail, c’est-à-dire à des salaires.

    Cette équation est-elle juste ? Ne manque-t-il pas les consommations intermédiaires, les investissements et l’amortissement de l’investissement ?

    Cette équation ne décrit pas a posteriori les institutions et le fonctionnement économique que nous proposons. C’est une décision politique qui a guidé la construction de ces institutions, et notamment du mode de calcul des prix : nous les avons élaborées de façon à réaliser cette décision. Cette équation est donc vraie par construction. En particulier, elle n’omet pas les consommations intermédiaires, les investissements et leur amortissement : leur valeur économique correspond à des salaires.

    Si cette équation ne fait intervenir que la valeur économique de la production finale, c’est parce que nous définissons la valeur économique d’une production comme la somme des valeurs ajoutées par le travail des citoyen·ne·s-producteur·trice·s ayant directement contribué à l’élaboration de cette production, ce qui inclut la valeur économique des productions intermédiaires et de développement mobilisées6. La valeur économique d’une production contient ainsi toutes les valeurs ajoutées en amont dans la chaîne de production, si bien que la somme des valeurs économiques de toutes les productions finales est égale à la somme des valeurs ajoutées sur le territoire national, c’est-à-dire à toute la valeur produite – tandis que la somme des valeurs économiques de toutes les productions comptabiliserait plusieurs fois les mêmes valeurs ajoutées.

    2.3. Valeur économique & Valeur d’échange.

    SOMME des valeurs d’échange (ou prix) de toutes les productions À PRIX = somme de TOUS les salaires

    D’où vient cette équation ?

    Cette équation sert au calcul des prix de la production à vendre (prix que nous appelons aussi valeurs d’échange), de façon à assurer l’équilibre du circuit monétaire : toute la monnaie créée en début de cycle doit être détruite en fin de cycle. La création monétaire ne servant qu’à verser les salaires, la masse monétaire à détruire est égale à la somme de tous les salaires. Et, puisque la monnaie ne sert qu’à acheter des productions à prix, c’est l’achat de celles-ci qui permettra seul le retour de la monnaie vers les caisses de salaires pour destruction. L’équilibre du circuit monétaire exige donc que la totalité des prix de ventes ou somme des valeurs d’échange (toute la monnaie détruite) soit égale à la somme de tous les salaires (toute la monnaie créée). Voici donc l’origine de cette équation : nous calculons les prix des productions à vendre de façon à y répercuter la totalité des salaires, afin que l’achat de ces biens et services permette de retourner, pour destruction, la totalité de la monnaie créée pour le versement des salaires.

    Cela signifie que notre mode de calcul des prix est un mode de distribution de la production et un moyen d’instituer une monnaie exclusivement distributive, de garantir un droit de tirage sur la production à chaque titulaire d’un salaire à vie : ce calcul des prix fait en sorte que la monnaie créée pour un cycle puisse servir à acheter tous les biens et service à prix vendus durant ce même cycle. La somme des prix de vente étant égale à la somme des salaires, c’est-à-dire à toute la monnaie créée, toute la production à prix disponible peut être achetée ; on ne manquera pas de monnaie pour l’acheter. Ceci limite, inversement, l’accumulation de monnaie, donc les possibilités de retour des prêteurs : la somme des prix de vente n’étant pas inférieure à la monnaie créée, la quantité de monnaie qui ne sera pas dépensée pour acheter des biens et services sera fortement limitée.

    Cette égalité est un objectif, mais l’équilibre ne sera jamais exact, et nécessitera des ajustements d’un cycle sur l’autre. En effet, les citoyen·ne·s-producteur·trice·s pourraient ne pas dépenser tout leur salaire durant le cycle, pour diverses raisons7, ce qui correspondrait à des invendus ou à une sous-production. Inversement, puisque l’égalité est maintenue entre la somme des salaire versés et des prix pratiqué sur un cycle, et que ces salaires serviront principalement à acheter des biens et services produits aux cycles précédents, différents motifs8 de grande variation des salaires ou des volumes de production pourraient faire que les citoyen·ne·s-producteur·trice·s manquent de salaires pour acheter certains produits, qui resteraient invendus. Il est de la co-responsabilité des ciroyen·ne·s-producteur·trice·s de surveiller ces déséquilibres et leur ampleur, et procéder aux ajustements nécessaires dans la production pour rétablir l’équilibre. Les institutions de la démocratie économique seront l’expression principale de cette co-responsabilité.

    Cette équation et la précédente en impliquent une troisième : somme des valeurs économiques de toutes les productions finales = somme des valeurs d’échanges de toutes les productions à prix. Y a-t-il alors toujours une différence entre valeur économique et valeur d’échange ?

    L’égalité est macro-économique, non micro-économique. Elle ne fonctionne que pour la somme, pour le total : ce n’est pas chaque valeur économique d’une production finale qui est égale à chaque prix (ce n’est pas la valeur économique de cette chaise-ci vendue par le menuisier qui est égale à la valeur d’échange ou prix de cette même chaise) ; c’est la somme des valeurs économiques de toutes les productions finales du territoire national qui est égale à la somme des valeurs d’échange (ou prix) de toutes les productions à prix du territoire national, et à la somme de tous les salaires.

    Il y a une différence entre les deux, pour deux raisons. D’abord, parce que toute production finale – et même toute production –, qu’elle soit à prix ou non, a une valeur économique ; tandis que seules les productions à prix ont une valeur d’échange, un prix. Ensuite, parce que la valeur d’échange d’une production à prix n’est pas égale à sa valeur économique, puisqu’elle est calculée en intégrant une quote-part de la valeur économique des produits distribués sans prix, afin d’assurer l’équilibre entre la création et la destruction monétaire.

    Pourquoi le calcul des prix fait-il intervenir un facteur 2,8 ? D’où vient-il ?

    Ce facteur est un rapport entre le nombre total de producteur·trice·s sur le territoire national et le nombre de producteur·trice·s contribuant directement à la production des biens et services à prix, en équivalent temps plein (ETP). Il permet d’introduire dans le calcul du prix la participation de l’ensemble des producteur·trice·s du territoire national, y compris ceux·celles ne travaillant pas dans une filière dont le produit final soit à prix, de façon à équilibrer la création et la destruction monétaire.

    Actuellement, on estime que 36% des producteur·trice·s (exprimé·e·s en effectifs ETP) contribuent directement à produire des biens et services à prix. Pour que le calcul des prix prenne en compte l’ensemble des producteur·trice·s, c’est-à-dire 100% d’entre eux·elles, il faut multiplier 36% par 2,8 (100/36 ≈ 2,8). Chaque UP qui vend sa production doit donc multiplier la valeur économique de sa production par 2,8 pour obtenir son prix de vente9. Le nombre 2,8 n’est donné qu’à titre indicatif, puisqu’il exprime la part de la production à prix dans la production totale : il augmente lorsque la part de la production à prix diminue, et évoluera donc en fonction des décisions collectives quant à l’organisation des différents secteurs de l’économie. Si, par exemple, on décide que les transports ne nécessitent plus aucun achat de billet ou d’abonnement, alors ce coefficient augmentera.

    La présence de ce facteur dans le calcul des prix (quelle que soit sa valeur : 2,8 ou 5 ou 10) sert ainsi à réaliser l’équation somme de toutes les valeurs d’échange = somme de TOUS les salaires pour assurer l’équilibre du circuit monétaire. Pour que la totalité de la monnaie créée (versement des salaires) soit détruite (achats), il faut que la somme des prix de ventes soit égale à la totalité des salaires. Si les prix de vente n’étaient calculés qu’en fonction des salaires correspondant à la production de biens et services à prix, alors ces salaires suffiraient à acheter tous les biens et services à prix disponibles, et les salaires correspondant à la production des biens et services distribués sans prix (en UP ou hors UP) ne pourraient être dépensés, ne pourraient rien acheter, puisqu’ils ne correspondraient à aucun prix. Pour que toute la monnaie créée puisse acheter des biens et services à prix et être détruite, il faut répercuter la totalité des salaires dans le calcul des prix. C’est à cela que le coefficient de 2,8 sert : à passer de la valeur économique d’un produit à prix à sa valeur d’échange, en y ajoutant une quote-part de la valeur économique produite au cours de l’élaboration des produits distribués sans prix. C’est pourquoi l’égalité macro-économique entre la somme des valeurs d’échange et la somme des valeurs économiques de toutes les productions finale implique la différence micro-économique entre la valeur d’échange et la valeur économique d’un bien ou service à prix.

    Ce mode de calcul des prix n’est-il pas artificiel ?

    Tout fonctionnement économique est une institution sociale ; aucun n’est naturel, chacun est institué. On peut donc dire indifféremment qu’aucun n’est artificiel, ou que tous le sont : comme on voudra. Mais il est dans l’intérêt de la classe dominante, pour conserver son pouvoir, de présenter idéologiquement les rapports sociaux et le fonctionnement économique en place comme, non seulement légitimes, mais encore évidents, allant de soi, voire naturels ; et, le reste, artificiel, voire impossible. Or, l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie nous y fait adhérer : “à toute époque, les idées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes […]. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien que les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises à cette classe dominante10.” Il est donc attendu que notre mode de calcul des prix apparaisse artificiel, voire dénué de sens, tandis que le prix de marché, formé par la rencontre de l’offre et de la demande et fondé sur la rareté, semble logique ou naturel. Mais, à proprement parler, on ne peut dire que l’un soit plus ou moins naturel ou artificiel que l’autre : ce sont des institutions.

    Si l’on veut tenir jusqu’au bout que le travail soit seul producteur de valeur, alors notre mode de calcul est en ce sens – et en ce sens seulement – plus “logique” ou cohérent que le prix de marché : nous proposons de vendre tout produit à prix coûtant, c’est-à-dire à un prix qui exprime tout le travail nécessaire à la production de ce bien ou service, et rien d’autre. Le prix de marché apparaît à cette lumière comme un rapport d’exploitation : le capitaliste vend un produit au-delà de son prix coûtant, en y ajoutant ses profits, qui ne correspondent à aucun travail, aucune valeur économique ; et il ne peut le faire que par sa position dominante sur le marché. Le prix de marché, qui semble résulter naturellement de la rencontre de l’offre et de la demande, exprime surtout la position de l’entreprise dans la chaîne de domination entre concurrents, clients et fournisseurs. Voilà qui n’a plus lieu d’être dans notre proposition, les productions intermédiaires n’étant plus achetées. Par notre mode de calcul des prix, il s’agit partout de reconnaître tout le travail et seulement le travail déployé pour la production du bien ou service vendu11.

    3. État & Impôt

    3.1. Suppression de l’impôt

    Pourquoi supprimer l’impôt ?

    Comme vu précédemment, dès lors que tous les salaires sont versés, il n’y a rien à financer. Alors, il n’y a pas besoin de financer le secteur public, ni donc d’impôt pour cela, puisque tou·te·s les producteur·trice·s qui travaillent dans ce secteur ont déjà perçu un salaire, et qu’il n’y a plus besoin de monnaie pour se fournir en productions intermédiaires et en productions de développement.

    Par ailleurs, le salaire à vie est la seule rémunération qui persiste : puisque seul le travail produit de la valeur, tout revenu autre que le salaire (c’est-à-dire tout revenu qui n’est pas la rémunération du travail) est nécessairement prélevé sur la valeur produite par le travail d’autrui, est une forme d’exploitation. Toute redistribution est donc supprimée, et, avec elle, l’impôt qui la finance12.

    3.2. État & Institutions économiques

    Si le mouvement ouvrier pose haut et fort Les patrons ont besoin de nous, mais nous n’avons pas besoin d’eux ; si les travailleur·euse·s revendiquent la souveraineté sur leur travail dans les unités de production, par la co-propriété d’usage des lieux de travail ; ce n’est pas pour abdiquer cette souveraineté dans les institutions de la démocratie économique, en la remettant à l’État, ou, ce qui revient au même, à un groupe de techniciens spécialisés, formant une nouvelle classe dirigeante séparée du reste de la population. Les caisses de salaires, les comités économiques et toutes les institutions macro-économiques ne sont pas étatiques ; elles sont gérées directement par les travailleur·euse·s eux·elles-mêmes. Nous suivons ici le déjà-là de la gestion ouvrière du régime général de sécurité sociale, de 1946 à 1967.

    La démocratie économique est ainsi multi-scalaire : il n’y a pas un unique comité économique central national, décidant seul des affectations des productions de développement sur tout le territoire national ; il y a des comités économiques disséminés sur tout le territoire national à différentes échelles, selon les besoins et les productions. Il y aura, certes, des comités régionaux et nationaux pour certaines productions précises – par exemple, selon toute vraisemblance, pour les chemins de fer, qui concernent l’organisation du territoire régional, voire national. Mais il y aura surtout un grand nombre de comités économiques locaux, en prise sur un bassin d’activité. Divers dispositifs (à définir) conféreront par ailleurs une autonomie aux UP vis-à-vis des comités économiques : pour commencer, elles n’auront pas à passer par ceux-ci pour se fournir en productions intermédiaires.

    Par ailleurs, nos travaux s’inscrivent dans la sphère économique, et ne se prononcent pas encore sur l’organisation politique. Il est pourtant clair que la suppression de l’impôt ne saurait laisser inchangés le fonctionnement et la nature de l’État : dès lors que l’État ne paie plus les fonctionnaires et ne finance plus les services publics, se met en branle un processus de désétatisation des services publics. L’organisation des services publics et le rapport des fonctionnaires à leur hiérarchie et au ministère changent radicalement, dès lors qu’il·elle·s ne dépendent plus de l’État pour le versement de leur salaire et l’organisation de la production, mais de caisses de salaires et de comités économiques gérés par les travailleur·euse·s eux·elles-mêmes. Comment les enseignant·e·s craindraient-il·elle·s encore de s’opposer au rectorat et au ministère, et de prendre en main l’organisation de l’Éducation nationale, le contenu des programmes, etc. ?

    4. Schéma général du fonctionnement économique proposé


    Notes


    1. Nous proposons d’appeler savie la monnaie du salaire à vie (s.-à-vie, d’où savie), et de lui attribuer le symbole monétaire ഗ (en référence au s du mot salaire). ↩︎

    2. Ce transfert de valeur par suivi comptable implique une unité de compte, qui est celle de la savie (monnaie du salaire à vie). On peut donc dire, en ce sens, qu’il s’agit d’un échange monétaire. Mais en ce sens seulement : les UP n’ont pas à avoir une certaine quantité de monnaie et à la dépenser pour acheter quoi que ce soit ; la savie n’intervient pas ici comme un intermédiaire d’échange. ↩︎

    3. Comme, dans le modèle de Bertrand Bony, elle aurait déposé une demande de subvention à une caisse d’investissement. Sur le fonctionnement démocratique des comités économiques, voir pp. 4-5 et 12-13. ↩︎

    4. On en trouvera une description dans la partie 2.8 de la brochure, ou la partie 4.3 de l’annexe technique. ↩︎

    5. Cette antériorité ne vaut qu’à l’échelle d’un cycle. Si, maintenant, on considère les cycles dans leur succession, alors les salaires versés au début d’un cycle servent à acheter des produits principalement issus des cycles précédents. ↩︎

    6. Valeur économique de la production d’une UP = valeur ajoutée par l’UP + valeur économique des productions intermédiaires + quote-part socialisée de la valeur économique des productions de développement du territoire national. ↩︎

    7. L’une des tâches importantes qu’il nous reste à accomplir est d’identifier tous les facteurs possibles de déséquilibre, puis de proposer des institutions permettant d’opérer les ajustements nécessaires ou souhaitables. Certains de ces facteurs ont été indiqués au cours des deux premiers ateliers des automnales 2021 de Réseau Salariat. ↩︎

    8. Même remarque. ↩︎

    9. Nous nous appuyons sur les chiffres du recensement de la population de 2016, établis par l’INSEE, et notamment ceux de la population pour laquelle les données nécessaires à notre calcul sont plus facilement disponibles : les personnes de 15 ans et plus.
      En 2016, les salariés du secteur marchand représentaient 42% de la population de 15 ans et plus, et 15% de la production marchande étaient distribuée au secteur non-marchand. On considère donc que 15% des salariés du secteur marchand travaillaient pour le non-marchand. Ainsi, 42% × 85% = 35,7% de la population de 15 ans et plus travaillait dans le secteur marchand fournissant des biens et services payants aux citoyens. Pour passer de ces salariés à la population de 15 ans et plus, le facteur multiplicatif s’élève à 2,8 (1/0,357).
      Puisque nous proposons de calculer la valeur économique de la production en fonction du salaire moyen général, le coefficient 2,8 peut être utilisé pour passer de la valeur économique de la production à prix à sa valeur d’échange. ↩︎

    10. F. Engels & K. Marx, L’Idéologie allemande, 1845. ↩︎

    11. Comme indiqué en préambule, ce document s’appuie essentiellement sur l’état des travaux publiés fin 2021. Toutes ces remarques sur les équations macro-économiques explicitent donc les principes et la logique interne du modèle proposé, qui ne valent qu’à l’intérieur des limites géographiques d’une société en salaire à vie, où nous maîtrisons la valeur économique. Or, dans les échanges internationaux, nous ne décidons pas seuls ; nous ne pourrons donc y transposer exactement nos principes, sans entorse. Ainsi, sur notre territoire, nous pouvons souverainement instituer la valeur économique et la valeur d’échange comme exprimant le travail, tout le travail, et seulement le travail, c’est-à-dire les salaires. Mais nous ne décidons pas du mode de formation des prix des marchandises importées, qui peuvent inclure autre chose que du travail, par exemple des revenus de la propriété (profits). Aussi, quelle que soit la façon dont nous calculons la valeur économique en savies des importations, dès qu’un bien ou service produit sur notre territoire incorpore des marchandises importées, sa valeur économique en savies n’exprime pas uniquement du travail. Une annexe sur l’import-export est en cours de rédaction, qui traite plus largement des problématiques liées aux écarts et aux choix politiques, parfois difficiles, que le rapport de force à l’international implique nécessairement. ↩︎

    12. La question des allocations familiales fut soulevée lors des automnales 2021. Vous pouvez vous reporter au compte-rendu de l’atelier de Présentation générale de l’économie du salaire à vie, ou à son enregistrement audio, à partir de 51:50. ↩︎

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