La cotisation sociale, outil de Solidarité ?

28/11/2015     CHRISTINE JAKSE

    La cotisation sociale, outil de Solidarité ?

    Cet article correspond au texte d’une intervention (à l’appui d’un diaporama) de Christine Jakse réalisée à la demande de la Mutuelle France plus et l’union départementale de la CGT de l’Isère le 19 novembre 2015 à Champ sur Drac (38).

    Le point d’interrogation est très important car je voudrais montrer qu’en rester à la solidarité pour rendre compte de la sécurité sociale est bien en deçà de ce qu’elle a inventé et que cette notion (avec l’équité) peut même constituer un piège que les réformateurs ont d’ailleurs utilisée pour justifier leurs contreréformes depuis 40 ans.

    Montrer que la cotisation sociale est un modèle d’émancipation, un outil révolutionnaire dont il faut tirer les leçons me paraît plus fécond : elle a permis en effet de socialiser 30% du PIB ; elle a permis d’inventer le salaire socialisé mais aussi l’investissement socialisé, gérés initialement par les intéressés ; salaire et investissement socialisés nous montrent qu’une autre pratique de la création de valeur économique est possible, alternative au système capitaliste qui dépasse très largement un simple enjeu de solidarité en régime capitaliste.

    Que l’on se comprenne bien, je ne remets pas en cause la valeur philosophique de la solidarité mais son détournement idéologique et les conséquences catastrophiques auxquelles cela conduit. La solidarité est d’ailleurs tellement ambigüe qu’elle fait partie du vocabulaire à la fois des réformateurs et des opposants aux contreréformes

    Voici par exemple un extrait de la conférence de presse de Marisol Touraine pour le lancement des 70 ans de sécu 5 mai 2015. Elle cite étrangement Saint Exupéry mais à aucun moment Parodi qui a signé les ordonnances de 45, ou

    Ambroise Croizat qui les a mise en œuvre avec Pierre Laroque, encore moins la CGT pourtant au coeur de la construction de l’institution ; dès ses 1ers mots, Marisol Touraine dit : « L’idée selon laquelle « chacun est responsable de tous » selon les mots de St Exupéry, […] c’est aussi l’affirmation que pour éviter de sombrer face aux menaces, face à la crise, le pays doit être uni et solidaire. La solidarité, c’est une grande ambition ».

    Parmi les opposants aux contreréformes, la CGT, sur son site, écrit : « Cet automne, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2015 entre en discussion à l’Assemblée. Ce débat parlementaire nous concerne tous, car chaque salarié participe au financement de la Sécurité sociale pour permettre à tous d’avoir des droits pour bien vivre, bien se soigner, bien travailler, bien vieillir. C’est cette solidarité qu’il faut défendre, et reconquérir. »

    Enfin, vous écrivez dans votre texte d’invitation « Le meilleur hommage que nous pouvons rendre à la Sécurité Sociale, c’est de faire en sorte qu’elle reste un lieu de solidarité, un rempart au rejet, à la souffrance et à l’exclusion ».

    En préalable, il faudra entendre sécurité sociale au sens large, c’est‐à‐dire tout ce que la cotisation sociale finance : parents, retraités, soignants et malades, chômeurs.

    Le mot de solidarité comme les adjectifs qui lui sont collés sont problématiques. Commençons d’abord par le mot même de solidarité appliqué à la SS. La solidarité renvoie à l’idée qu’il y aurait un transfert, les actifs financeraient des inactifs, c’est‐à dire les chômeurs, parents, retraités, malades. Remarquons qu’on est bien en peine pour trouver qui finance les soignants…

    Trois conséquences découlent de cette lecture en termes de transferts de revenus des actifs vers des inactifs. D’abord, elle nous conduit tout droit à la rhétorique dominante sur la réduction de la dépense sociale ou, pour le chômage, à la rhétorique sur les dépenses passives qu’il faut activer. Ensuite, puisqu’on serait dans une simple logique de transfert, rien n’interdirait donc de fiscaliser la sécu dans la logique beveridgienne des pays anglosaxons.

    Enfin, on s’interdit de voir que la cotisation sociale finance des salaires socialisés et que ceux qui les perçoivent produisent de la valeur : le patronat, lui, ne s’y est pas trompé ; il ne parle évidemment pas de salaire socialisé mais, dans sa logique, de coût du travail ou de charges sociales. Enfin, on s’interdit aussi de voir que la cotisation sociale finance des investissements socialisés (les équipements hospitaliers publics) ; cet aspect de la cotisation est complètement passé sous silence.

    Sur le fond, il y a 3 confusions

    • entre travail et marché du travail/emploi et du coup,
    • entre gratuité, prix et coût de production ; donc entre valeur et monnaie
    • et entre assiette de calcul et assiette de prélèvement de la cotisation sociale.

    D’abord, sur la confusion travail et marché du travail. L’enjeu ici est de comprendre que l’on produit hors de l’emploi et donc sans être soumis à la survaleur. Pour les soignants, la question est moins litigieuse (quoique, on peut être tenté de parler d’ « utilité » pour eux comme pour les fonctionnaires, et pas de production de santé, ce qui semble moins problématique dans l’esprit de la plupart pour les cliniques privées ou les laboratoires d’analyse médicale par exemple); elle pouvait l’être quand c’était des nones qui assuraient le travail des infirmiers, comme ça l’est aujourd’hui pour les retraités, les parents ou les chômeurs.

    S’agissant des parents, posons‐nous la question de la différence entre des parents et une assistante maternelle du point de vue du contenu du travail ? Souvenons‐nous aussi que l’allocation familiale, qui était appelée sursalaire en 1945 constituait jusqu’à 50% du salaire d’un ouvrier, et même jusqu’à 60% du traitement d’un fonctionnaire avec 5 enfants en 1929.

    Du côté des retraités, la plupart travaillent : la moitié des conseillers municipaux sont des retraités, que dire des associations, de la garde de leurs petits‐enfants, des travaux divers et variés qu’ils font au quotidien ? Imaginez s’ils faisaient grève ?

    Les chômeurs, enfin, ne restent pas à rien faire ; prenons par exemple les intermittents du spectacle qui entretiennent leurs aptitudes vocales, physiques, leur mémoire, leur technicité pendant les périodes dites chômées. Ou ces camarades de réseau salariat, au chômage, qui produisent des vidéos, le site web etc.

    La deuxième confusion concerne la différence entre valeur et monnaie (et donc entre prix et coût de production, gratuité). Seul le secteur marchand vend des marchandises avec un prix ; mais ça ne veut pas dire que seul le secteur marchand produit de la valeur. Le secteur non marchand, à savoir les salariés de la cotisation sociale, les fonctionnaires évidemment et les associations non marchandes à but non lucratif produisent des biens et services (valorisés à hauteur de 20% du PIB), qui n’ont pas de prix de vente mais qui coûtent (56% du PIB), comme coûte la production privée (200% du PID d’après RAMAUX). Ce coût public équivaut pour l’essentiel à leur salaire. Et ce salaire est inclut dans le prix de vente des marchandises du seul secteur privé puisque la monnaie n’existe que dans le secteur privé marchand. Ces coûts ne viennent pas amputer le salaire du privé, ils s’y ajoutent pour former la masse salariale d’un pays. C’est ce qui explique pourquoi le revenu par habitant est bien supérieur en France à ce qu’il est en Chine, en Inde ou au Vietnam.

    La troisième confusion, qui liée au raisonnement en termes de solidarité pour la sécurité sociale, c’est que ces revenus conçus comme transferts pourraient sans dommage être fiscalisés, dans la logique de la redistribution fiscale (c’est la vocation de la fiscalité) ; c’est la figure de l’Etat providence, c’est à dire du système beveridgien des pays anglo‐saxons, en particulier pour la santé et la famille. C’est ce que préconisent et met en œuvre le PS avec la CSG de Rocard (avec le projet de fusion IRPP/CSG) ; c’est ce qu’avaient voulu dès 1945 les hauts fonctionnaires et hommes politiques comme Michel Debré dans les années 50. La fiscalité est certes une autre forme de socialisation de la valeur. Mais la choisir plutôt que la cotisation sociale n’est pas anodin.

    Pourquoi ? D’abord parce que c’était jusqu’en 1967 les représentants des salariés qui géraient ces sommes (2/3 dans les CA) que le patronat et le gouvernement de l’époque se sont empressés de supprimer en séparant les branches, en décidant du strict paritarisme et en transformant une partie de la sécu en service public.

    Ensuite, parce que la cotisation patronale (les 2/3 de la cotisation totale) contrairement à la fiscalité (pas la cotisation salariale) est prise directement sur la valeur créée à l’instant « t », non pas sur le salaire brut qui ne sert que d’assiette de calcul, pas d’assiette de prélèvement. Autrement dit, on préempte aujourd’hui environ 20% du PIB pour la cotisation patronale, dès la répartition primaire. Le PIB, c’est la valeur monétaire de la production d’une année, celle des seuls salariés et indépendants (pas du capital, qui ne produit rien). L’entreprise n’est qu’une boîte aux lettres par laquelle passe les 300 milliards d’euros de cotisations patronales (et les 100 milliards de cotisation salariales) à l’ACCOSS ; c’est 1,5 fois le budget de l’Etat.

    Qu’est‐ce qui nous empêche d’en préempter davantage pour l’ensemble des salariés et pour plus d’investissement socialisé ?

    A l’inverse de la cotisation sociale, la fiscalité accompagne ce système économique et le légitime : elle a besoin du consommateur pour la TVA, du propriétaire foncier pour l’impôt foncier, du profit pour l’impôt sur les sociétés, des actionnaires pour les taxes sur les plus‐values (sans parler des revendications de taxe sur le capital / sur les dividendes), du marché du travail pour l’IRPP : consommation, propriété privée lucrative, marché du travail, autant d’institutions du capital dont la fiscalité a besoin, le légitimant, tandis que la cotisation sociale le subvertit. Parce qu’elle intervient une fois la répartition primaire réalisée.

    Solidarité professionnelle (intergénérationnelle)/nationale

    Au‐delà du terme « solidarité », remarquons qu’elle se conjugue souvent avec 2 qualificatifs, l’un n’allant pas sans l’autre. Le premier est « professionnel », le second qui en découle est « national ». Et pourtant les conséquences d’une telle construction sociale sont désastreuses.

    La solidarité professionnelle intéresse dans l’esprit de ses défenseurs, deux branches de la sécu – la retraite et l’indemnité chômage – ; ne reposant sur aucune logique, la solidarité professionnelle ne concerne que des risques dits professionnels. Elle fractionne la sécu entre ces risques dits professionnels (retraite et chômage) d’une part, et les risques dits universels (sans plus de fondement logique) (famille, santé) alors même que le CNR (et à sa suite, Parodi, Croizat, la CGT) appelait de ses voeux une caisse et un taux uniques. L’histoire a été tellement obérée qu’on peut se demander qui, aujourd’hui, voit dans la santé, la famille, le chômage, la retraite, les accidents et maladies professionnelles, une même et unique logique ? Personne.

    Cette distinction entre risques fractionne bien évidemment les luttes. Mais aussi la solidarité professionnelle implique la solidarité nationale et une forme de fiscalité pleinement libérale. Ainsi, s’il y a solidarité professionnelle, seuls les « professionnels » peuvent en relever ; la solidarité professionnelle rejetant ceux qui ne relèvent pas du professionnel ouvre donc la voie à une autre solidarité, la solidarité nationale. C’est une autre expression pour désigner l’assistance d’Etat, la charité publique des riches vers les pauvres, mobilisant une forme de fiscalité redistributive pour financer des minima sociaux et dénier à leurs « bénéficiaires » toute qualité de producteur (et toute dignité ; cf. le haut niveau de non recours à ces droits).

    La solidarité nationale est le support idéologique justifiant le coup d’arrêt à l’extension du salaire socialisé qui avait pris corps en 1945 et entre le début des années 60 et le début des années 80. Cela est passé par le gel successif de l’ensemble des taux de cotisation ; rappelons le gel du taux patronal du régime de base de la retraite en 1979, du régime général en 1984, de l’assurance chômage en 1993, des régimes complémentaires de retraite en 2001 (avec hausse récemment mais contre une diminution du taux pour les AT) et le gel des cotisations salariales en 1995. Le patronat, lui, ne s’y est pas trompé ; il parle bien de coût du travail et lui oppose une logique d’assurance/assistance. Malheureusement, les opposants aux réformes s’interdisent de dénoncer ces décisions politiques, ce déficit programmé de la SS et ne revendiquent pas un relèvement des taux, plutôt sa modulation (CGT, PC) qui aboutit à dire que la cotisation est une charge sociale et qui place le marché du travail au coeur de la revendication, le tout sans régler le problème du déficit. Pour finir, avec le gel des taux, la logique patronale de l’assurance financée par la cotisation et les régimes complémentaires, et l’assistance fiscalisée s’est donc imposée :

    • d’un côté donc l’assistance (la survie) : c’est le minimum vieillesse pour les vieilles femmes qui ne sont pas passées par le marché du travail, minimum sorti du régime général en 1993 ; c’est le RMI de Rocard en 1988, puis le RSA de Martin Hirsch en 2009 et la garantie jeunes pour les jeunes chômeurs qui mettra fin à l’idée défendue un temps par la CGT de les indemniser au smic ; c’est la CMU de Jospin pour les malades qui ne sont pas passés par l’emploi en 1999.
    • de l’autre côté, la retraite financée par la cotisation, l’indemnisation du chômage, le régime général et, pour les plus aisés, car l’un (assistance) ne va pas sans l’autre (capitalisation/prévoyance), le développement de la prévoyance privée, les restes à charges avec les complémentaires, l’épargne retraite et les deux fonds de pension obligatoires. Les tenants de la solidarité professionnelle, prisonniers de leur conception, en sont alors réduits à revendiquer une hausse des minima au lieu de revendiquer l’intégration des personnes relevant de l’assistance au droit commun (et laissant la fusion de l’ANPE avec l’Unédic dans PE au lieu de la fusion de l’Unédic avec la sécu).

    Avec la solidarité professionnelle, on aboutit donc à un fractionnement de la population, entre ceux qui relèvent de l’assistance fiscalisée et ceux qui relèvent de la cotisation sociale ; la condition d’ouverture des droits étant le passage par le marché du travail, remis ainsi de nouveau au cœur de la sécu. C’est ce qu’on appelle la contributivité (condition d’ouverture des droits : « avoir cotisé »).

    Dès lors, rien ne s’oppose à l’approfondissement de cette condition. Autrement dit le durcissement de la contributivité pour ceux qui relèvent du marché du travail (« avoir cotisé longtemps »). C’est ainsi que les opposants aux réformes, piégés, vont rester impuissants face à une retraite qui passe de 37.5 ans de cotisation à 43 ans, face à la création du minimum contributif pour la retraite des salariés précaires en 1983, face à la création des filières d’indemnisation du chômage en 1982 jusqu’à la filière unique en 2009 (1j=1j). Dans cette logique, la solidarité professionnelle pour les risques professionnels conduit au revenu différé : on recevrait à proportion de ce qu’on a cotisé. C’est la logique de la prévoyance comme celle des innombrables comptes créées depuis quelques années au nom de la sécurisation des parcours, qui a détrôné la sécurité sociale professionnelle de la CGT (compte pénibilité, compte de recharge du chômeur, compte d’activité, compte formation etc.). Pourtant dire « avoir cotisé », n’a aucun sens : personne ne cotise ou n’a pas besoin de cotiser pour avoir droit à un salaire socialisé et encore moins d’avoir cotisé longtemps pour avoir un droit plein : pensez aux ayants‐droits de la santé, les enfants n’ont pas cotisé ; aux retraites de réversion, les veufs‐veuves n’ont pas cotisé ; aux premiers cadres de l’AGIRC partis à la retraite qui n’avaient pas cotisé. La cotisation fonctionne en flux pas en stock : l’entreprise prend une partie du chiffre d’affaires réalisé pour la verser à l’ACCOSS, qui mettra un jour pour la transformer en salaires socialisés. Le chiffre d’affaires est le fruit de travail des salariés et indépendants et de leur seul travail, pas du capital ; on le voit bien ici, malheureusement, ils n’en ont aucune maîtrise. Ceci signifie que c’est inutile de passer par le marché du travail pour avoir droit au salaire socialisé et que l’on peut se passer du capital pour produire.

    Au total, la conclusion que je vous soumets est la suivante : si l’on s’acharne à penser la sécurité sociale comme élément de solidarité par transfert des actifs vers les inactifs, sociales sans voir qu’elle a inventé le salaire socialisé qui reconnait la qualité de producteur à ceux qui le perçoivent et même l’investissement socialisé, on ne peut lutter contre les réformes régressives depuis 40 ans : retrait du pouvoir de gestion aux représentants des salariés, fractionnement des caisses et des luttes, dépenses sociales et activation des dépenses passives, fiscalisation, logique d’assurance/assistance c’est‐à‐dire de revenu différé (cf. les comptes individuels) et minima sociaux.

    Il faut arrêter de penser la sécurité sociale comme outil de solidarité, de justice sociale ou pire, d’équité. Il est urgent de reconnaître que la cotisation finance par un salaire le travail des parents, des soignants, des retraités, des chômeurs et qu’elle finance des investissements socialisés ; elle peut sans dommage être étendue à l’ensemble du PIB (60% de salaire socialisé/15% dans des caisses d’investissement/ 15% en autofinancement/ 10% pour financer le service public) dans la poursuite du travail révolutionnaire de nos aînés qui ont socialisé le PIB, de 5% en 1945 (la France était en ruine) à 30% au début des années 80.