La qualification personnelle pour en finir avec la sécurisation des parcours professionnels

23/09/2011     BERNARD FRIOT

    La qualification personnelle pour en finir avec la sécurisation des parcours professionnels

    Merci à Bernard Conter d’avoir mis si lumineusement en évidence, avec son inimitable air de ne pas y toucher, que l’infini discours des institutions européennes sur la flexicurité, sur l’employabilité, sur la sécurisation des parcours professionnels, sur la formation-orientation tout au long de la vie, est un discours imbécile. Pourquoi ne le disons- nous pas, alors que nous le vivons tous les jours, et à quel prix? Quand oserons-nous reconnaître que le roi est nu ? Les recettes des réformateurs nous mènent à l’impasse, et plus elles nous y mènent, plus ils continuent. Parce qu’ils sont forts ? Bien sûr que non. C’est un signe de grande faiblesse que d’être incapable de faire autre chose que de s’obstiner à poursuivre ce qui est d’évidence un échec. Les réformateurs sont aux abois. Impuissants sur le réel, ils ne sont puissants que sur nous. Cette puissance sur nous ne tient qu’au fait qu’ils nous ont convaincus que nous ne sommes porteurs d’aucune alternative. Cette conviction si mortifère a beaucoup à voir avec ce que nous a dit tout à l’heure Christine Delory, que je remercie vivement parce que son intervention me fournit les mots nécessaires à la clarification de mon propos. L’histoire d’un individu, a-t-elle dit avec force, a lieu dans le récit qu’il en fait. Je m’inscris dans cette proposition, et ce qui est vrai pour les personnes l’est aussi pour les peuples : notre histoire collective a lieu dans le récit que nous en faisons. Et ça n’est pas la moindre des perversions de la réaction réformatrice (comme il y a eu une réaction nobiliaire dans les temps qui ont précédé la révolution de 1789) que de nous enfermer depuis trente ans dans un récit de notre histoire collective qui nous voue au non futur. Or nous expérimentons, avec succès et à grande échelle depuis des décennies, une alternative, et il ne tient qu’à nous d’en écrire ensemble un récit qui mobilise tout le déjà-là émancipateur dont sont porteuses nombre de nos pratiques et de nos institutions nées du conflit salarial, au premier rang desquelles, comme nous allons le voir, la cotisation et la qualification. Un récit qui ouvre un futur collectif de conquête du pouvoir sur le travail. C’est en insistant sur ce point que je vais, comme l’annonce le titre de mon intervention, proposer la qualification personnelle contre la sécurisation des parcours professionnels, et mon propos sera articulé autour de dix propositions.

    1. Nous savons toute l’importance de la sécurité sociale : combien la sûreté de la prise en charge de la maladie, la sûreté de la pension de retraite, ont changé notre vivre ensemble, et combien leur mise en cause par les réformateurs crée du désordre public. Mais, en-dehors de la fonction publique qui est précisément la cible des réformateurs (j’y reviendrai), les personnes n’ont aucune sécurité dans le travail parce qu’elles n’ont aucun pouvoir sur le travail, et c’est cette insécurité-là qui voue à l’échec l’orientation et l’accompagnement. Or la sécurité dans le travail est une conquête à notre portée. Nous pouvons engager une action politique de conquête du pouvoir de chacun sur le travail, condition et fondement de la sécurité dans le travail pour tous, comme nous avons conquis, en 1945, la sécurité sociale créée par le ministre communiste Ambroise Croizat, et en 1946 le statut de la fonction publique mis en place par le ministre communiste Maurice Thorez. Plus exactement : nous ne pourrons développer la sécurité sociale et la fonction publique, si attaquées depuis leur naissance, et singulièrement par les réformateurs depuis près de trente ans, que si nous conquérons pour tous le pouvoir sur le travail et donc la sécurité dans le travail.

    2. Ne confondons pas activité et travail, certification et qualification. La certification (le diplôme) atteste que la personne est porteuse d’un savoir général et professionnel qui la rend apte à créer des biens et services utiles comme bouchère, comptable, comédienne... Nous sommes du côté de l’activité, c’est-à-dire de la création de valeur d’usage. La qualification est tout autre chose. Elle atteste que ce qui est qualifié (notez que je dis ce car nous allons voir qu’en majorité ce ne sont pas des personnes, mais des choses, qui sont qualifiées) est porteur d’une capacité à créer de la valeur économique évaluée en monnaie, et donc à être payé. Nous sommes ici du côté du travail, qui est la part de l’activité reconnue comme créatrice de valeur économique. Ainsi, l’école certifie, elle ne qualifie pas. L’orientation, quant à elle, s’attache à la qualification. Cette distinction fondamentale entre l’univers de la certification/valeur d’usage/activité et celui de la qualification/valeur économique/travail est loin d’être claire dans notre discours, au point que nous confondons souvent qualification et certification, comme lorsque nous disons par exemple que X% d’une classe d’âge sort non qualifiée du système éducatif, ce qui n’a pas de sens, ou plutôt nourrit une confusion très dangereuse. Car cette confusion alimente le récit mortifère que nous faisons de notre histoire. Cette confusion conduit aux impasses de l’instrumentation des savoirs au nom des débouchés, du remplacement des conseillers d’orientation psychologues par des professeurs invités à faire des cours des métiers, et finalement de la perte de confiance de trop de jeunes dans une école qui ne peut pas – et c’est tant mieux – les qualifier alors qu’une politique imbécile lui en donne l’objectif. Nous confondons certification et qualification, valeur d’usage et valeur économique, et pourtant nous vivons en permanence leur différence. Un café produit entre amis est une activité, le même produit par l’employé d’un cafetier est du travail. La même valeur d’usage consultation aura une tout autre valeur économique dans le privé et dans le public. La santé publique naît de l’hygiène davantage que du système de soins, et notre espérance de vie serait davantage mise en cause par l’arrêt de tout ramassage des déchets que par la fermeture des hôpitaux, et pourtant les médecins sont plus payés que les éboueurs. On n’en finirait pas de mettre en évidence la disparité des deux mondes de la valeur d’usage et de la valeur économique, et ça n’est pas à une assemblée composée en majorité de femmes que j’ai besoin de faire un dessin.

    3. La valeur économique, c’est le pouvoir. C’est un point décisif, car l’effet de la confusion entre valeur d’usage et valeur économique est de gommer le fait que la décision de produire telle ou telle valeur d’usage est fondée sur les intérêts de ceux qui détiennent la décision en matière de valeur économique et non sur les prétendues préférences des consommateurs. Il est clair que l’on produirait plus de transports en commun si la valeur économique des biens et services de transports n’était pas décidée par les propriétaires des capitaux investis dans la route et l’automobile. Qui décide de ce qui, dans l’activité, est du travail, c’est-à-dire crée de la valeur économique, a le pouvoir. La domination masculine repose sur le déni que les femmes travaillent, l’idée reçue qui veut que ce qu’elles font est très utile, mais ne produit pas de valeur économique. Et on louera d’autant plus leur utilité qu’on leur déniera toute production : qu’on pense à l’inflation de poèmes sur la femme éternelle et aux autres formes de reconnaissance symbolique des femmes dans les sociétés les plus machistes, à Vichy inventant la fête des mères en même temps que l’allocation de la mère au foyer. Cela dit, dans nos sociétés capitalistes, la domination masculine s’inscrit dans une domination plus vaste dont sont victimes et les femmes et les hommes : le rapt du statut de producteur (de valeur économique) par les détenteurs du capital.

    4. Le capitalisme repose sur notre élimination de la décision en matière de valeur économique. Il met en scène des employeurs et des actionnaires et pousse à son paroxysme l’autorité des prêteurs : employeurs, actionnaires et prêteurs sont les seuls aptes à décider de la valeur économique. Les travailleurs sont des mineurs sociaux, dont la subordination est constitutive du statut. Celle-ci ne doit pas être lue comme l’obéissance à un chef dans un collectif de travail structuré, ou comme la référence à un tiers dans le choix des investissements, ce qui en ferait une donnée transhistorique, tout travail, action collective coûteuse en moyens, supposant une hiérarchie, fût-elle élective, et l’intervention de tiers, fussent-ils tirés au sort. La subordination capitaliste, au cœur du contrat de travail, est tout autre chose. Elle exprime l’exercice du travail par des personnes réduites à de la force de travail, demandeuses d’emploi sur un marché du travail qui n’existe que parce que la propriété lucrative permet à des parasites de s’octroyer le statut d’employeurs et d’actionnaires décidant du nombre, de la localisation, de la qualification et des titulaires des emplois. Le marché du travail est le bras armé de la propriété lucrative. C’est parce que la qualification est affectée aux postes et non aux personnes que les salariés du privé n’ont aucune maîtrise sur le travail et que cette qualification des choses (les emplois) est au service de la production de valeur pour l’actionnaire et non pas d’une valeur économique politiquement délibérée. Voilà le diagnostic de ce que nous désignons à tort, par son symptôme, souffrance au travail alors qu’elle est en réalité souffrance à l’emploi. Je vais poursuivre ce point décisif d’une définition correcte de l’emploi comme qualification de la chose poste de travail, car il ne vous aura pas échappé que les mots sont le matériau des récits que nous faisons de notre histoire collective et qu’il y a guerre des mots : leur sens détermine la production d’un récit aliénant ou émancipateur.

    5. Emploi et marché du travail sont les instruments de la disqualification des travailleurs, le bras armé de la propriété lucrative, qui est le cœur du capitalisme mais que je ne fais qu’évoquer ici car j’y reviendrai dans la neuvième proposition. La qualification, je le rappelle, reconnaît la capacité à créer de la valeur économique et lui affecte un salaire. Elle a aujourd’hui deux supports, le poste de travail (dans l’emploi) et la personne (dans le grade). Cette dualité est fondamentale ; or elle fait l’objet de la même confusion que la certification et la qualification, dont témoigne par exemple la définition banale de la fonction publique comme emploi à vie, alors que le grade, fondement de la fonction publique, est précisément opposé à l’emploi. Il faut sortir d’une définition banale de l’emploi qui le confond avec le poste de travail. Bien sûr, il faut un poste de travail pour qu’il y ait emploi, mais il n’y a emploi que si c’est le poste de travail qui est qualifié. C’est la situation du secteur privé : la convention collective qualifie les postes et lie une grille des salaires à la hiérarchie des postes. C’est le poste qui est qualifié et payé : un salarié du privé n’est jamais payé, lui, car il n’est pas qualifié, lui : c’est son poste qui est payé, et s’il n’a pas de poste, certes sa certification est bien à lui, mais il ne peut en tirer aucun salaire car elle n’est pas inscrite dans la qualification d’une chose, le poste. Tout autre est la situation du fonctionnaire : il est payé pour son grade et non pas pour son poste, parce qu’il a comme attribut personnel, outre un éventuel diplôme, la qualification à vie – et donc le salaire à vie – liée à la réussite d’un concours professionnel. Un fonctionnaire n’est pas défini par son diplôme mais par le concours professionnel qu’il a passé. Et s’il change de poste, son salaire ne change pas : ni à la baisse si le poste comporte moins de responsabilité, ni à la hausse dans le cas contraire. S’il veut que sa capacité à produire plus de valeur économique soit reconnue, il faudra qu’il passe un nouveau concours. C’est la nécessaire condition du dépassement de la logique de l’emploi et du marché du travail. D’où l’obsession des réformateurs d’en finir avec les concours et de magnifier les diplômes, d’en finir avec les grades et de lier les salaires au poste, d’en finir avec les recrutements à base de commissions paritaires délibératives et de faire des chefs d’établissement de vrais employeurs en capacité de constituer leur équipe y compris avec des contractuels : vous voyez combien tout cela fait système. Et combien sont irresponsables certains qui s’y prêtent, au nom par exemple du caractère plus démocratique du diplôme que du concours, ou de l’injustice d’un maintien du salaire alors même qu’on entre dans un poste à plus grande responsabilité, ou de l’importance d’équipes bien soudées autour d’un projet d’établissement, ou du progrès des CDI comparés aux CDD pour les non-titulaires. Et combien cette petite musique de la réforme ne pourra être marginalisée que si nous assumons fermement la nouveauté émancipatrice du grade pour revendiquer, mais je vais y revenir car il me faudra être plus explicite, l’extension à tous de la qualification de la personne, la maîtrise collective de la structure des qualifications et donc de l’investissement par la disparition du crédit et de la création monétaire par les banques. Inutile de dire que nous nous heurterons à la résistance non seulement du MEDEF et de l’UMP, mais du Parti socialiste (Bernard Conter nous lisait tout à l’heure du Delors dans le texte) : transformer les fonctionnaires en employés, faire des services publics sans fonction publique est un objectif résolument partagé par les deux partis qui alternent au gouvernement, la RGPP de Sarkozy est fille de la LOLF de Jospin.

    6. Notre difficulté à combattre aujourd’hui l’emploi vient de notre attachement à ce qui a été hier le lieu d’un compromis qui minait la convention capitaliste du travail tout en la confortant. Si je parle de convention du travail, c’est pour bien poser que le travail, s’il est un invariant anthropologique, prend selon le temps et les sociétés des formes qui relèvent de la convention sociale et n’ont donc rien de naturel. Les rapports sociaux fondamentaux se nouent autour de la question de ce qui a valeur économique dans l’activité, enjeu décisif du pouvoir. La convention capitaliste du travail pose comme travail toute activité qui, menée dans le cadre d’un emploi, met en valeur du capital (y compris si la valeur d’usage des marchandises produites est nocive pour la santé, l’avenir de la planète, la liberté, la démocratie, d’où les doutes qui interrogent cette définition capitaliste du travail aujourd’hui où cette nocivité éclate). La naturalisation de cette définition du travail, aliénation évidemment entretenue par la classe capitaliste, se manifeste de multiples façons, qu’il s’agisse du vocabulaire courant qui confond travail et emploi, comme en témoignent les expressions chercher du travail ou ne pas travailler quand on cherche un emploi ou qu’on n’en a pas ; ou qu’il s’agisse de la prénotion qui veut que les retraités, puisqu’ils n’ont pas d’emploi, ne travaillent pas et tirent leur pension de la solidarité intergénérationnelle. L’emploi conforte donc la convention capitaliste du travail. Mais il se trouve aussi qu’il a été la matrice de sa subversion car la construction de l’emploi entre 1930 et 1980 s’est concrétisée par la montée en puissance de la qualification, dans les conventions collectives, et de la cotisation, dont le taux a régulièrement augmenté avec la croissance du PIB. Ces deux traits constitutifs du salaire (obligation pour l’employeur de respecter le salaire attaché à la qualification du poste, et socialisation croissante) en font une institution anticapitaliste : la qualification du poste est indirectement celle du salarié dans les marchés internes ou professionnels où la carrière est assurée sur le long terme sans passage par le marché du travail, et la cotisation tout à la fois transfère à la personne la qualification de l’emploi (le chômeur ou le retraité sont, dans les meilleurs cas, payés alors qu’ils n’ont pas d’emploi) et fait la démonstration de l’inutilité de la propriété lucrative pour financer des engagements massifs et de long terme. On comprend que le syndicalisme se soit largement identifié à la promotion de l’emploi comme matrice des institutions majeures du salaire et qu’aujourd’hui où le capital s’attaque à ces institutions à travers le passage de la garantie de l’emploi à la sécurisation des parcours professionnels, la tentation soit grande pour les opposants à la réforme de chercher une issue du côté du retour au vrai plein emploi. Or il y a beaucoup mieux à faire.

    7. La sécurisation des parcours professionnels est une impasse. L’actuelle promotion de l’employabilité par les réformateurs opère un déplacement dans le support des droits sociaux, du poste de travail vers le marché du travail. Ce n’est plus dans l’entreprise que se jouerait la carrière, mais par des passages récurrents sur le marché du travail (flexibilité), lequel est à équiper pour qu’il devienne le support des progrès des personnes en employabilité (sécurité). Le support de la qualification passerait ainsi de la chose poste de travail à la chose marché du travail : la sécurisation des parcours professionnels et tout ce qui va avec en termes d’orientation et de formation tout au long de la vie sont la tentative d’une classe dirigeante aux abois de maintenir le déni de qualification des personnes. Si la flexicurité ainsi promue dans les années 2000 par l’Union européenne, comme l’a montré Bernard Conter, est un oxymore aujourd’hui en difficulté, la démarche qui l’a portée est plus que jamais d’actualité – et plus que jamais dans l’impasse. Le déni de la qualification des personnes, constitutif du capitalisme, est porté à son acmé puisque la qualification de l’emploi ne rejaillit plus sur la personne de son titulaire. Les procédures du marché du travail ont gagné la gestion du personnel dans les entreprises, chaque salarié est en permanence suspecté d’une distance à l’emploi en général et à son emploi en particulier, mesurée à chaque entretien annuel, à chacun des comptages de son activité (et ils deviennent innombrables) ou à chacun de ses passages par Pôle emploi. Et tous les accompagnements personnalisés avec leur obligation de résultat, tous les comptes épargne chômage, formation, santé ou que sais-je encore dont chaque accord national interprofessionnel dote cet éternel suspect, toutes les anticipations territoriales ou sectorielles de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, butent sur l’irréductibilité de cette distance à l’emploi qu’il faut sans cesse réduire mais qui, par construction, ne peut jamais être supprimée. Faire des institutions du marché du travail le pôle de l’emploi est l’expression emblématique de cette course à l’échalote. Il s’agit de poursuivre l’orientation et la formation tout au long de la vie (mais pas encore outre-tombe, ouf!), cependant que le marché du travail inclusif prend aujourd’hui la suite de la flexicurité dans la superbe stupidité des oxymores auxquels sont condamnés les communicants d’une classe dirigeante à la ramasse. Cette course à l’échalote est organisée sans rire par des fonctionnaires d’autorité dévoyés acharnés à mettre en place des services publics sans fonction publique, pour plaire à leurs maîtres du jour (car ces gens-là, comme d’autres en d’autres temps, font leur devoir). La marginalisation de la qualification du poste chez les accompagnés doit en effet, pour les réformateurs, se doubler chez les accompagnants de la marginalisation des titulaires d’un grade: vous y êtes confrontés au premier chef avec la constitution du service public de l’orientation contre la qualification des conseillers d’orientation psychologues. La sécurisation des parcours professionnels par des services publics de l’employabilité, arme de guerre de la qualification des choses contre la qualification des personnes, et donc contre la maîtrise du travail et contre la sécurité au travail, met les personnels et les outils de l’accompagnement au service d’une mission à la fois vouée à l’échec et contraire à leur professionnalité. Le dire et refuser cette dérive élargit le spectre des adversaires : non plus seulement le Medef, l’UMP et le PS déjà évoqués, mais aussi la CFDT, qui a fait de ladite sécurisation son projet essentiel.

    8. Le vrai plein emploi est une illusion. Je l’ai dit : la tentation, chez les opposants à cette dérive, de la nostalgie du temps du vrai plein emploi, un plein emploi fait de vrais emplois, est compréhensible. C’est pourtant une chimère et une régression. Une chimère : le plein emploi n’a jamais existé (celui des années 1960 était celui des seuls hommes), nous en sommes au contraire aujourd’hui plus proches que dans les prétendues Trente glorieuses : la part des 20-60 ans qui ont un emploi est aujourd’hui de 76% alors qu’elle était de 67% en 1962, et la qualité des emplois est meilleure. Et c’est précisément parce que nous nous sommes rapprochés, quantitativement et qualitativement, du plein emploi que le travail est dans une telle impasse : car plein emploi veut dire plein d’employeurs, déni généralisé de la qualification des personnes, maîtrise du travail par les seuls maîtres des postes de travail, à savoir les employeurs, les actionnaires et les prêteurs pour qui la valeur est produite, et donc impossibilité de bien travailler comme le disent massivement les salariés interrogés sur leur travail. Ils répondent qu’ils aiment leur boulot mais que ce qu’ils font, ce n’est plus du boulot. Le vrai emploi est, comme la flexicurité, un oxymore : la maîtrise du travail est impossible quand c’est le poste de travail, et non pas la personne, qui est qualifié et payé. Un emploi ne peut jamais être vrai, c’est-à-dire confirmer la personne dans sa capacité à créer de la valeur économique et à en décider, puisqu’il est construit contre cette confirmation. Chimère, la nostalgie du vrai plein emploi est également une régression relativement aux possibles qu’ouvre la réussite éclatante des institutions du salaire, et c’est sur ce point que je veux insister dans cette dernière partie de mon propos.

    9. Démocratiser le pouvoir sur le travail par un droit politique de maîtrise de la valeur économique reposant sur la qualification personnelle, la cotisation économique et une création monétaire à l’occasion de l’attribution des qualifications. J’en viens ici à ce que j’annonçais au point 5 : l’extension à tous de la qualification de la personne, la maîtrise collective de la structure des qualifications et donc de l’investissement par la disparition du crédit et de la création monétaire par les banques. Rien de moins ! Car depuis trente ans la sécurité du travail par l’emploi construite au cours des décennies précédentes est mise en échec par les réformateurs. Cet échec est creusé aujourd’hui par la tentative absurde de faire du marché du travail le pôle de l’emploi avec la création - et la responsabilisation - de services publics de l’employabilité, sans fonctionnaires ni pouvoir sur les emplois, dont Pôle emploi est l’emblème jusqu’à la caricature. Cette impasse, expérimentée au quotidien par les professionnels de l’orientation qui s’épuisent à construire l’employabilité de personnes entretenues dans l’insécurité envers le travail parce que niées dans leur capacité à décider de la valeur économique, pose dans des termes nouveaux la question de la maîtrise du travail. Elle nous fait faire l’expérience que ni l’emploi ni les services publics de l’employabilité ne peuvent fonder la sécurité dans le travail, qu’aucune sécurité dans le travail n’est possible tant que le pouvoir sur le travail n’est pas le fait des travailleurs. Il faut donc déplacer le projet émancipateur vers la conquête du pouvoir de décision en matière de valeur économique, à retirer totalement aux employeurs, aux actionnaires et aux prêteurs pour l’attribuer à chacun comme un droit politique venant s’ajouter au droit universel de suffrage. Cela passe par trois dynamiques majeures. La première est l’attribution à chacune et chacun d’une qualification et du salaire irréversible qui va avec, au premier niveau pour tous à 16 ou 18 ans puis progressant à mesure des épreuves de qualification : ainsi seront supprimés marché du travail, force de travail et employeurs. La seconde est la création, sur le modèle si réussi de la cotisation sociale, d’une cotisation économique qui, ponctionnée sur la valeur ajoutée à la place du profit, ira à des caisses qui financeront les projets d’investissement sans remboursement ni taux d’intérêt (puisqu’il n’y aura plus d’appropriation lucrative de la valeur), ce qui supprimera la propriété lucrative et le crédit. La troisième est une création monétaire fondée sur une autre anticipation de la production de valeur économique : non plus l’anticipation du chiffre d’affaires à venir des emprunteurs, à l’occasion des prêts bancaires aux entreprises qui n’auront plus lieu d’être, mais l’anticipation du travail nouveau découlant des nouvelles qualifications, à l’occasion de leur attribution.

    10. Nous allons le faire parce que nous le faisons déjà à grande échelle avec succès. Encore faut-il le dire. La force des propositions que je viens d’énoncer est qu’elles sont dans le prolongement d’un déjà-là émancipateur qui a fait ses preuves, celui de la qualification personnelle et de la cotisation finançant du salaire socialisé. La qualification de la personne est déjà le fait des fonctionnaires, des professions libérales et des retraités qui, touchant à vie une pension dans la continuité de leur salaire, sont enfin qualifiés eux, et non plus leur poste. Sur la base de ce déjà-là émancipateur, nous allons étendre à toute la population, dès la fin de la scolarité obligatoire, la qualification de la personne et donc le salaire à vie, cette convention du travail qui donne aux personnes une réelle maîtrise de leur travail et se passe heureusement des employeurs et du chantage à l’emploi. Nous socialisons déjà 45% du salaire total dans les cotisations sociales. Heureusement que ce n’est pas mon entreprise qui paie mes opérations du cœur ou ma pension, elle paie des cotisations et cette mutualisation de la valeur ajoutée garantit la sûreté de ma couverture maladie ou de ma retraite. Sur la base de ce déjà-là émancipateur, nous allons socialiser tout le salaire, y compris le salaire direct, par une cotisation salaire qui se substituera à la paye par un employeur et qui garantira la sûreté du salaire à vie. Nous nous sommes déjà débarrassés de la propriété lucrative pour financer la sécurité sociale et les services publics : même mis en grande difficulté par les réformateurs, l’école et le système de santé ont des résultats très supérieurs au marché du logement, la santé et les pensions sont bien mieux assurés dans les pays sans compagnies d’assurance-santé ni fonds de pensions. Sur la base de ce déjà-là émancipateur, nous allons nous libérer du chantage des prêteurs en supprimant le crédit et en finançant l’investissement par une cotisation économique qui permettra de lui affecter 30% de la valeur ajoutée.

    Tout ce déjà-là émancipateur, encore faut-il l’affirmer, et c’est ici qu’il faut revenir au propos décisif de Christine Delory et au bonheur de passer de nos récits mortifères à des récits d’émancipation. Quelques exemples. Que racontent les fonctionnaires ? Qu’ils, qu’elles ont droit à un statut spécial au nom de missions spéciales. Une telle défense corporatiste de la fonction publique est vouée à l’échec, alors qu’un récit du grade comme institution antagonique à l’emploi anticipant la qualification personnelle à étendre à tous travaille à l’affirmation politique du salariat. Que racontent les retraitées et retraités ? Qu’elles, qu’ils ont droit à une pension libérée du travail parce qu’ils ont eu leur part de souffrance dans le travail et de financement de la pension des générations précédentes. Une telle défense et illustration de l’emploi comme seule matrice du travail conforte le marché du travail alors qu’un récit de la pension comme salaire continué constate que les retraités sont titulaires d’une qualification en acte et donc travaillent, c’est-à-dire produisent la valeur économique de leur pension : en fondant la revendication de la généralisation d’une qualification personnelle encore meilleure avant 60 ans qu’après, ce constat travaille à l’affirmation politique du salariat. Que racontent les partisanes et partisans de la répartition ? Qu’il faut la défendre contre les appétits du capital. Une telle proposition enferme la répartition dans une forteresse assiégée vouée à une disparition programmée alors que son récit comme institution largement majoritaire (90% du financement des pensions en Europe !) faisant la preuve de l’inutilité de l’accumulation de capitaux pour financer le long terme des pensions fonde la proposition du remplacement du crédit par une cotisation économique et travaille à l’affirmation politique du salariat. Que racontent les défenseurs et défenseures de la sécurité sociale ? Qu’elle assure les besoins sociaux et corrige les inégalités économiques sur une base solidaire. Une telle hypostase du social à côté de l’économique est un des lieux essentiels de notre aliénation comme mineurs sociaux alors que le récit de la sécurité sociale comme expérimentation à grande échelle, depuis soixante ans et dans les principaux pays capitalistes du monde, de l’efficacité d’une convention du travail partiellement débarrassée du marché du travail et de celui des capitaux fonde le projet de l’en débarrasser totalement et travaille à l’affirmation politique du salariat. Que racontent celles et ceux - trop peu nombreux au demeurant - qui se battent pour la hausse des salaires ? Que la rémunération du travail doit garantir la possibilité de satisfaire les besoins de chacun. Une telle façon d’inscrire le salaire dans le double carcan du pouvoir d’achat et de la contrepartie en travail rejoint le précédent récit dans l’écriture de notre exploitation naturalisée alors que le récit du salaire comme conquête d’institutions salariales antagoniques de celles du capital, la qualification et la cotisation qu’il s’agit de muer en salaire universel, pour tous et pour tout, travaille à l’affirmation politique du salariat comme classe en mesure d’en finir avec les institutions capitalistes. Vous voyez la porte qu’il nous faut ouvrir pour sortir de la fonction tribunicienne de défenseurs de victimes, sortir du volontarisme et de sa symétrique, la plainte, mais le chemin est là, offert. Dans le champ qui nous occupe ici: le chemin des étapes d’émancipation qui feront de l’orientation et de l’accompagnement la confirmation de la qualification des personnes alors qu’ils sont aujourd’hui au rouet parce qu’au service de l’employabilité. Une orientation et un accompagnement qui seront d’autant plus nécessaires demain qu’il s’agira de rendre effectif, pour toutes et tous, le droit politique à la maîtrise de la valeur économique.

    Je conclus en évoquant brièvement quelques objections.

    La qualification personnelle n’enferme-t-elle pas à vie les personnes dans leurs résultats scolaires ? Cette objection repose sur un contresens concernant la qualification, qui n’est précisément pas, j’y ai insisté, la certification. Chacun, y compris les personnes handicapées, démarrera au premier niveau de la qualification, indépendamment donc de son niveau scolaire. Il est d’ailleurs fondamental, pour éviter l’instrumentation du savoir, qu’il n’y ait aucun lien entre démarrage dans la qualification et diplôme. Quant aux épreuves professionnelles de qualification qui conduiront à des niveaux supérieurs, elles ne relèveront pas de l’école, ni dans leur contenu ni dans leur jury. On peut bien sûr penser que la progression d’une personne dans la qualification ne sera pas étrangère à ses diplômes, mais ils ne la fonderont pas.

    Que ferons-nous de tous ceux qui, assurés d’un salaire à vie, ne voudront rien faire ? La réponse tient en trois points. Premièrement, ceux qui ne font rien sont bien moins dangereux que tant qui font aujourd’hui. Mieux vaut ne rien faire que d’être un inspecteur d’académie appliqué à détricoter la fonction publique ; ou une professeure de mathématiques financières en train d’enseigner comment mettre la planète à feu et à sang par la spéculation ; ou un conditionneur du Médiator, ou une ouvrière fabriquant des semences stériles pour Monsanto, j’arrête là la liste. Deuxièmement, je ne crois pas du tout aux peuples vertueux, mais je crois aux vertus d’institutions matérialisant des progrès en émancipation : de même que les institutions du suffrage universel confirment la capacité universelle de participation aux grandes décisions politiques, de même la qualification personnelle, en confirmant chacun dans sa capacité à créer de la valeur économique, va faire de l’économie une affaire de nous et non plus de ils et susciter une responsabilité concrète en la matière. Troisièmement, faisons attention que ce qui nous apparaît comme un temps passé à ne rien faire peut être l’invention de chemins nouveaux du travail.

    Vous voulez supprimer les entrepreneurs! Là encore, il y a contresens: les employeurs et les prêteurs, qu’il faut effectivement supprimer, ne sont pas des entrepreneurs, même s’ils se confondent éventuellement aujourd’hui dans la même personne. Les fonctions de commandement, d’entreprise ou d’innovation sont importantes et il n’est pas question de les supprimer. Mais les employeurs, au sens de personnes décidant de la vie ou de la mort au travail d’autrui, et de son salaire, doivent disparaître. En libérant les entrepreneurs de leur fonction d’employeur, nous allons au contraire dynamiser la création d’entreprises, et rendre possible le maintien de collectifs de travail innovants y compris tant que leur chiffre d’affaires est encore faible ou est affecté par des accidents majeurs.

    Qui va décider de la qualification et sur quels critères ? Nous en avons déjà des tas d’anticipations dans la fonction publique, ainsi qu’avec la VAE ou la négociation des conventions collectives. Nous ne partirons donc pas de zéro, loin de là. Mais la maîtrise de la structure des qualifications exigera un changement de l’occasion de la création monétaire, comme je m’en suis expliqué au point 9.

    Comment va-t-on financer le salaire à vie ? Comme nous le faisons déjà pour la santé ou la pension, par une cotisation. Les entreprises vont cotiser et non plus payer directement les salaires directs, comme elles le font déjà pour la sécurité sociale. Par exemple, on pourrait commencer par l’attribution du premier niveau de qualification aux cohortes des 18-22 ans. Si (toujours à tire d’exemple) le premier niveau de qualification est à 1600 euros nets par mois, il faut environ 4% du PIB pour financer le salaire de ces cinq cohortes. Les entreprises paieront une cotisation salaire de 4% de leur valeur ajoutée et n’auront pas à payer les salariés de ces cohortes qu’elles embaucheront. Nous aurons ainsi un apprentissage de l’institution nouvelle, qui permettra de décider de son rythme de généralisation.Les détenteurs de capitaux vont fuir avec leur portefeuille, comment financerons-nous l’investissement ? Mais d’autant mieux qu’il n’y aura plus de détenteurs de capitaux ! Les 400 milliards d’euros qui chaque année financent l’investissement sont en train d’être produits, ils ne viennent pas d’hier et n’étaient pas entreposés dans d’imaginaires congélateurs à valeur qui partiraient avec leurs propriétaires. Les portefeuilles financiers ne sont pas des réserves de valeur, ce sont des droits de propriété lucrative sur la valeur en train d’être produite au moment où ils sont convertis en monnaie. Leur disparition au bénéfice d’une cotisation économique nous donnera la main sur cet acte fondamental de souveraineté qu’est la décision d’investir une partie de ce que nous sommes en train de produire. Les détenteurs de titres ne partiront pas avec cette production. Ils emporteront des droits de propriété dont ils ne pourront strictement rien faire. Il faut en finir avec cette peur de la fuite des capitaux qui dit, à leur corps défendant, l’adhésion des salariés à leur minorité sociale.

    Pourquoi pas la même qualification personnelle pour tous, s’il s’agit d’un droit politique ? Cette question appelle une réponse factuelle simple et soulève un gros problème théorique. Réponse factuelle simple : toute la démarche que je viens d’exposer repose sur la poursuite délibérée d’un déjà-là, or rien dans nos institutions n’anticipe l’unicité du niveau de salaire. Une hiérarchie de un à quatre (avec un salaire maximal de 6400 euros nets mensuels donc si l’on démarre à 1600) serait déjà un intéressant pas en avant s’appuyant sur l’actuelle hiérarchie des salaires de la fonction publique ou des conventions collectives. Le problème théorique, cela dit, est majeur car reste à fonder les différences dans la production de valeur économique. La réponse me semble à chercher du côté du fait que la valeur économique est le lieu du conflit de pouvoir. Quand nous en aurons fini avec le rapt de la définition de la valeur économique par les propriétaires lucratifs, cela n’abolira pas l’enjeu de pouvoir qu’est cette définition. Le conflit se déplacera à l’intérieur du salariat. L’unicité de la qualification pose le conflit résolu, un postulat dont on sait la suite : le pouvoir évacué par un coup de baguette magique revient en force de la pire façon. Donnons-nous, avec la hiérarchie des qualifications, le lieu, politiquement assumable, du conflit de pouvoir inhérent à la définition de la valeur.