Salaire, oui! Emploi, non!

17/11/2011     BERNARD FRIOT

    Salaire, oui! Emploi, non!

    « Faut-il couper le cordon entre travail et protection sociale ? » : cette question a deux objets distincts qui appellent chacun une réponse : le lien entre cotisations sociales et travail, le lien entre prestations sociales et travail. Mais il faut préalablement reformuler la question car, prise au mot, l’interrogation sur la rupture du lien entre protection sociale et travail n’a pas de sens. Aucune monnaie (non inflationniste) n’existe qui n’ait son fondement dans la valeur économique créée par le travail. Cotisations et prestations sociales ont leur origine dans le travail, tout comme le salaire direct du salarié, le bénéfice du travailleur indépendant et le profit de l’employeur ou de l’actionnaire ont leur origine dans le travail. Telle qu’elle est posée, la question amalgame travail, salaire et emploi. Pour être intelligible, elle doit être reformulée dans ces deux questions que nous examinerons successivement : faut-il lier cotisation sociale et salaire ? Faut-il lier prestations sociales et emploi ?

    Faut-il lier cotisation sociale et salaire ? Oui !

    La ponction sur le produit du travail qu’opère la cotisation a deux caractéristiques : elle se fait directement sur la valeur ajoutée (elle vient donc en concurrence avec le profit, le bénéfice et le salaire direct dans le partage de la valeur ajoutée) et elle se calcule exactement comme le salaire direct, 83% environ du salaire direct pour les emplois payés au-delà de 1,6 Smic. Chaque fois qu’un salaire direct prend 100 sur la valeur ajoutée, automatiquement, la cotisation en prend 83 pour financer le salaire socialisé. Au niveau macroéconomique, salaires directs et cotisations sociales ponctionnent 60% de la valeur ajoutée.

    Que signifie le strict lien, dans le mode de calcul de la ponction sur la valeur ajoutée, entre le salaire direct et la cotisation sociale ? Le salaire direct est ponctionné au nom de la qualification : celle du poste pour les salariés de statut privé, celle du grade pour les fonctionnaires. La qualification est l’attestation que tel poste ou tel grade va contribuer à tel niveau à la production de valeur économique, et qu’il vaut donc tel salaire direct (à ne pas confondre avec la certification : le diplôme ne génère en tant que tel aucun salaire, car il renvoie au travail concret producteur de valeur d’usage, et non pas au travail abstrait producteur de valeur économique). Certes, qualifier le poste comme le fait l’emploi privé est bien moins émancipateur que qualifier la personne comme le fait le grade dans la fonction publique, mais c’est lier le salaire, et donc le salarié, à la production de valeur économique. Ponctionner la cotisation comme l’élément socialisé du salaire, c’est la poser, elle aussi, comme expression de la contribution à la production de valeur économique : les soignants payés par la cotisation maladie contribuent à la production de valeur économique alors même qu’ils produisent du non marchand ; les chômeurs payés par la cotisation chômage contribuent à la production de valeur économique alors qu’ils n’ont pas d’emploi ; les retraités payés par les cotisations vieillesse contribuent à la production de valeur économique alors qu’ils produisent du non marchand et qu’ils n’ont pas d’emploi. Faire de la cotisation un doublon du salaire direct, c’est faire exister comme travail producteur de valeur économique des activitésqui ne génèrent aucun profit parce qu’elles sont non marchandes et non subordonnées à un employeur et, par son intermédiaire, à des actionnaires. C’est prouver à grande échelle (un tiers du PIB aujourd’hui) que le travail tout entier pourrait sortir de l’emploi, c’est-à-dire du carcan de la production de valeur pour l’actionnaire.Les réformateurs veulent remplacer la cotisation sociale par une autre ponction sur le produit du travail, selon quatre grandes voies qui éliminent la protection sociale comme salaire socialisé, et donc la reconnaissance des personnes comme contribuant hors emploi à la création de valeur économique :

    • la CSG : la protection sociale n’est plus liée à la qualification mais au revenu. Les personnes sont définies non plus par leur contribution à la valeur économique mais par leur niveau de revenu. La réduction des inégalités, la juste contributivité se substituent dans le débat public à la question de la maîtrise de la valeur économique.
    • la TVA : les personnes sont des consommateurs. On reconnaît là le rôle que concède le capitalisme aux personnes : des êtres de besoin ayant droit à du pouvoir d’achat.
    • la taxation du profit : la propriété lucrative (contre laquelle s’opère la ponction salariale sur la valeur ajoutée) est légitimée puisqu’elle sert à financer la protection sociale, tandis que la cotisation est, par fausse symétrie, suspectée d’être une « taxe sur le salaire ».
    • la capitalisation : même effet de légitimation de la propriété lucrative, alors que la cotisation fait la preuve, à grande échelle, qu’on peut financer des engagements aussi massifs et de long terme que les pensions sans aucune accumulation financière, et donc qu’il serait possible, sur ce modèle réussi, de financer l’investissement sans aucune propriété lucrative, par une cotisation économique prélevée sur la valeur ajoutée à la place du profit.

    On le voit, ces quatre voies sont très régressives si on les compare à la cotisation comme salaire socialisé. Le salaire socialisé subvertit le capitalisme en son centre, la propriété lucrative et le déni que les personnes maîtrisent la valeur économique, maîtrise réservée exclusivement aux détenteurs de la propriété lucrative. La CSG, la TVA, la taxation du profit et la capitalisation confortent au contraire cette logique du capital.

    Faut-il lier prestations sociales et emploi ? Non !

    C’est le cœur de la sécurité sociale que de déconnecter droit aux prestations sociales et emploi. Heureusement que ce n’est pas mon employeur qui paie mes dépenses de santé ou ma pension, heureusement que mon droit à indemnisation du chômage ou à prestations familiales existe alors même que je n’ai aucun emploi. Les droits salariaux sont indépendants de la relation d’emploi, c’est là l’autre dimension émancipatrice de la sécurité sociale, l’affirmation du droit aux prestations contre le paternalisme d’entreprise, contre le chantage à l’emploi et la soumission à la culture d’entreprise, contre les aléas du marché du travail ou du chiffre d’affaires de l’entreprise. Et cela grâce à une mutualisation large du financement par salaire socialisé, et à des conditions de distribution des prestations qui les délient de l’emploi.

    Les réformateurs veulent reconnecter prestations sociales et emploi et donc réaffirmer que seul l’emploi, seule la production de valeur pour l’actionnaire, sont la matrice légitime des droits salariaux :

    • condition toujours plus drastique de contributivité en termes de durée d’emploi (avec son inévitable pendant dans le déplacement d’une partie de la protection sociale vers l’assistance) ;
    • affirmation de la mutualité d’entreprise contre l’assurance maladie, et d’une manière générale construction de deux « piliers », l’un « public » financé par la CSG et l’autre « professionnel » financé par la cotisation, ce qui nous renvoie au passé du binôme Etat/entreprise que précisément la socialisation du salaire a dépassé, et fait dépendre de l’emploi les droits à prestations;
    • remplacement du droit au salaire par l’employabilité et la sécurisation des parcours professionnels : les chômeurs n’ont pas droit au salaire mais à l’emploi ;
    • affirmation de la responsabilité sociale de l’entreprise et préconisation du principe du pollueur-payeur à la place de la mutualisation du risque : ce principe est le verrou qui interdit aujourd’hui tout progrès dans la reconnaissance des maladies professionnelles et des accidents du travail, et il aura les mêmes effets catastrophiques s’il est étendu à la couverture maladie et au chômage. La sécurité sociale réduit au contraire la responsabilité sociale de l’entreprise en ne faisant pas dépendre les prestations de l’employeur et en unifiant à l’échelle nationale les taux de cotisation ;
    • promotion de la pension par comptes notionnels (ou par points) : alors que la pension comme salaire continué, qui pose que les retraités ont droit au salaire à vie, repose sur l’âge et le taux de remplacement, sa dérive en revenu différé repose sur la durée de la carrière dans l’emploi, la pension étant non plus la reconnaissance de la qualification actuelle du pensionné mais la contrepartie de ses emplois passés.

    Le lien des cotisations sociales au salaire direct et la déconnexion des prestations aux emplois sont les deux fondements anticapitalistes de la sécurité sociale que les réformateurs, dans leur effort pour maintenir en selle le capital, tentent de détruire en déliant cotisation et salaire et en conditionnant les prestations à l’emploi. Combattre la réforme suppose d’une part d’être au clair sur ces fondements anticapitalistes de la sécurité sociale, d’autre part de s’appuyer sur eux pour les pousser plus loin dans une démarche révolutionnaire : salaire à vie à la place du marché du travail (et donc pleine qualification à la place du plein emploi), cotisation économique à la place de la propriété lucrative (et donc suppression du crédit).