Les retraités anticipent ce qui devrait être le statut de tous

09/09/2013     BERNARD FRIOT

    Les retraités anticipent ce qui devrait être le statut de tous

    Je remercie vivement Jean Gadrey d’avoir débattu de mon travail, et de l’avoir fait en insistant sur le fait que nous sommes dans le même camp, un camp minoritaire qui doit être vivifié par le débat mais que des querelles ruineraient. C’est dans le même esprit que j’ai rédigé ce texte qu’il me fait l’amitié d’accueillir sur son blog.

    Sur le fait d’appeler « travail » (c’est‑à-dire production de valeur économique) ce que l’on désigne habituellement « activité » (production de valeur d’usage) des retraité.

    Oui, pour moi, un des cœurs de la lutte de classes aujourd’hui est le passage de « vieux » utiles mais non productifs à des « retraités » utiles et productifs. L’enjeu de classe est décisif. Pour le capital, on ne produit de valeur économique (on ne travaille) que si on va sur un marché du travail comme demandeur d’emploi et si, embauché par un propriétaire lucratif, on produit des marchandises mesurées par leur temps de travail pour mettre en valeur des capitaux. C’est pourquoi des tas de gens pourtant très actifs « cherchent du travail » c’est‑à-dire cherchent un emploi, ou sont socialement disqualifiés parce qu’ils n’en ont pas.

    Or le mouvement syndical a conquis au 20ème siècle des institutions qui subvertissent cette définition capitaliste du travail. La classe capitaliste se bat contre elles sans arrêt, dans les faits en tentant de les supprimer, et idéologiquement en prétendant que ceux qui n’ont pas d’emploi, qui ne mettent pas en valeur de capitaux, qui ne produisent pas selon la dictature du temps de travail, ne travaillent pas. Cela concerne en particulier les fonctionnaires, qui ne relèvent pas du marché du travail puisqu’ils sont payés pour leur grade et non pas pour leur poste, et qui ne produisent pas de marchandises valorisant un capital : bien qu’ils contribuent notablement au PIB, le capital prétend en permanence qu’ils ne produisent pas, mais qu’ils dépensent. Appeler « dépense publique » la production des fonctionnaires est décisif dans la propagande capitaliste, en même temps que la suppression de la fonction publique est à l’agenda des réformateurs.

    Il en est exactement de même pour les retraités. Jean Gadrey écrit : C’est parce qu’il [BF] a décidé, lui et lui seul, que ce qui est versé s’appelle « salaire » (et non plus « allocation » ou « pension ») que « l’activité » (des étudiants, des parents, des retraités) se nommera « travail ». Ah bon ? Je montre sur des centaines de pages dans Puissances du salariat comment dans tous les pays qui financent la pension par du salaire socialisé (Allemagne, Autriche, Italie, France, Belgique, Espagne entre autres), la pension a été construite comme un salaire, financé comme les salaires directs, et revendiqué comme remplaçant « le meilleur salaire » à 75% du brut (soit 100% du net) à un âge le plus bas possible. Et salaire, qu’est‑ce que ça veut dire depuis que les syndicats se sont mobilisés victorieusement pour la qualification, celle des postes dans les conventions collectives du secteur privé, celle des personnes dans le statut de la fonction publique ? Le salaire n’est pas un revenu porteur d’un pouvoir d’achat. Si le patronat, s’agissant de la rémunération des salariés, parle toujours de « pouvoir d’achat » et jamais de « salaire », c’est parce qu’un salaire c’est d’abord la reconnaissance d’une qualification, c’est‑à-dire d’une contribution à la production de valeur économique. Or la classe capitaliste nie que nous sommes les seuls producteurs de la valeur parce qu’elle en monopolise la définition et la production et veut nos réduire à des êtres de besoins ayant droit à du pouvoir d’achat. Le salaire, tel qu’il s’est construit dans la lutte au 20ème siècle, subvertit cette prétention du capital : le salaire continué dans la pension des retraités affirme qu’ils sont qualifiés, qu’ils produisent de la valeur économique alors même qu’ils n’ont ni employeurs ni actionnaires et qu’ils ne produisent pas de marchandises. De même que la bataille pour que le travail des fonctionnaires soit reconnu comme tel est toujours à reprendre, celle pour que l’« activité » des retraités soit reconnue comme du « travail » dès lors qu’elle donne lieu à un salaire continué est au cœur de la lutte contre la réforme des retraites.

    Car la réforme des retraites, c’est deux choses : l’affirmation qu’on ne produit que dans l’emploi (d’où un « problème démographique » si le nombre relatif des retraités augmente et la nécessité de prolonger la durée de l’emploi avec l’espérance de vie) et la transformation de la pension de salaire continué en revenu différé : j’ai cotisé tant au cours de ma carrière, la justice est que je récupère l’équivalent de ces cotisations dans mes pensions. On reconnaît là tout l’argumentaire de la CFDT, ou de Piketty, le penseur des réformateurs « de gauche », qui veut que les cotisations soient la seule mesure équitable des pensions, étant entendu qu’une solidarité intragénérationnelle garantira une pension minimum.

    On voit bien les incidences du conflit sur le travail des retraités :

    • Si on reprend le discours du capital selon lequel ils ne travaillent pas mais dépensent, on ne peut attendre la progression de leur part dans le PIB, au fur et à mesure que leur nombre relatif augmente, que de la croissance et de la poursuite des gains de productivité par réduction du temps de travail par unité produite : belle perspective : Je la récuse.
    • Si au contraire on prend la mesure de la conquête révolutionnaire que représente, en termes de production de valeur, la pension comme salaire continué, alors on peut dire ceci aux jeunes, aux chômeurs, aux salariés inquiets pour leur emploi et soumis au chantage de propriétaires lucratifs qui jouent avec leur vie de façon si indécente : si 40% du PIB est déjà produit contre la logique capitaliste, alors on peut aller plus loin et conquérir le pouvoir pour aller à 100%, ce qui veut dire supprimer le marché du travail par le salaire à vie pour tous sur le modèle des retraités, supprimer la propriété lucrative par expropriation et, sur le modèle de la cotisation sociale, généraliser la co‑propriété d’usage de tous les outils de travail par les salariés devenus maîtres de l’investissement grâce à une cotisation économique et à une création monétaire démocratiquement délibérée dans les caisses d’investissement. Et c’est là que l’on sort l’urgence écologique de débats sur la seule valeur d’usage pour la mettre au cœur de la définition d’une valeur économique dont la maîtrise populaire doit être conquise au coeur de l’État et du capital si l’on veut changer la production des valeurs d’usage. Sinon le capitalisme vert peut s’accommoder de niches communautaires de productions alternatives et de taxes internalisant ses externalités négatives.

    Sur la solidarité

    C’est précisément parce que je partage ce que dit Jean Gadrey sur la nécessité de tenir le mot en haute estime et de ne pas en laisser la définition au capital que je récuse fermement la thématique de la « solidarité intergénérationnelle » pour définir ce qui se passe en matière de pensions. Car qu’est‑ce que ça veut dire ? Dire que les retraités bénéficient de la solidarité de la génération de leurs enfants après avoir été eux‑mêmes solidaires de celle de leurs parents, c’est dire que la cotisation est une ponction sur la valeur nouvelle produite par les seuls salariés en emploi. C’est donc une taxe sur le profit et sur le salaire qui va à des personnes dont on ne doute pas de l’utilité sociale, mais dont on dit qu’ils ne produisent pas de valeur. Qu’est‑ce que cela, sinon justement la lecture capitaliste de la pension que je viens de rappeler ? Pourquoi est‑ce que les opposants à la réforme des retraites mise en musique par le Livre Blanc de Rocard en 1991 sont battus depuis plus de 20 ans malgré des mobilisations considérables ? Parce qu’ils se battent avec un mot d’ordre qui est précisément celui des réformateurs, et il est impossible de gagner si on est sur le terrain que l’adversaire s’est ménagé. Certes le Front National, le Medef et l’UMP disent carrément que cette taxe en vue de la solidarité tue la compétitivité et qu’il faut réduire les droits à pensions, tandis que le PS, les Verts, la CFDT disent que la solidarité est une valeur nécessaire et qu’il ne faut donc réduire les droits à pension qu’avec équité, de sorte que la réduction globale des droits se fera dans une réduction des inégalités entre salariés. Et contre eux, le Front de Gauche auquel j’appartiens, la CGT, la FSU –mon syndicat, Solidaires, ATTAC disent tout autre chose, à savoir qu’on pourrait au contraire améliorer la solidarité en taxant plus le capital et moins le salaire. Mais qui ne voit que l’analyse de fond est la même, à savoir que les pensions relèvent de la solidarité intergénérationnelle ?

    Une telle position, parce qu’elle réécrit l’histoire et nie tout le mouvement de construction des pensions comme salaire continué, rend les opposants incapables d’être les continuateurs actifs d’une classe ouvrière dont ils vont du coup cultiver la nostalgie tout en se battant sur la défensive. Contre la solidarité telle que la théorisent aujourd’hui les collègues de la République des Idées à la suite de la Fondation Saint Simon, assurément le lieu où s’élabore avec le plus d’intelligence l’argumentaire de la réforme pour redonner sa chance au capitalisme en réduisant les inégalités dans le mouvement même de réduction des droits salariaux, il s’agit d’affirmer la solidarité salariale. Qu’est‑ce à dire ?

    Au fondement d’une solidarité qui ne soit pas une solidarité de victimes, mais une solidarité de candidats à la direction de l’économie et donc de la valeur économique et du travail (c’est ce qu’on appelle une classe révolutionnaire), il y a la responsabilité partagée de cette direction. Le nœud d’un tel partage de responsabilité, à mon sens, est dans le droit politique de qualification universelle. Je rappelle, pour éviter tout contresens, que la qualification n’est pas le diplôme : alors que celui‑ci renvoie au travail concret, à la capacité reconnue de produire telle valeur d’usage (cariste, comptable, chaudronnier, médecin…), la qualification renvoie au travail abstrait, à la capacité reconnue de produire telle valeur économique (corps B 6ème échelon, indice 547, etc.). Un droit politique de qualification universelle, dans une société où un pouvoir populaire s’emploiera à exproprier les propriétaires lucratifs et à financer l’investissement par une cotisation économique et par une création monétaire sous contrôle démocratique, conduira à enrichir la majorité politique en attribuant à chacun à 18 ans, dès lors qu’il réside sur le territoire national, trois droits articulés :

    • le premier niveau de qualification (et le salaire à vie qui va avec, par ex 1500 euros nets par mois) et le droit à une carrière salariale par le passage d’épreuves de qualification (par ex. de 1500 à 6000 euros par mois si quatre niveaux de qualification) ;
    • la co‑propriété d’usage de tous ses outils de travail au cours de sa vie, c’est‑à-dire le droit de décider de la hiérarchie et de la composition du collectif de travail, de l’investissement, de ce qui va être produit et comment, sans tirer quelque revenu que ce soit de cette propriété ;
    • la participation à la délibération des jurys de qualifications et des caisses de salaire et d’investissement qui organiseront l’inscription de l’activité de l’entreprise dans un cadre macro‑économique coopératif.

    Une telle solidarité fondée sur l’exercice collectif de la responsabilité, éduquée dans une école sans notes et sans filières (cf. les travaux de Jean‑Pierre Terrail et du GRDS), aura de multiples déclinaisons, entre autres la réduction de la fourchette des revenus dans un rapport de un à quatre (à la place de l’illusoire redistribution fiscale), l’exercice commun des décisions dans l’entreprise, un rôle accru des syndicats dans le soutien à la carrière salariale de chacun, l’acceptation de responsabilités au service du commun qui se sera considérablement développé.

    Sur le travail domestique et sur la monétisation des activités

    Un mot d’abord. Ceux des lecteurs du second billet de Jean Gadrey qui sont allés voir sa version intégrale ont été à coup sûr, comme je l’ai été moi‑même, ahuris devant ma réponse dans un débat où je distinguais les bonnes et les mauvaises tâches domestiques (que les hommes refusent et que les femmes accepteraient par servitude volontaire). C’était une réponse stupide, et merci à JG pour ce « pan sur le bec » qui montre que je ne suis pas à l’abri de possibles embardées. Il reconnaîtra, cela dit, qu’il est allé la chercher derrière les fagots dans le compte rendu d’un débat vieux d’une douzaine d’années que j’avais oublié, car les nombreux participants aux formations et conférences que j’anime pourraient témoigner que je n’utilise jamais un tel « argument », si l’on ose dire.

    Jean Gadrey dit que je suis dans la contradiction à propos de tâches domestiques qui tantôt seraient et tantôt ne seraient pas du travail. Mais il n’y a aucune contradiction à dire qu’une même activité peut être ou ne pas être du travail : c’est là le fait de toutes les activités sans exception, car ce qui est désigné comme « travail » varie dans le temps et l’espace selon les rapports sociaux. C’est la convention capitaliste du travail qui veut que je ne travaille pas quand je fais du café chez moi mais que je travaille quand je fais le même café comme salarié d’un restaurateur, et c’est la convention salariale qui fait que les retraités qui accompagnent leurs parents dans la mort travaillent alors que dans la convention capitaliste une telle activité n’est du travail que si elle est assurée par les soignants d’une clinique appartenant à la Générale de Santé ou à Vitalia. Les soins infirmiers n’étaient pas du travail dans les années 1950, et ils le sont devenus depuis, pour l’essentiel sous la convention non capitaliste de soignants libérés de tout actionnaire et du marché du travail (parce que fonctionnaires), grâce à la forte hausse du taux de la cotisation maladie dans les années 1960, ce qui a créé de la monnaie reconnaissant la valeur économique produite à l’hôpital et a augmenté d’autant le PIB pour des activités au service du commun.

    S’agissant des activités domestiques, elles ont été reconnues comme travail de façon très contradictoire avec les allocations familiales et les emplois à domicile. Le projet de la Libération est particulièrement intéressant : Croizat augmente massivement le taux de la cotisation famille et indexe les allocations, triplées, sur le salaire ouvrier de la région parisienne, si bien que dans les familles populaires (qui ont en moyenne trois enfants à l’époque) les allocations familiales sont la moitié du salaire total (AF plus salaires directs). Le salaire ne correspond donc que pour la moitié à la convention capitaliste du travail, alors que l’autre moitié reconnaît la valeur économique produite par des parents qui pour ce travail n’ont ni employeur ni actionnaire sur le dos. Certes, ce n’est qu’un début, et qui sera dévoyé par la suppression de l’indexation des AF sur les salaires dès les années 1950, par leur mise partielle sous condition de ressources dans les années 1970, par le remplacement de la cotisation par la CSG sous Rocard (encore lui). Mais c’est un début qui montre la voie à suivre pour transformer en travail les tâches domestiques contre la pratique, capitaliste ou associative, des emplois familiaux et autres variantes de l’emploi à domicile qui sont des lieux d’exploitation redoublée des femmes.

    Si le salaire est attaché à la personne parce que la qualification devient un attribut universel, alors les tâches domestiques deviendront du travail sans passer par le carcan de l’emploi ou la prison du salaire maternel. Elles deviendront du travail non pas comme aujourd’hui, parce qu’elles sont faites par une personne réduite à l’état de force de travail (emploi à domicile) ou parce qu’on exalte leur utilité sociale pour reléguer les femmes à la maison (salaire maternel), mais parce que le salaire à vie des personnes et leur co‑propriété d’usage de leur entreprise rendront possibles des arbitrages personnels entre les temps sociaux, ceux qui sont dédiés à l’entreprise, ceux qui le sont à la famille, ceux qui le sont à la vie militante, ceux qui le sont à ne rien faire. Cette voie est autre que celle dite de la « réduction du temps de travail », qui s’inscrit dans la logique capitaliste du temps aliéné de l’emploi que l’on s’efforce de réduire pour dégager du temps libre… au prix, on l’a bien vu avec les 35 heures, d’une intensification inhumaine du temps d’emploi. Le droit politique de qualification universelle ouvre, bien au‑delà d’ailleurs de la question de la reconnaissance des tâches domestiques, une fluidité dans les emplois du temps et dans les parcours de vie, puisqu’on transporte avec soi son salaire et son droit de propriété d’usage du lieu de travail.

    Faut‑il, cela dit, faire de toute activité un travail en la monétisant dans le salaire ? Cette question appelle deux remarques.

    D’une part, elle me semble réifier la convention capitaliste du travail, qui fait de ce dernier un état de subordination à un propriétaire lucratif, d’hétéronomie donc. Mais quelle hétéronomie dans le travail d’une retraitée qui cultive son jardin, qui garde ses petits enfants, qui est trésorière du club de foot ou qui fréquente l’atelier de peinture ? Le salaire à vie et la co‑propriété d’usage des outils de travail changent complètement le sens du travail concret parce qu’ils changent le travail abstrait. Le travail contient toujours de la contrainte mais il n’est plus hétéronome.

    D’autre part, je pense que cette question repose sur un malentendu fondamental à propos du droit de qualification universelle. Le salaire n’est pas du tout la monétisation d’activités, c’est un droit préalable à toute activité, et il ne repose pas sur leur mesure mais sur un attribut politique de la personne, la qualification. Attribuer à vie le salaire et la co‑propriété d’usage de l’outil de travail n’est ni contraindre leur titulaire à travailler ni vérifier comment il le fait, pas plus que le droit de suffrage universel ne signifie obligation de voter et vérification du vote effectué. Au contraire, c’est un droit politique, et à ce titre inconditionnel, sans aucune obligation de contrepartie. Le titulaire de ces droits de maîtrise de la valeur économique en fait ce qu’il veut. Bien sûr, s’il n’exerce jamais sa qualification dans l’espace public, il ne progressera pas en salaire : si c’est réellement son choix, pourquoi pas ? En réalité, je suis persuadé que notre plaisir de travailler en étant libérés du poids des employeurs et des actionnaires va être décuplé, et que cette liberté va nourrir notre désir de participer bien davantage qu’aujourd’hui à une création de valeur dont la responsabilité ne sera plus celle de « ils » mais celle de « nous ». Le travail meurt aujourd’hui de n’être pas de la seule co‑responsabilité de ceux qui le font.

    Encore merci à Jean Gadrey. Évidemment, pour approfondir ces points traités à la hache, je renvoie le lecteur à mes livres et aux sites www.ies‑salariat.org et www.reseau‑salariat.info.