Compte-rendu de lecture : G. Simmel, "Psychologie de l'argent"

21/09/2020     XAVIER MORIN

    Compte-rendu de lecture : G. Simmel, "Psychologie de l'argent"

    « PSYCHOLOGIE DE L’ARGENT »

    Suivi de « L’ARGENT DANS LA CULTURE MODERNE » de Georg Simmel

    Georg Simmel (1858-1918) est un philosophe et sociologue allemand. Son oeuvre est des plus disparates, portant sur des objets aussi divers que la mode, la pauvreté, l’art, la ville, etc. Il échappe ainsi aux catégories par objet, mais aussi à celles par disciplines puisqu’il franchit résolument toutes les frontières des « sciences humaines », de l’histoire à la psychologie. Ainsi, chez Georg Simmel, l’économie concerne de nombreux champs de recherche, bien au-delà des seuls échanges marchands. Il existe une économie de la nature, de la conscience, de la connaissance, des relations humaines, etc. Toutes ces économies sont en interaction.

    Ceci dit, l’influence du matérialisme historique apparait nettement dans sa recherche des structures sous-jacentes aux objets et dans sa prise en compte de leur histoire. Certes, Georg Simmel ne pratique pas la dialectique, ce dévoilement de la contradiction, mais sa méthode téléologique est d’un grand intérêt. Il s’agit d’une approche par les fins et les moyens, ces derniers ayant tendance à se multiplier à mesure que la production s’enrichit, que la division du travail se complexifie… et que les fins s’éloignent. L’Histoire est donc perçue en tant que processus, perception matérialiste s’il en est. De plus, Georg Simmel observe des effets de seuil où des polarités s’inversent, des mutations de la quantité en qualité, des forces et des tendances à l’oeuvre, bref, tout un outillage qui nous est familier. Il n’y manque plus que la contradiction, c’est-à-dire la lutte des classes.

    Nous présentons ici un compte-rendu de lecture d’un petit ouvrage publié aux éditions Allia (2019, 80 pages, 6 €). Il contient 2 textes de Georg Simmel : « Psychologie de l’argent » et « L’argent dans la culture moderne ». Ces 2 textes datent respectivement de 1889 et 1896, c’est-à-dire qu’ils précèdent la publication du gros volume intitulé « L’argent », paru en 1900. Il s’agit de textes très courts, d’une grande fluidité, ce dont nous remercions leur traducteur Alain Deneault.

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    1 / Une approche téléologique de l’argent :

    Nos connaissances se fondent sur l’expérience. Elles expriment des volontés : des fins. Nos actions se fondent sur ces connaissances. Elles épousent leurs fins et emploient des moyens pour y parvenir. Cependant ces moyens sont riches et complexes. Ils ont tendance à occuper pleinement notre conscience au point qu’elle en oublie les fins qui la motivent. A cela s’ajoute leur prolifération par la division du travail. La conséquence de ce phénomène, où les moyens occupent pleinement notre conscience, est que les fins n’évoluent guère. Ce qui s’observe est un progrès dans l’ordre des moyens. Nous parlerons de « progrès des forces productives », mais Georg Simmel le dit autrement. Il parle de « progrès de l’esprit public » et d’ « élargissement de la chaîne téléologique ». Il observe avec justesse que ce processus offre à l’individu des fins plus accessibles et plus nombreuses. Car chaque moyen est une étape, un détour supplémentaire qui enrichit les fins envisageables. Si qualifié soit-il, et si polyvalent, l’individu ne pourrait pas prétendre à de telles fins sans cet « esprit public ». Il hérite d’une Histoire millénaire, immense accumulation de connaissances et de techniques.

    Cette approche téléologique peut s’appliquer à tout objet puisque les fins et les moyens peuvent apparaître en tous domaines. Relative à l’argent, elle définit la fin comme la volonté d’avoir quelque chose, un quelconque objet en possession de quelqu’un d’autre. Cette appropriation nécessite un échange, mais cet échange est difficile tant que l’argent n’intervient pas. L’argent en tant que moyen. Moyen de faciliter l’échange. Moyen qui aussitôt devient une fin car les moyens ont cette tendance à occuper pleinement notre conscience. A cela s’ajoute le fait que l’argent n’est pas un moyen comme les autres. C’est un « super-moyen ». Un moyen commun à de très nombreuses chaînes téléologiques ayant pour fin l’appropriation d’objets. Sa tendance à devenir une fin en soi est donc beaucoup plus forte, à tel point que la valeur s’autonomise en lui au détriment de l’objet. Puisque tout peut s’échanger par son intermédiaire, tout se ramène à lui. C’est ainsi que les qualités propres à chaque objet tendent à s’estomper à travers leur équivalence en argent. C’est désormais le règne de la quantité

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    2 / Un premier recensement des pathologies générées par l’argent :

    Au moment de l’échange, l’argent absorbe la notion de « valeur ». Tout se passe comme si tout disparaissait derrière lui, non seulement les qualités de l’objet, mais aussi le travail nécessaire à sa production. Il a toujours tendance à réduire les rapports sociaux à de pures transactions quantitatives. « L’argent est le fait objectif absolu en lequel tout ce qui est personnel trouve un terme ». Par son intermédiaire, l’échange devient neutre. Anonyme. De ce fait le nombre d’échanges augmente très fortement au cours de l’Histoire. Selon Georg Simmel, ce phénomène accompagne celui de l’extension de la division du travail.

    Cette faculté de l’argent à s’accaparer la valeur génère certaines pathologies. Nous en découvrons ici quelques « types » (l’avare, le blasé) que l’auteur décrit succinctement. Il en développera une plus large galerie dans son gros volume intitulé « L’argent » : le cynique, le prodigue, le sobre, etc. Il situe chacun de ces types à un moment précis de la chaîne téléologique propre à l’argent. Cette chaîne se présente de la manière suivante :

    Possession de l’argent → Dépense de l’argent → Jouissance de l’objet.

    L’avare reste bloqué au premier moment de la chaîne. Il ne passe jamais à la deuxième phase. La jouissance de l’objet demeure virtuelle, potentielle.

    Le blasé est celui qui, toute sa vie durant, adhère pleinement à l’argent comme fin en soi et l’accumule sans commune mesure. Or cet argent n’est qu’un moyen. Il ne peut rien satisfaire en tant que fin en soi. Le blasé finit par rencontrer un sentiment de vacuité devant l’équivalence de tant d’objets. Il finit sa vie dans la dernière phase, au coeur de l’ennui, de la mélancolie.

    Il est assez facile, et même ludique, de positionner certains types sur la chaîne téléologique. Le prodigue s’absorbe entièrement dans la deuxième phase en déplaçant la jouissance dans l’acte de dépenser. Le cynique se situe lui aussi sur la deuxième phase et jouit de ramener les valeurs les plus hautes au niveau des plus viles, valeurs dont l’argent permet en quelque sorte l’équivalence par le biais de l’échange. Le sobre déploie son énergie à refuser la chaîne dans son ensemble.

    Pour conclure sur ce point, notons que Georg Simmel concentre son attention sur les types engendrés par le sentiment de l’équivalence de toutes choses. Ce sont les types du cynique et du blasé, caractères propres à la modernité, à la vie urbaine et désenchantée. Cette psychologie de la modernité se retrouvera dans d’autres thèmes de son oeuvre : la ville, la mode, la recherche de jouissances plus fortes, voire illicites, dans l’anonymat des grandes métropoles.

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    3 / L’argent, ce Dieu de notre temps :

    L’analogie entre l’argent et Dieu est des plus banales. Georg Simmel la reprend à son compte et l’explique par la ressemblance psychologique de leurs représentations respectives. En effet, « L’idée de Dieu a son essence profonde en ce que toutes les diversités du monde trouvent en lui leur unité ». Toutes les choses sont en lui, même les plus contradictoires. Il en va de même pour l’argent puisqu’il permet de posséder à peu près tout et n’importe quoi.

    De par leur aptitude à tout contenir en eux, l’argent et Dieu semblent s’élever au-dessus du particulier qui caractérise toutes les choses. Ils semblent contenir et dominer toutes ces choses : « Tout autant que Dieu sous la forme de la croyance, l’argent est sous la forme du concret l’abstraction la plus élevée à laquelle se soit hissée la raison pratique. » Cette abstraction tend à s’élever au plus haut des cieux, bien au-dessus de la vie matérielle. Enfin, l’auteur convoque le christianisme et l’avènement d’une disposition permanente de l’âme à la présence de Dieu. Il souligne le fait que cette disposition est tout aussi constante concernant l’argent.

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    4 / Changeons de paradigmes !

    Toutes ces pathologies relevées par Georg Simmel sont encore à l’oeuvre aujourd’hui, et même plus encore si nous considérons l’évolution de la création monétaire durant le 20ème siècle, notamment la fin des accords de Bretton Woods en 1971. Depuis cette époque, la planche à billets ne connait plus aucune limite ! La masse monétaire en circulation est sans commune mesure avec la valeur que nous produisons par notre travail. Certes, cette immense masse de monnaie circule en dehors de l’économie réelle, mais elle vient s’y renflouer dès qu’une bulle éclate. Le premier paradigme à changer consiste donc à interdire la spéculation car la masse monétaire en circulation doit toujours correspondre à la somme des valeurs que nous produisons. Ce point est de première urgence. Il répond précisément à l’un des slogans diffusé par notre association : seul le travail produit de la valeur.

    Observons maintenant les pathologies présentées par Georg Simmel et tirons-en les conséquences techniques et politiques qui semblent s’imposer. Toutes ces pathologies trouvent leur origine dans le mode de création monétaire propre au capitalisme :

    • C’est une monnaie dont nous avons peur de manquer,
    • C’est une monnaie qui peut s’accumuler.

    Nous percevons d’emblée que les types de l’avare et du sobre procèdent de ces 2 qualités de la monnaie capitaliste. Le blasé, le cynique et le prodigue procèdent uniquement de la seconde.

    Le mode de création monétaire qu’il nous faut instituer devra donc changer ces 2 paradigmes et créer une monnaie dont personne ne peut jamais manquer et qui ne peut pas s’accumuler. C’est ainsi que les types de Georg Simmel révèleront leur caractère pathologique et pourront enfin disparaître.

    Le droit politique au salaire (ou « salaire à vie ») défendu par notre association est un paradigme propre à effacer la peur de manquer. Quel que soit notre parcours dans la production, nous percevons chaque mois notre salaire.

    Le salaire maximum (induit par le salaire à vie), la suppression de toute autre forme de revenu et l’abolition du cycle crédit-profit dans la production sont les paradigmes à instituer en vue de rendre impossible l’accumulation monétaire.

    Ce cadre technique et politique doit donc permettre de répondre aux 2 imperfections de la monnaie capitaliste. Nous diffuserons prochainement le détail de notre modèle de création-destruction monétaire, lequel résout l’épineux problème du calcul des prix sur un marché socialisé. Ce modèle préconise l’institution de la démocratie économique aux échelles micro et macro, ce qui inclut nécessairement la maîtrise démocratique de l’outil monétaire.

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    5 / Changeons de philosophie !

    Et Dieu dans tout ça ? N’est-il pas le grand générateur de ces pathologies ? A bien y réfléchir, l’annonce de sa mort est prématurée. Il perdure encore sous la forme grossière de l’accumulation du capital. Ce Dieu-profit domine le monde et refuse toute limite. Il s’élève toujours plus haut vers les cieux délétères de la toute-puissance. Le cas singulier des traders en est la figure la plus explicite. Son caractère pathologique est manifeste. Le trading haute fréquence est le dernier avatar du deus ex machina. C’est le Prométhée moderne. Il est grand temps de le débrancher !

    En termes philosophiques, la monnaie capitaliste, par l’accumulation qu’elle autorise, relève encore de la philosophie idéaliste. Nous ne sommes toujours pas sortis du monde platonicien ! Ce constat nous impose la conception d’une monnaie totalement libérée de ces illusions : une monnaie matérialiste, c’est-à-dire une simple unité de compte de la valeur produite par le travail et permettant le partage de la production. Il s’agira donc d’une monnaie propre à conjurer la religion du Capital. Relative au travail, et seulement au travail, cette monnaie perdra le caractère sacré que nous lui connaissons.

    Du point de vue de Georg Simmel, cette approche matérialiste n’est pas pertinente. Il reconnait l’influence de l’économie sur l’ensemble de la culture, mais suppose une influence équivalente, « historique » et « secrète », sur l’économie elle-même. C’est en quelque sorte une dialectique à travers laquelle les forces en présence ne peuvent pas se départager. La question qui se pose est donc de savoir comment l’Histoire peut-elle avoir un sens dans une telle hypothèse ? Posons-là autrement : si tant de moyens se développent, est-ce toujours vers une fin hermétique ?

    Nous pensons avec Marx que l’Histoire a un sens et que la fin recherchée, sans cesse plus élevée, est l’épanouissement optimal de toutes les personnes.

    7bre 2020

    Xavier Morin