Réponse à la critique de JM Harribey sur L'enjeu du salaire

12/09/2012     BERTRAND BONY

    Réponse à la critique de JM Harribey sur L'enjeu du salaire

    Réponse à la critique de JM Harribey : « Du travail et du salaire en temps de crise. À propos du livre de Bernard Friot, L’enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012. »

    Depuis de nombreuses années, Jean‑Marie HARRIBEY (JMH dans la suite) s’intéresse aux travaux de Bernard FRIOT et ses critiques, pertinentes et argumentées, doivent être saluées comme une contribution précieuse à un débat particulièrement nécessaire à gauche dans une période où sous prétexte de crise économique et financière une remise en cause systématique du salaire socialisé au profit de l’impôt est envisagée pour le financement de la protection sociale.

    Réseau Salariat entend promouvoir, dans le droit fil des travaux de Bernard FRIOT et de l’Institut Européen du Salariat, l’institution d’un nouveau droit politique du producteur par l’attribution à chacun d’une qualification personnelle et d’un salaire à vie et le remplacement du crédit à intérêt par une cotisation économique sur le modèle de la cotisation sociale.

    Nous souhaitons poursuivre le débat ainsi engagé par JMH à partir des arguments qu’il présente ou des questions qu’il soulève. Nous laisserons cependant de côté dans cette contribution des aspects plus théoriques ou académiques auxquels Bernard FRIOT répond par ailleurs.

    Valeur et cotisation

    Après avoir théorisé (à juste titre) le fait que le travail des soignants (entres autres) est bien producteur de valeur économique, qui plus est « supplémentaire » à celle produite dans la sphère dite marchande, JMH hésite à franchir le pas consistant à reconnaître que la cotisation économique, si elle reconnaît le travail des soignants, doit reconnaître aussi celui des retraités, chômeurs etc. Il se demande en effet :

    la même valeur peut‑elle être produite, par exemple, à la fois par les soignants et par les soignés ?

    le fait de décider d’appeler « salaire » sa pension et « travail » son activité libre est‑il la preuve que c’est le retraité qui crée la valeur qu’il reçoit ? En fait, B. Friot considère que c’est le versement en lui‑même de ce qu’il tient à appeler « salaire » qui, dès cet instant, constitue une création de valeur.

    ou encore :

    Autrement dit, imaginons que je sois à la retraite et que je décide de m’enfermer chez moi jusqu’au terme de ma vie et de ne rien faire sinon respirer, le fait de percevoir une pension serait‑il la preuve de ma contribution à la création de valeur, et qu’en aucun cas cette pension ne proviendrait d’un transfert de valeur créée par les cotisants ?

    La représentation qui sous‑tend ces interrogations fait de la valeur à la fois la contrepartie d’une contribution, et une réalité objective et mesurable dont le lieu et l’occasion de la production pourraient (devraient ?) être repérables. Or c’est précisément contre ce type de représentation que le droit à la qualification personnelle à vie tend à s’opposer. Ce que dit la qualification, c’est que je suis apte à décider et à produire de la valeur économique, et que je le fais chaque fois que je produis des valeurs d’usage, que celles‑ci soient marchandes ou non, faites dans le cadre de l’emploi ou non, c’est à dire en dehors de toute contrepartie exigible ou mesurable. Mon salaire, expression monétaire de ma qualification, n’en est ni la mesure ou la contrepartie, pas plus qu’il ne mesurerait une valeur économique que je serais en train de produire. Il est la part qui me revient dans la distribution politique de la valeur produite par le secteur marchand en raison de mon statut politique de producteur.

    Le fait de percevoir une pension n’apporte en effet aucune preuve, car il n’y a aucune preuve à apporter dans le cadre d’une convention politique. Pas plus d’ailleurs qu’être en emploi n’en apporte une, malgré toutes les tentatives pour tendre vers cet objectif : ainsi les primes fondées sur la production réelle (prime de productivité) ou sur telle compétence mise en œuvre (prime de performance) s’y essaient, en s’opposant au salaire actuellement payé à la qualification professionnelle du poste. Si toute valeur économique implique bien que des valeurs d’usage soient produites sous forme de marchandises – car c’est bien l’existence de marchandises (ie du capitalisme ?) qui conduit à parler de valeur, sinon celle‑ci n’aurait guère de sens – , il est impossible de déterminer combien chacune d’elle en incorpore (pas même par son prix, qui est plus le résultat du rapport de force entre acheteurs et vendeurs, en un lieu et un temps historique donné, que le reflet d’une valeur qui serait incorporée dans la marchandise). Cette impossibilité s’applique également aux producteurs, qu’ils soient des individus ou des entreprises. La valeur ajoutée n’est en aucun cas une variable explicative, ce n’est qu’un solde résultant aussi d’un rapport de forces, celui existant entre l’entreprise et ses clients et fournisseurs. De surcroît le calcul comptable de cette valeur ajoutée devrait être contesté en ce qu’il incorpore des impôts et cotisations qui constituent du salaire socialisé reconnaissant précisément la production de valeur hors de l’emploi (cf. plus bas). Contre toute fausse évidence, il est impossible de dire où et quand et pour quel montant est produite la valeur. Ce que dit le fait que je sois en emploi, c’est qu’une partie « de la valeur » (en fait du droit à valeur que représente la monnaie) captée à cette occasion sera appropriée par mon employeur au nom de sa propriété lucrative, cela ne prouve en aucun cas que cette valeur soit produite par moi, ici et maintenant.

    Se plaçant ensuite dans l’hypothèse que ce sont bien les destinataires de la cotisation qui produisent la valeur, JMH s’interroge alors, pourquoi encore parler de cotisation et de cotisants ?, dans un tel cadre ?

    La question est judicieuse à double titre. Quant au fond d’abord : y‑a-t‑il ou non cotisation ? Car si la réponse est oui, alors il y a transfert social, nous allons y revenir. Quant à la forme ensuite, ou plutôt au rôle de la terminologie dans la construction et le renforcement des représentations : faut‑il continuer à parler de cotisation ou même de charge sociale ? En effet, le terme de « cotisation » comme celui de « charge sociale » rend très difficile (si ce n’est interdit) de concevoir que de la valeur puisse être produite hors de l’entreprise capitaliste. Il en est d’ailleurs de même pour l’impôt qui correspond à la valeur produite par les fonctionnaires, comme JMH l’a montré.

    De manière pratique, nous avons jusqu’à présent conservé la terminologie existante de « cotisation » pour désigner le flux monétaire correspondant, de manière à nous faire comprendre dans le contexte actuel. Mais nous pensons qu’il serait en effet préférable de parler tout simplement de salaire, bien que ce ne soit pas celui du salarié titulaire de l’emploi à l’occasion duquel il est distribué. Car ni l’employeur, ni le salarié ne « cotisent ». Les employeurs paient le salaire collectif de ceux qui produisent de la valeur hors de leur contrôle. Comme le salaire net et le profit, les cotisations salariale et patronale sont extraites de la valeur ajoutée dès la répartition primaire. La cotisation sociale transite de l’employeur aux caisses de sécurité sociale. Si les cotisations sociales qui apparaissent sur ma fiche de paie sont bien calculées (le salaire brut est l’assiette de calcul) sur la base du salaire brut, elles ne sont pas pour autant prélevées sur « mon » salaire pour financer « ma » santé, « ma » retraite etc. Elles correspondent à la part de la valeur monétaire attribuée collectivement aux soins prodigués par les médecins, au salaire des chômeurs, des retraités etc.

    Comme annoncé plus haut, un point important mérite d’ailleurs d’être souligné : le salaire socialisé s’étant construit historiquement comme réponse à des revendications salariales, le « salaire indirect » – ensuite renommé cotisation et enfin « charges sociales » – est resté inscrit dans les esprits – ET DANS LA COMPTABILITE – non comme une charge externe, mais comme une partie de la valeur ajoutée de l’entreprise. Dans la mesure où ce salaire reconnaît une production de valeur externe à l’entreprise, son maintien dans la valeur ajoutée de l’entreprise est tout à fait contestable. Il s’agit d’une charge externe reconnaissant une valeur économique produite par un « travailleur collectif » hors du contrôle de l’entreprise. En l’absence de ce travailleur collectif cette valeur devrait être produite par le secteur marchand. Ce que confirme d’ailleurs bien l’idéal capitaliste de transformer l’ensemble des activités humaines en marchandises (sous réserve qu’elles puissent être rentables !).

    Incidemment et pour terminer sur ce point, la valeur ajoutée des entreprises est ainsi majorée de quelque 500 Mds€ (sur 1200 Mds€ prétendument produits par le secteur marchand), masquant du même coup le fait que la production marchande est donc minoritaire dans le PIB.

    Flux de monnaie et flux de valeur

    JMH soutient l’idée qu’il y aurait bien des transferts sociaux associés à la cotisation, les uns (les producteurs de la valeur) supportant ainsi la charge des autres (les bénéficiaires des biens et services non marchands). Et il propose à l’appui de cette thèse le passage à la limite suivant :

    imaginons que toute la sphère marchande soit peu à peu socialisée et donc que la possibilité d’inclure les cotisations dans le prix des marchandises tende vers zéro, que se passe‑t-il, n’y a‑t-il plus de retraites ?

    S’il s’agit des retraites au sens du flux monétaire correspondant au versement des pensions, la réponse est clairement oui, ce qui ne signifie pas disparition des retraités ! Mais, il n’y aurait d’ailleurs plus non plus ni salaire net, ni rente ! Car la monnaie de la cotisation n’est pas une distribution de valeur mais « de droit à valeur ». La monnaie correspondante est distribuée « à l’occasion des emplois », elle est ensuite utilisée par ses destinataires pour des achats de marchandises : c’est là et seulement là qu’il y a transfert de valeur. C’est au moment où l’on consomme la valeur d’usage sous‑jacente que se constate le flux de valeur économique, pas au moment d’un transfert de monnaie qui peut, s’il a lieu, intervenir ailleurs ou à un autre moment.

    En outre il faut insister sur le sens des flux : le flux de valeur (quand il y en a) est toujours orienté en sens inverse du flux de monnaie. La croyance en l’équivalence « flux de monnaie = flux de valeur » (ou « monnaie = valeur ») sert précisément à asseoir l’idée fausse que la cotisation est un prélèvement, en la présentant comme à la fois et dans le même sens un flux de monnaie et un prélèvement de valeur.

    Ainsi la monnaie de la cotisation ne sert‑elle in fine qu’aux échanges marchands et le passage à la limite proposé par JMH correspond à une situation où, faute de marchandises à échanger, alors la monnaie deviendrait inutile ! Peut-être cette situation se produira‑t-elle un jour, mais avouons que nous n’en percevons aujourd’hui aucun signe avant‑coureur !

    Création de la valeur et répartition de la valeur

    Contestant cette approche JMH s’exclame :

    Ainsi donc, un flux de monnaie ne serait pas un flux de valeur ! Voilà qui est nouveau dans le paysage théorique, bien qu’on sache qu’il n’y a pas de valeur économique reconnue qui ne soit monétaire et que, réciproquement, tout flux monétaire représente une valeur produite ou anticipe cette production. Au passage, si les salariés produisant des services non marchands ne cotisent pas vraiment, qui paie alors leurs cotisations ?

    Soulignons d’abord le fait qu’il existe bien sûr des flux de monnaie sans flux de valeur ! Si je donne 50 euros à ma fille, il n’y a que transfert de droit à valeur, il n’y aura échange de monnaie contre valeur que lorsqu’elle les emploiera à un achat de marchandise. Il en est de même pour la cotisation.

    Toutefois l’argument de JMH doit être pris au sérieux car une clarification est bien nécessaire. Ce que nous utilisons (ce que nous consommons), ce sont les valeurs d’usage, dont la production nécessite du travail concret. La division du travail concret implique que les situations dans lesquelles nous consommons nous‑mêmes les valeurs d’usage que nous avons produites sont extrêmement minoritaires. Il s’ensuit que deux étapes sont généralement nécessaires : d’abord produire la valeur d’usage, puis la livrer à la consommation d’autrui. Il faut donc répartir les droits d’accès à ces valeurs d’usage. Or la monnaie n’est pas le seul vecteur possible de cette répartition. Hormis les cas minoritaires évoqués plus haut d’autoproduction‑consommation qui ne sont pas concernés ici, certaines (la plupart !) valeurs d’usage sont accessibles sans échange monétaire, sur la base de critères politiques ou sociaux (obligation scolaire qui impose aux enfants de suivre l’enseignement, soins hospitaliers gratuits, usage de la radio publique, services gratuits des associations, garde des enfants par leurs grands‑parents ou dans le cadre de crèches parentales etc.). L’ensemble de ces situations constituent ce qu’il est possible d’appeler le secteur non lucratif, non marchand. Aucune monnaie n’est nécessaire pour obtenir ces biens et services, ils sont donc accessibles potentiellement à tous.

    Certaines valeurs d’usage ne sont accessibles que moyennant paiement, mais sur la base d’un tarif ou du seul coût de production sans objectif d’accumulation de capital (obtention d’un passeport, activités payantes dans une MJC, transports en commun publics, service de l’eau en régie municipale, prestations d’une SCOP etc.). Nous avons affaire à un secteur marchand non lucratif.

    Enfin, le secteur marchand lucratif (qui sert de référence intuitive car il est le support des représentations dominantes) délivre des valeurs d’usage sous forme de marchandises produites dans le but de maximiser un capital et vendues à un prix permettant cette accumulation privée.

    Or si toutes ces valeurs d’usage sont bien toujours le résultat d’un travail concret, réalisé par des personnes, seule une partie de ces valeurs se voient reconnues comme ayant valeur économique. Qu’est‑ce à dire ?

    La représentation dominante considère que seuls ceux (troisième cas) qui ont contribué par leur travail concret à la production de marchandises, c’est à dire qui l’ont fait dans le cadre des institutions du capitalisme, emploi et marché du travail, sont légitimes à percevoir de la monnaie sous forme de salaire leur reconnaissant cette qualité de producteurs de valeur économique. Par différence, cette qualité de producteurs leur étant dénié, tous les autres (secteurs marchand non lucratif, secteur non marchand non lucratif) sont au mieux des ayants‑droit (en particulier au nom de leur contribution passée à cette même production justifiant ainsi un « salaire différé »), au pire des inutiles au monde, éligibles à la « solidarité », et « à la charge » des seuls producteurs de marchandises. Entre les deux, les fonctionnaires et agents des services publics, eux aussi considérés comme des charges à réduire, dans l’attente de leur disparition au profit d’une privatisation totale de leurs activités. En se positionnant comme des « libéraux » précisément pour se distinguer des deux catégories précédentes, les soignants entrent pourtant dans cette catégorie, proche à bien des égards des fonctionnaires : c’est la cotisation sociale qui assume leur salaire (secteur 1).

    Élargir le champ des valeurs d’usage reconnues comme ayant valeur économique, c’est reconnaître le droit à leurs producteurs, d’accéder non seulement aux biens et services non marchands (comme tout le monde) mais aussi aux biens et services marchands, mais en qualité de producteurs et non comme ayant‑droit, ou comme pauvres, bénéficiaires de la solidarité. C’est ce que permet l’attribution à chacun d’une qualification à vie. JMH reste donc au milieu du gué quand il n’accepte de considérer comme producteurs économiques que les seuls attributaires de salaire socialisé (en gros les fonctionnaires) « faisant la preuve » par leur inscription dans un poste simulant l’emploi, qu’ils seraient bien des « travailleurs », le temps qu’ils consacrent à la production étant alors encadré et par conséquent « mesurable ». Cette hésitation est d’autant plus surprenante que JMH a fait la démonstration que le salaire des fonctionnaires traduit le fait qu’ils sont bien des producteurs.

    Si nous pouvons nous accorder avec JMH sur le fait qu’il n’y a pas de valeur économique reconnue qui ne soit monétaire, nous ne pouvons souscrire que partiellement à la réciproque qu’il propose tout flux monétaire représente une valeur produite ou anticipe cette production. En effet  il faut y ajouter que cette production n’est pas nécessairement faite là où se matérialise le flux monétaire. Le flux monétaire du versement de la cotisation vieillesse par exemple, à l’occasion des emplois dans le secteur marchand lucratif, est bien la reconnaissance d’une production mais faite hors de l’emploi, par les retraités eux‑mêmes, et selon une temporalité qui leur est propre.

    Monnaie et qualification

    On ne peut répondre que le problème est résolu par la généralisation de la cotisation puisque celle‑ci est contradictoirement définie par B. Friot, d’un côté, comme incluse dans le prix des marchandises et, de l’autre, comme l’évaluation de la qualification du retraité. Le problème n’est pas non plus résolu en disant que la création monétaire correspondra à la qualification reconnue au retraité, dont par définition le fruit de l’activité ne sera pas susceptible d’être acheté par quiconque, comme par exemple les tomates (p. 113) que le retraité cultive pour ses propres besoins.

    Du fait même de son usage - la monnaie retournant toujours, comme chiffre d’affaires, à la sphère de la marchandise - toute distribution monétaire doit être incluse dans le prix de celles‑ci. Toute la monnaie ne peut acheter que les marchandises disponibles, sauf à créer de la monnaie excédentaire qui se traduirait par de l’inflation. Il ne s’agit donc pas d’une définition de la cotisation mais d’une conséquence de l’usage de la monnaie.

    Sur le rôle de la qualification, JMH a raison de pointer ici une ambiguïté. Dans le cadre de ce que nous appelons la convention salariale de travail par opposition à la convention capitaliste de travail, la répartition de la valeur, par le biais de la distribution de monnaie ne se fait plus au nom de la valeur‑travail, mais au nom de la qualification personnelle des individus. Reste que quantitativement, la création monétaire, est bien une anticipation des échanges marchands (et d’ailleurs, si l’on veut maintenir une certaine stabilité des prix, il pourrait être nécessaire par exemple de réduire la masse monétaire si des productions devaient quitter le secteur marchand pour être fournies par des services publics gratuits).

    Quant au rapport entre cotisation et qualification, le salaire du retraité, comme celui de tout autre salarié d’ailleurs, n’est pas l’évaluation (qui plus est au sens de sa mesure absolue) de sa qualification, mais c’est au contraire sa qualification, comme « arbitraire politique », qui sert de critère pour déterminer sa part relative dans la répartition de la valeur.

    Poste et qualification

    Si ce sont les personnes qui sont qualifiées, JMH se demande comment se fait l’affectation d’un travailleur « qualifié personnellement » sur un poste qui est, lui, dépourvu de toute caractéristique parallèle ?

    La qualification personnelle telle que nous l’envisageons doit s’entendre comme un « statut » affecté à la personne du producteur. Et plus elle sera éloignée des aptitudes de l’individu à produire telle ou telle production particulière, plus elle conférera à son titulaire un pouvoir politique. Le statut de la fonction publique prouve déjà aujourd’hui que le fonctionnaire peut changer de METIER sans changer de statut/de grade. Tandis que le niveau de certification est aujourd’hui le critère d’entrée dans un grade, le contenu de la certification (filière) peut contribuer à le spécialiser, pour telle ou telle production : c’est ce que retient le secteur privé. Ce statut ou cette qualification personnelle que nous proposons ouvre des perspectives de transversalité importante, d’un métier à l’autre, sous réserve éventuellement de formation professionnelle. La preuve de cette possibilité de transversalité existe aussi dans le secteur privé, mais il faut attendre d’être hors de l’emploi pour voir qu’elle peut être mise en œuvre : le retraité du secteur privé prouve qu’il peut garder sa qualification professionnelle même si, par exemple, il occupe dans une association un poste de bénévole qui n’a rien à voir avec son précédent métier.

    Rassurons donc JMH, la qualification n’est qu’un attribut politique permettant de faire de son titulaire un producteur économique. Elle ne se substitue donc pas à la certification qui, elle, concerne le travail concret et permet de vérifier l’aptitude de la personne à tenir un poste particulier qui n’est donc pas dénué de caractéristiques et nécessite toujours des aptitudes concrètes. Et il est souhaitable que soit maintenue la possibilité d’embaucher (ou de débaucher s’il y a inadéquation) sur un poste de travail sur ce critère, mais cela ne doit pas faire perdre sa qualification et son salaire au salarié.

    Fin du marché ou fin du marché de l’emploi ?

    JMH affirme, sans doute emporté par son élan, que

    le marché disparaît au profit d’une coordination centralisée de toutes les activités individuelles, puisque salaire, cotisation sociale et cotisation économique épuiseront toute la valeur ajoutée, mise à part une réserve pour l’autofinancement des entreprises. Dès lors, ce ne sont pas seulement les marchés financiers et la propriété lucrative qui sont éliminés, c’est aussi tout mode de coordination par le marché. Est‑ce tenable alors que l’histoire a montré que capitalisme et marché n’étaient pas synonymes, contrairement à ce que pensaient sans doute Marx et, plus encore, le mouvement marxiste ultérieur ?

    En finir avec la propriété lucrative n’est pas en finir avec le marché : nous sommes bien d’accord sur ce point avec JMH, le capitalisme implique le marché mais le contraire n’est pas vrai. Et JMH ne trouvera trace nulle part dans nos propositions ni d’une suppression de tout « marché », comme lieu d’échange de productions, ni de centralisme déterminant en tout lieu, en tout temps et pour tout le monde ce qui doit être produit ! Ce n’est pas parce que la distribution de la valeur est déconnectée de sa production que nul n’a plus la possibilité d’entreprendre. Supprimer le marché du travail n’est pas supprimer le marché tout court. C’est libérer le travail de l’aliénation de celui‑ci à la propriété lucrative, et lui permettre justement de se déployer à l’initiative et/ou au choix volontaire des individus. C’est élargir le champ de la propriété d’usage et non la confisquer au profit de quelque organisme étatique après qu’elle l’ait été par des propriétaires privés. Affirmer que chacun est qualifié c’est lui laisser l’initiative de la fin et des conditions de la production et non les lui imposer de manière autoritaire. C’est pourquoi nous parlons de statut politique du producteur.

    Il est donc tout à fait nécessaire et indispensable qu’il y ait des créateurs et « entrepreneurs » qui inventent et créent des entreprises. Il est tout à fait normal que des « entreprises » disparaissent. Tout cela, non seulement doit rester possible, mais serait facilité par le fait que les personnes ne perdent ni leur qualification ni leur salaire à cette occasion. Pour prendre un exemple concret et d’actualité : la restructuration de la production automobile poserait beaucoup moins de problèmes qu’aujourd’hui s’il n’y avait pas d’actionnaires exigeant une rente et des salariés condamnés à perdre leur salaire lorsqu’ils perdent leur emploi.

    Dans le schéma que nous proposons, l’entreprise (ie les moyens de production) ne passe pas de la propriété des actionnaires privés à celle d’un état actionnaire, elle devient la propriété d’usage du collectif de travail actuel qui les utilise (et non la propriété privée des individus qui le compose). Au lieu d’être soumise à l’impératif de rentabilité financière pour ses actionnaires, elle est soumise à l’impératif – qui plus est dans le souci de limiter l’exploitation (au sens propre !) des ressources naturelles – de satisfaction des besoins et intérêts de ses parties prenantes qui doivent avoir droit au chapitre : ses salariés, ses usagers ou clients, les collectivités locales où elle est implantée etc. Les droits de ses salariés doivent y être défendus par des syndicats. Elle dispose de son autofinancement comme elle l’entend (par exemple 15% de sa valeur ajoutée), et peut accéder à un financement complémentaire, en s’adressant aux caisses d’investissement plutôt qu’à un banquier privé. Elle est libre de coopérer avec d’autres plutôt que contrainte de dominer ou être dominée.

    Supprimer le crédit, supprimer la monnaie ?

    JMH doute de la possibilité d’investir sans recours au crédit bancaire :

    Enfin, B. Friot pense que la cotisation économique permettra de financer l’investissement sans crédit. On comprend son intention : éviter la rente financière. Soit. Mais toute création monétaire provient du crédit accordé par le système bancaire. Et, au niveau macroéconomique, l’investissement net requiert la création monétaire.

    JMH tient pour acquis et définitif le fait que les banques créent la monnaie, il s’agit là à notre avis d’une double erreur : d’une part, ce n’est pas parce que cela est, que cela a toujours été et doit durer pour l’éternité, particulièrement en économie politique. D’autre part, qu’une interprétation soit dominante n’en fait pas une vérité ! En l’occurrence le système bancaire ne crée pas de monnaie à proprement parler, même si les crédits qu’il octroie sont de la monnaie. La création monétaire nette est toujours le fait de la banque centrale. Et nous sommes bien d’accord sur ce point avec JMH, mais l’ordre de grandeur de cette création est sans commune mesure avec le volume de crédit produit par les banques. Car cette création de monnaie de crédit s’accompagne de destruction de cette même monnaie à l’occasion de leur remboursement. De sorte qu’au final, tout ce que fait (à part provoquer des crises servant à justifier des plans d’austérité, mais là n’est pas le propos) le système du crédit, c’est donc pour l’essentiel allouer des sommes existantes ! Pourquoi ne pas le faire de manière explicite et démocratique et sans prélèvement d’intérêt comme nous le proposons en mutualisant le financement de l’investissement dans une caisse chargée de collecter trois sources de monnaie : l’épargne des ménages et des entreprises, la cotisation économique et la monnaie centrale créée en accompagnement de la croissance économique s’il y a lieu ? Encore une fois, le modèle des caisses de sécurité sociale montre que l’on peut prendre des engagements massifs et de long terme sans recours au crédit. Pourquoi ne pas l’envisager pour l’investissement à travers une caisse d’investissement alimentée des trois sources indiquées ci‑dessus ?

    Le rôle de cette caisse (ou du système de caisses) serait de garantir les dépôts avec un remboursement à un taux proche du taux de croissance, d’accorder d’éventuelles avances remboursables à ce même taux, et de financer des projets d’investissements publics ou privés sans intérêts ni remboursement.

    Enfin nous terminerons sur cette interrogation de JMH :

    Tout le PIB est socialisé. S’il en est ainsi, pourquoi a‑t-on encore besoin de cotisations et de monnaie ? Des tickets ne suffiraient‑ils pas ? Il faudrait leur trouver un nom…

    Nous proposons de les appeler des « billets de banque » ! Car la monnaie n’est rien d’autre que ces fameux tickets : le moyen de distribuer des « droits à valeur ». Pourquoi alors se priver d’un outil collectif existant si c’est pour le réintroduire sous une autre forme ? Le problème n’est pas la monnaie, mais le pouvoir. Supprimer la monnaie ne résout pas le problème du pouvoir. Au contraire  la monnaie – pour autant qu’on n’en fasse plus un moyen d’accumulation de patrimoine, et par conséquent du pouvoir que celui‑ci confère – peut être un moyen de contenir démocratiquement dans des formes et des proportions acceptables des rapports de pouvoir qui sinon trouveraient de toutes façons à s’exprimer mais de manière beaucoup plus difficile à maîtriser.