Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ?

07/10/2012     BERTRAND BONY

    Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ?

    À propos de l’article de Frédéric Lordon : « Peugeot, choc social et point de rupture », Le Monde diplomatique, août 2012

    S’appuyant sur l’actualité du plan de restructuration de PSA, Frédéric Lordon signe dans le Monde Diplomatique d’août 2012, une analyse de l’ambition capitaliste de pousser toujours plus loin ses avantages et des ripostes que pourraient lui opposer une « authentique » social‑démocratie, voire le mouvement social dont il estime qu’il sera seul à pouvoir pousser de vraies revendications.

    Si l’analyse de Frédéric Lordon sonne juste et si sa volonté manifeste de prendre des mesures radicales paraît évidente, il nous semble rester malgré tout sur une position quasi fataliste, qu’il résume lui‑même en la qualifiant de « compromis politique » pouvant rendre le capitalisme « temporairement admissible » et qui consiste à admettre, que faute d’avoir « trouvé encore le moyen de sortir de son ordre », « notre lot » soit de souffrir encore de la « logique même » du capital. Et de proposer des mesures – arrêt de la cotation en continu, fermeture des bourses, SLAM, droit de préemption pour les salariés en cas de licenciement collectif etc. – qui certes, en ces temps où la modération des excès de la mondialisation fait figure d’outrance, peuvent être considérées comme radicales sans pour autant remettre en cause le capitalisme lui‑même.

    Ces propositions nous inspirent deux questions.

    La première porte sur la stratégie ou la méthode : pourquoi limiter (tout en le présentant comme une première étape) l’horizon revendicatif à l’obtention de ce que Frédéric Lordon qualifie lui‑même de compromis ? Et, ce résultat fût‑il obtenu, comment franchir ensuite la seconde marche consistant à présenter comme désormais insuffisant ce qui justifia la lutte précédente ? Le compromis ne devrait‑il pas n’être envisagé que comme le résultat, certes positif mais toujours insuffisant, temporaire et conjoncturel, d’une reconquête autrement ambitieuse ?

    La seconde question porte sur la nature des mesures proposées. Celles‑ci nous semblent relever de dispositifs techniques visant à « limiter les dégâts » plutôt qu’à s’attaquer aux causes, même si leur « radicalité » laisse présager que leur mise en œuvre réelle aurait évidemment un impact non négligeable sur l’économie et l’équilibre des forces sociales. Ces propositions, malgré l’attaque frontale qu’elles constituent, visent à déformer substantiellement le « cadre triangulaire du capitalisme mondialisé » qu’évoque Frédéric Lordon (politiques économiques d’austérité sous la surveillance des marchés financiers ; « libre-échange » et délocalisations ; contrainte actionnariale), mais renoncent à « sortir du cadre ».

    Or nous défendons l’idée que l’enfermement dans l’auto‑limitation des projets et des revendications n’est pas une fatalité, à condition de sortir de notre cécité sur le potentiel émancipateur du « déjà-là » de la cotisation sociale et de la qualification.

    Or il nous semble que nous ne sommes pas si éloignés de Frédéric Lordon !

    Considérons les principales mesures qu’il propose. La première consiste à créer un « fonds de restructuration », financé exclusivement par le capital, mais géré par les salariés, et pas seulement destiné à financer le retour à l’emploi stricto sensu, mais aussi « des moments d’investissement dans des associations militantes ou des causes collectives » voire « étudier l’histoire politique et celle des mouvements sociaux, ou bien l’économie critique (ou ce qu’ils veulent, d’ailleurs) ». La création de ce fonds serait accompagnée de mesures (« octroi d’une majorité au conseil d’administration et la pleine participation aux organes de direction » ; « droit de préemption pour 1 euro symbolique » en cas de règlement judiciaire), visant la « réappropriation par les salariés de leur souveraineté de producteurs ».

    Autrement dit, il s’agit d’affirmer les salariés comme seuls producteurs de valeur économique, de leur donner les moyens de retrouver la propriété d’usage des moyens de production et de créer une cotisation prise sur les profits et finançant le salaire du temps hors emploi... ce temps fût‑il long et éventuellement utilisé par les salariés à étudier « ce qu’ils veulent ».

    La seconde proposition est l’écrêtage des dividendes (par le SLAM) complété par la fermeture des bourses. Il s’agit de contester – sans le dire explicitement, dans ce texte tout au moins – la capacité, traditionnellement évoquée pour les défendre, des actionnaires et des bourses à financer l’investissement.

    Or ce qu’affirme Réseau salariat n’est guère différent sur le fond :

    • Les salariés sont les seuls producteurs de valeur économique.
    • À ce titre, ils doivent pouvoir décider de la valeur économique, c’est à dire recouvrer la propriété d’usage des moyens de production pour décider des fins et des moyens de leur travail.
    • Il n’ont pas à subir individuellement les aléas de la vie de leur entreprise, il faut donc déconnecter salaire et emploi.
    • Il n’y a rien à attendre de la propriété lucrative pour financer l’investissement.

    Plutôt que de proposer des mesures « en attendant », nous proposons d’élargir la socialisation du salaire, ce « déjà-là » dans le capitalisme d’aujourd’hui, mais subversif de celui‑ci parce que contestant déjà avec succès et depuis des décennies à la fois le marché du travail et la propriété lucrative. Car déjà, le salaire socialisé reconnaît (et donc paie) le travail hors emploi, celui des soignants, des fonctionnaires, mais aussi des retraités, des chômeurs et des parents. Nous pouvons élargir cette mutualisation du salaire au salaire net en instaurant une cotisation salaire, alimentant une caisse de salaire chargée de payer les salariés indépendamment du fait qu’ils aient ou non un poste. Nous instaurerons ainsi un nouveau droit politique du producteur reconnaissant la qualification à vie de chacun dès sa majorité, c’est à dire sa capacité à décider et produire de la valeur économique.

    De même, nous pouvons élargir l’expérience réussie de la cotisation qui finance des engagements de long terme sans accumulation financière, en créant une cotisation économique, alimentant une caisse d’investissement. Celle‑ci, alimentée également par l’épargne des ménages et des entreprises et le cas échéant par la création monétaire confiée à la seule banque centrale, serait chargée de financer sans intérêt et sans remboursement les besoins d’investissement, publics comme privés.

    L’expérience de la cotisation sociale montre que nous pouvons socialiser la totalité de la valeur ajoutée, en gros : 50 % pour les salaires nets (fonctionnaires inclus), 20 % pour les besoins courants de la protection sociale et de l’administration hors salaires, 15 % pour la caisse d’investissement, les 15 % restant étant laissés à l’usage direct des entreprises (autofinancement).

    Ainsi, nous avons déjà les outils nous permettant de nous passer de la propriété lucrative pour financer l’investissement, et de déconnecter salaire et emploi en supprimant le marché du travail.

    Non, nous ne sommes pas condamnés à proposer des mesures d’attente, alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?