Que les artistes prennent leur part
Dans les domaines du livre et des arts plastiques, la question du travail a longtemps échappé à la critique sociale. Si les artistes ont toujours cherché à justifier leur utilité, ils ont négligé d’interroger leur condition. Plus encore, en expérimentant certaines formes d’expression et d’organisation, ils ont contribué à développer ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont appelé la « critique artiste »[1], un courant de pensée critique visant à promouvoir l’épanouissement des individus et l’authenticité de leurs relations. Cette mutation des termes et des objectifs de la lutte a participé à régénérer le capitalisme, d’une part en supplantant l’analyse des rapports de production, d’autre part en inspirant un discours de justification aux tenants du « nouvel esprit du capitalisme ».
Il ne s’agit pas ici de faire le procès de la « critique artiste », mais de l’articuler avec des visées sociales. Entraînés dans le sillage de mobilisations puissantes (loi Travail, ordonnances Macron, réforme du rail, mouvement des Gilets jaunes, etc), un nombre croissant d’artistes se réapproprient la question du travail. Ils élaborent des réflexions tirées de leur expérience et se mettent en quête d’outils théoriques pour étayer leurs observations. Au sein de milieux structurellement enclins à se situer en marge des débats économiques, ce phénomène doit être pris au sérieux. Bien qu’il existe des syndicats dédiés (SNAC[2], SNAP-CGT[3], CAAP[4], etc), et plus largement, des organisations dont l’objet est de fédérer les artistes, l’influence qu’ils exercent reste assez faible, et les revendications qu’ils portent (droit d’auteur, revenus voisins, formation, fiscalité, etc), en-deçà des attentes.
En France, 8 % des auteurs du livre déclarent des revenus artistiques supérieurs au SMIC. Si l’on ne compte que les écrivains professionnels – ceux dont les recettes artistiques constituent la majeure partie des ressources –, 41 % ont des revenus inférieurs au salaire minimum légal[5]. Le constat est le même du côté des arts visuels, où 53 % des inscrits à la Maison des artistes déclarent des revenus inférieurs à l’ancien seuil d’affiliation (soit 8703 euros en 2017)[6]. De tels chiffres témoignent d’un malaise profond, qui dépasse le seul problème de la rémunération. Le sentiment d’urgence qui se développe chez les artistes pose la question de leur statut. Il est indéniable que les syndicats ont une connaissance aiguë de leur environnement professionnel. Ils ont livré des batailles et remporté des victoires importantes. Ce qui leur est reproché aujourd’hui, et qui fait que beaucoup d’artistes ne souhaitent pas les rejoindre, c’est leur incapacité à se projeter en dehors du cadre des revendications habituelles. Plutôt que de réformer la « figure de l’artiste », qui relève de l’utilité sociale, et qui confine les débats dans la négociation de gratifications et d’ajustements budgétaires, tout l’enjeu est d’inscrire les artistes dans l’ordre de la valeur économique, afin qu’ils soient reconnus comme des travailleurs. L’objectif est de trouver des solutions collectives pour se prémunir de l’aléa du marché et de l’obsession du potentiel commercial de l’œuvre.
Dans l’histoire récente, il existe peu de tentatives de jonction (autres que morales et esthétiques) entre les milieux artistiques et le mouvement ouvrier. Signalons toutefois l’expérience originale de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), une organisation syndicale fondée en 1920, composée d’ingénieurs, de scientifiques, de journalistes et d’écrivains. Au moment de sa création, la CTI entend se saisir de la question du « chômage intellectuel ». En 1932, elle investit le champ de l’économie et se rapproche de la CGT. Les deux centrales adoptent un programme commun pour les travailleurs de l’esprit, fondé sur trois piliers : indemnités, travaux, diminution du temps de travail[7]. Bénéficiant du soutien de députés radicaux et socialistes, la CTI milite en faveur de la création de caisses de chômage pour les travailleurs indépendants. Maurice Dablincourt, chimiste, porte-parole de l’organisation, donne le ton des revendications :
Nous proclamons que les travailleurs intellectuels participant à l’économie nationale en période normale, ils ont, en période de crise, des droits sur la collectivité nationale au même titre que les travailleurs ayant des employeurs[8].
À l’été 1932, deux décrets instituent les propositions de la Confédération. Celle-ci va pourtant se détourner de cette bataille, jusqu’à proclamer son échec lors de son congrès de 1937. En effet, à une époque où l’indemnisation du chômage repose sur une logique corporative de secours mutuels, les caisses pour les indépendants ne trouvent pas leur équilibre budgétaire, et se révèlent mal adaptées aux caractéristiques du travail intellectuel (fluctuation des revenus, intermittence des engagements, faiblesse de l’emploi, etc).
Suite à cette brève incursion dans le domaine de la lutte sociale, la CTI se tourne vers l’entraide et se réorganise pour porter assistance aux intellectuels et aux artistes dans le besoin. Entre 1935 et 1940, elle obtient l’émission de vingt-deux timbres surtaxés pour financer des mesures en faveur de l’emploi des « chômeurs intellectuels ». Ce glissement, d’une stratégie de l’assurance à une tactique d’assistance, sonne la fin d’un premier rapprochement entre une organisation ouvrière et un syndicat s’intéressant peu ou prou aux conditions de travail des artistes. L’échec de cette expérience interroge la pertinence de maintenir une distinction entre travail manuel et travail intellectuel, mais également entre travailleurs salariés et travailleurs non salariés. Cette question, plus politique que technique, sera de nouveau au cœur des débats au sortir de la guerre, lors de la lente construction d’un régime de sécurité sociale pour les artistes-auteurs.
Artistes-propriétaires, artistes-travailleurs
À l’heure actuelle, un constat s’impose : les artistes, bien qu’ils bénéficient d’un capital culturel important, et même d’un certain prestige, comptent parmi les travailleurs les moins bien dotés en droits sociaux. Cela vient d’abord du fait qu’ils sont niés en tant que producteurs, puisque la loi, à travers le code de la propriété intellectuelle, ne leur attribue pas cette qualité. Elle n’évoque l’auteur que parce qu’il est propriétaire d’un patrimoine de l’esprit :
La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée[9].
Cela signifie que l’auteur tire ses revenus, non pas d’un travail, mais de l’exploitation marchande d’une œuvre qui lui appartient. Il apparaît donc en sa qualité de rentier. Puisque le monde de l’art est réputé n’être pas composé de travailleurs, il est difficile d’en parler comme d’un monde du travail. Face aux régressions sociales, qui les touchent pourtant de plein fouet, les artistes demeurent cantonnés dans une solidarité morale, strictement esthétique, avec les secteurs en lutte. Ils se sentent étrangers aux revendications qui mobilisent le grand nombre, comme séparés du reste de la société par des règles spécifiques, qui empruntent des circuits parallèles d’une grande complexité.
Il existe néanmoins une catégorie d’artistes plus avancée dans la construction d’une institution du travail, et donc mieux à même de se sentir directement concernée par les débats économiques. Dans son ouvrage sur les intermittents[10], le sociologue Mathieu Grégoire montre comment les artistes du spectacle ont cherché, tout au long du XXe siècle, à être reconnus comme travailleurs. On y apprend que c’est à l’issue d’une série de batailles plus ou moins cohérentes – dont certaines ont été des victoires – qu’ils sont entrés dans le champ d’un régime d’indemnisation du chômage original, mieux connu sous le nom d’« intermittence ».
Leur lutte débute au sortir de la Première Guerre, à une époque où le marché n’est pas régulé par l’État. Les négociations entre artistes et diffuseurs se font alors au « tour de biceps ». Pour gagner du poids face aux patrons, les travailleurs du spectacle se fixent des contraintes collectives (syndicalisation massive, licences professionnelles, mise à l’index des établissements ne respectant pas leurs revendications), qui leur permettent de se présenter ensemble sur le marché et d’imposer leurs conditions (contrats-types, tarifs).
À partir des années 30, l’emploi devient le support de nouveaux droits, notamment en matière de protection sociale. L’intermittence des engagements apparaît alors comme un facteur de marginalité. Dans la foulée des grandes négociations de 1936, les travailleurs du spectacle s’attachent à signer des conventions collectives pour se rapprocher de la condition salariale. Une fois le marché encadré par des normes nationales, les signataires des contrats sont d’une part des « salariés », d’autre part des « employeurs », ayant des obligations vis-à-vis de ceux qu’ils embauchent.
En 1945, les intermittents sont intégrés au régime général de la Sécurité sociale. Dans les années 60, ils accèdent à l’Unédic, l’organisme en charge de la gestion de l’assurance chômage. En 1969, une loi établit une présomption de salariat en matière de spectacle. En dépit de ces avancées, les différents dispositifs de protection sociale demeurent fondés sur la norme de l’emploi stable et permanent. Les intermittents, qui évoluent dans une zone grise entre indépendance et salariat, ne bénéficient que d’une couverture partielle. À l’orée des années 70, ils envisagent plusieurs solutions pour palier ces lacunes (mutualisation des revenus du secteur pour lisser les salaires, adaptation des règles du régime général, etc), et s’attachent à soutenir les politiques culturelles. Le conflit entre les travailleurs du spectacle et les diffuseurs tend à s’effacer au profit de revendications adressées à un tiers : l’État régulateur et « employeur public ». Mais l’emploi se développe insuffisamment, au point que des professionnels recommencent à envisager la fermeture du marché par un système de licences. Cette situation engendre des tensions internes. Les amateurs sont soupçonnés d’affaiblir la corporation et d’engorger le secteur, tandis que par ailleurs, certains artistes refusent d’entrer dans le cadre de l’emploi, qu’ils jugent incompatible avec la nature de leur pratique. C’est dans un contexte opposant indépendance et sécurité matérielle que se dessine une nouvelle issue.
Fondée en 1958 à l’initiative de Charles de Gaulle, l’Unédic est le résultat d’un accord entre le Conseil national du patronat français (le futur MEDEF) et une partie des syndicats réformistes (FO, CFTC, CGC). Jusqu’au milieu des années 60, les intermittents ne sont que faiblement couverts par des caisses syndicales et par un fonds public d’assistance. Ils sont admis à l’assurance chômage en deux temps, en 1964 et 1967, lors de la création des Annexes VIII et X établissant leur régime complémentaire. Sur le moment, ces mesures sont loin d’être révolutionnaires. Elles sont adoptées par le gouvernement pour des raisons pratiques de gestion. Dans les faits, la définition du chômage est si restrictive que seule une infime minorité d’artistes peut y prétendre.
Un premier changement survient en 1979, quand l’aide publique et le régime complémentaire sont fusionnés. Le seuil d’éligibilité et les délais de carence sont abaissés, tandis que les allocations journalières sont revalorisées. Le système d’indemnisation commence à s’ouvrir aux intermittents. En 1984, le CNPF obtient la séparation du régime d’assurance interprofessionnel, abondé par les cotisations, et du régime d’assistance, financé par l’impôt. L’objectif du patronat est de se défausser du « poids » des chômeurs en fin de droits sur l’État. Dès lors, les dispositifs ne se superposent plus, mais se succèdent : l’Unédic indemnise les périodes courtes de chômage, et les pouvoirs publics prennent le relais pour les chômeurs de longue durée. Cette victoire du patronat a une conséquence inattendue, puisqu’elle assied les intermittents dans le champ du régime assurantiel.
Dans les années 70, ces derniers cherchaient en vain des solutions autonomes, ne nécessitant ni l’assistance de l’État, ni leur adossement à d’autres secteurs. La Fédération du spectacle étudiait un projet de caisse professionnelle pour mutualiser les ressources de la culture et lisser les salaires sur l’année.
Cependant, le nouveau régime s’avère d’une efficacité incomparable. Après une courte période d’observation, les intermittents s’emparent de son potentiel et se mobilisent pour son maintien dans un dispositif interprofessionnel. Le patronat, qui n’avait pas anticipé cette conséquence, entreprend de les écarter de l’Unédic. Leurs revendications se reconfigurent autour de la défense, voire de la démocratisation de leur régime.
Si les auteurs du livre et les plasticiens sont restés à l’écart de ces débats, ils auraient intérêt à s’y pencher. La plupart des questions qu’ils se posent ont été abordées par les artistes du spectacle, qui ont envisagé plusieurs formules avant d’éprouver la robustesse d’un régime interprofessionnel. Les règles d’accès à l’assurance chômage, combinées aux particularités du travail artistique, ont abouti à la création d’un outil largement impensé, qui permet aux intermittents d’allier discontinuité de l’emploi et continuité des ressources. Lorsqu’ils effectuent des recherches artistiques, ou qu’ils se consacrent gratuitement à des activités choisies, à des projets naissants sur lesquels ils fondent de l’espoir, ils continuent d’être payés grâce à la mutualisation des valeurs ajoutées dans l’Unédic. Ces prestations sociales, que nous appellerons du salaire continué, libèrent les travailleurs du spectacle en associant indépendance et sécurité matérielle.
Des institutions pour s’émanciper du marché
La création du régime des intermittents doit être replacée dans une histoire longue. En effet, la mutualisation des ressources a toujours été l’une des voies privilégiées par le mouvement ouvrier pour se prémunir des hasards du marché et pour se soustraire à la domination des commanditaires. Elle a été réalisée à une échelle considérable à travers le régime général de la Sécurité sociale, aujourd’hui menacé par une série de réformes.
Au XIXe siècle, la forme typique d’exploitation par le travail est une fausse indépendance, où des « ouvriers » – qui ne sont pas encore des employés, mais plutôt des artisans exerçant à domicile ou en atelier – produisent des biens pour le compte de donneurs d’ordre. Les travailleurs sont payés à la pièce, ce qui occasionne des conflits avec les chefs d’atelier, dits « entrepreneurs », qui négocient durement les tarifs avec les acheteurs. C’est le « louage d’ouvrage »[11], une organisation du travail dans laquelle les donneurs d’ordre, en cheville avec des négociants et des entrepreneurs, captent l’essentiel de la valeur sans avoir aucune obligation à l’égard des ouvriers. Face à cette situation, qui induit une exploitation absolue, les travailleurs luttent pour être reconnus et pour juguler la subordination. En 1910 est adopté le Code du travail, qui préfigure l’émergence de l’emploi. Les donneurs d’ordre sont identifiés et sommés de garantir des conditions de travail définies par la loi. Malheureusement, l’emploi ne supprime pas la dépendance économique. Les droits, la qualification, le salaire, sont attachés à un poste de travail, lequel appartient à un propriétaire qui peut cesser son activité, la délocaliser, ou pratiquer le chantage à l’emploi. Pour s’en protéger, une solution radicale consiste à socialiser une partie de la valeur dans des institutions gérées par les travailleurs, afin de verser des prestations déconnectées de l’emploi.
En 1946, le régime général de la Sécurité sociale unifie une multitude de caisses, de taux de cotisations et de modes de gestion, pour « garantir les travailleurs et leur famille contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain »[12]. Selon l’économiste et sociologue Bernard Friot, il s’agit d’une même caisse « pour l’ensemble famille, santé, vieillesse, accidents du travail et maladies professionnelles, financée par un taux unique interprofessionnel de cotisation et gérée par les travailleurs eux-mêmes »[13]. En d’autres termes, la valeur créée est mise en commun grâce à la cotisation et allouée sous forme de monnaie « à chacun selon ses besoins ». En matière de santé, le régime général produit des effets considérables. En plus de garantir la patientèle des médecins conventionnés, l’assurance maladie subventionne la création des CHU. C’est un outil puissant, qui permet de verser du salaire indirect et de financer de grands investissements sans faire appel aux capitaux privés. La « Sécu » présage une économie sans employeurs, sans prêteurs, sans actionnaires, où le travail est défini de manière démocratique. Jusqu’aux premières réformes du régime général, qui surviennent dans les années 60, ses caisses sont en effet gérées par des conseils d’administration composés aux trois quarts de représentants élus des salariés.
Fondée sur un modèle analogue, l’Unédic a toujours été un organisme paritaire, administré pour moitié par le patronat, et pour moitié seulement par les syndicats de salariés. Le MEDEF a un poids considérable dans sa gestion, ce qui lui permet de stigmatiser les intermittents et de décréter qu’ils « coûtent ». Un conflit permanent oblige les travailleurs du spectacle à se mobiliser pour la défense de leur régime.
On voit ici que le fond de l’affaire est éminemment politique. La socialisation des ressources suppose que les intéressés prennent en main leur travail, et plus encore leurs conditions d’existence. Elle soulève des questions fondamentales : qui travaille ? Que produit-on ? Comment ? Qui décide ? Autant d’interrogations que les artistes sont amenés à se poser. Dans un milieu dominé par le marché, où les pouvoirs publics accompagnent la financiarisation de l’art, la création est influencée par des enjeux comptables. Les plasticiens qui essaient de produire des œuvres en dehors du cadre institué sont voués à la précarité ; ils jonglent avec les petits boulots, les difficultés de logement et les minimas sociaux. Le constat est similaire pour les écrivains, dont la production est tributaire d’impératifs dictés par des entreprises qui n’ont qu’un lointain rapport avec la littérature. Cantonnés dans des niches, les éditeurs alternatifs sont en général aussi mal lotis que les auteurs eux-mêmes, et ne parviennent à promouvoir d’autres voix, d’autres formes, qu’au prix de sacrifices. Cette situation engendre des pratiques délétères et des conflits entre exploités, comme autrefois entre « ouvriers » et « entrepreneurs ».
C’est donc le fonctionnement de la culture dans son ensemble qui est à revoir, avec en ligne de mire des changements à l’échelle de la société. Les artistes sont nombreux à constater l’échec d’une militance en défense – contre la réforme du droit d’auteur, contre la hausse de la CSG. Ils attendent des revendications offrant la perspective d’une offensive.
La bataille sera rude, car le monde de l’art et le milieu littéraire sont animés par des dynamiques défavorables. Les détenteurs de capitaux investissent dans l’art contemporain avec l’appui de l’État. Rachetés par des groupes financiers, les éditeurs influents sont soumis à des logiques de profit. En parallèle, les nouveaux acteurs de l’économie s’engagent sur les marchés en adoptant des stratégies particulièrement agressives, comme Amazon dans le domaine du livre. Ces intervenants pèsent sur la production artistique parce qu’ils la financent et parce qu’ils maîtrisent ses canaux de diffusion. Le peu de droits dont jouissent les artistes, leur statut particulier, entre deux eaux, permet de capter facilement leurs créations et de ponctionner la valeur qu’ils produisent.
Dans bien des cas, la culture est même un prétexte pour communiquer, pour s’attirer du prestige et obtenir des facilités. Les entreprises y gagnent sur les deux tableaux, économique et symbolique. La Fondation Louis-Vuitton, par exemple, a été bâtie sur un déni de solidarité nationale. Entre 2007 et 2017, le groupe LVMH a bénéficié de réductions d’impôt à hauteur de 518 millions d’euros au titre du mécénat[14].
Ces chiffres doivent être mis en regard avec la prétendue fragilité de l’économie de l’art. Dans ce secteur comme dans d’autres (l’agriculture, par exemple), les difficultés découlent surtout de choix politiques. Pour dépasser cette situation, il est possible de s’appuyer sur les conquêtes ouvrières et de s’organiser pour que de nouvelles mobilisations produisent des effets au présent.
Les prémices des droits salariaux des artistes-auteurs
Les artistes et les écrivains ont en commun la profonde incertitude de leur condition. Leur statut suppose qu’ils vivent principalement de la marchandisation de leurs œuvres, qu’elles soient uniques ou reproductibles, ce qui les met dans la main de réseaux de diffusion avec lesquels ils négocient de gré à gré.
Il serait pourtant exagéré de dire qu’ils n’ont aucun atout. Outre qu’ils sont les dépositaires d’une tradition de débrouille, d’inventivité, et qu’ils maîtrisent une multitude de modes d’expression, une institution au moins les assimile aux salariés. En effet, le régime général de la Sécurité sociale leur offre une reconnaissance élémentaire. Si leurs droits sont encore fragiles au regard de ceux d’autres professions, ils ont le mérite d’exister et de former une base d’action.
Les écrivains entrent dans le champ de la protection sociale en 1956. Les plasticiens y sont admis en 1964, à l’occasion de la création d’un régime autonome, qui dans un premier temps ne concerne que les beaux-arts (peinture, gravure, sculpture). Une loi de 1975 entreprend d’unifier la situation des artistes-auteurs et d’aligner leurs droits sur ceux des salariés. Elle égalise les taux de cotisations, instaure un seuil d’affiliation au régime et crée des commissions professionnelles. Son application suscite un conflit avec les commerces d’art, en particulier avec le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA), qui combat la hausse du taux de cotisations imposée aux diffuseurs. Pour pallier cette fronde, le législateur est contraint d’envisager l’élargissement du financement à d’autres catégories de structures, comme l’État et les agences de publicité.
Au cours des décennies suivantes, les artistes-auteurs demeurent ballottés entre indépendance et salariat. Leur sécurité sociale est administrée selon des règles spécifiques, édictées par ajustements successifs, qui s’appliquent à des filières inégalement structurées (beaux-arts, industries culturelles, arts appliqués, artisanat d’art, etc).
En dépit de ces difficultés, la sécurité sociale des artistes-auteurs est adossée au régime général, ce qui lui permet de conférer des droits salariaux à des travailleurs non salariés. Cette combinaison préfigure le dépassement des disparités professionnelles par l’achèvement d’un régime donnant un même statut à tous les assurés, conformément au projet d’Ambroise Croizat, ministre du Travail de 1945 à 1947 :
La sécurité sociale doit encore être généralisée en un autre sens. A l’heure actuelle, les législations de sécurité s’appliquent presque exclusivement aux travailleurs salariés. C’est pour eux que le premier effort a été accompli, parce que c’est pour eux qu’il était le plus nécessaire. Mais d’ores et déjà, par la loi du 22 mai, la précédente Assemblée nationale a fixé les bases de l’extension de la sécurité sociale à toute la population du pays[15].
Pour prolonger ce mouvement, une première bataille peut être livrée aux côtés des intermittents pour revendiquer l’assurance chômage comme salaire continué, reconnaissant de fait tout le travail invisible et non validé par le marché : inspiration, rencontres, lectures, réseautage, croquis, premiers jets, tentatives infructueuses, projets bénévoles, constitution de dossiers, etc.
Une autre bataille doit porter le fer au cœur du système de sécurité sociale, pour contester le seuil d’affiliation, maintenu en pratique par la loi du 19 décembre 2018[16]. Aujourd’hui encore, la majorité des artistes-auteurs sont contraints de « surcotiser » pour bénéficier de droits aussi basiques que des indemnités journalières de maladie ou de maternité. Il faut refuser que le régime général ne se mue en prestataire dont les services seraient la contrepartie de contributions individuelles, et affirmer au contraire son caractère de commun gérant du salaire socialisé.
Pour être totale et ne laisser aucune prise aux discours culpabilisants, la mobilisation des artistes pour les droits salariaux doit se doubler d’une contestation du mode de rémunération majoritaire des activités artistiques. Si les artistes-auteurs sont des travailleurs, les commanditaires et les diffuseurs ne peuvent pas s’exonérer de la part dite patronale des cotisations à travers l’usage quasi-exclusif du droit d’auteur et de la facture. Au-delà de l’enjeu pécuniaire, c’est une question de rapport social, un appel à dénaturaliser des pratiques anachroniques.
Dans bien des situations, les artistes-auteurs pourraient déjà toucher du salaire, sur le modèle du cachet des intermittents. En Belgique, par exemple, ils bénéficient d’une présomption de salariat lorsqu’ils exercent une activité de commande rémunérée[17]. Cette formule peut être appliquée en France, et même étendue aux résidences de création et à certaines prestations de service.
Les revendications salariales présentent le double avantage de poser les artistes en producteurs et de les rapprocher des autres travailleurs de l’art, en particulier des professionnels fédérés au sein de l’association des installatrices et installateurs d’œuvres d’art (AIOA), qui militent pour recouvrer le salaire et pour mettre un terme à la généralisation du micro-entrepreneuriat.
Libérer le travail artistique
En attendant des changements structurels, la lutte s’organise au niveau local. Beaucoup d’artistes se regroupent et assument l’usage de lieux collectifs de production et de diffusion. Des associations, des coopératives, des squats plus ou moins tolérés par les autorités, cherchent à retrouver l’offensive à l’écart d’un environnement hostile. Ces travailleurs mutualisent des outils, administrent des lieux, produisent des œuvres, s’ouvrent au public. Dans leur pratique quotidienne, ils réduisent la distance entre travail manuel et travail intellectuel, et réinventent la répartition des tâches.
Une prochaine étape pourrait être de mutualiser une part des ressources ainsi produites dans une fédération de structures indépendantes. Mais pour que ces efforts ne restent pas cantonnés dans la marge, et qu’ils ne soient pas non plus récupérés par des entreprises capitalistes, un dernier pas consisterait à connecter ce réseau auto-organisé aux institutions du salaire, pour que la socialisation de la valeur économique à l’échelle interprofessionnelle vienne soutenir les collectifs alternatifs par de l’investissement.
Cela nécessiterait de mener campagne pour faire de la culture un bien commun et de son accès un droit fondamental. Dès lors, il serait possible d’imaginer la création d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale, dont la mission serait de financer des structures conventionnées selon des critères politiques : centres d’art payant les artistes en salaire, espaces de création gérés par les travailleurs eux-mêmes, galeries d’auteurs à but non lucratif, maisons d’édition coopératives, etc. Un pan entier du secteur artistique, aujourd’hui relégué dans la marginalité, se verrait doté de moyens conséquents pour sortir les artistes de l’impasse et faire monter une alternative aux fondations d’entreprise et aux groupes d’édition.
Précisons qu’une cotisation de 0,05 % assise sur la valeur ajoutée marchande représenterait plus de 700 millions d’euros par an, soit l’équivalent du budget du Centre national du cinéma (CNC).
À l’heure où plasticiens et écrivains vivent si mal de leur travail, il peut sembler plus simple de céder aux sirènes du marché. Les sociétés de conseil se multiplient et s’emploient à faire émerger la figure de l’artiste-entrepreneur, « couteau suisse » et promoteur de sa propre carrière. Par ailleurs, les « friches culturelles »[18] fleurissent dans les métropoles, investissant les terrains vagues, les hôpitaux désaffectés et les usines abandonnées. Promues par les pouvoirs publics, qui se défaussent sur elles de missions essentielles, elles manient des discours apparemment sociaux pour attirer une population hétérogène d’artistes, d’entrepreneurs, de bénévoles, de volontaires, etc, qui mélangent culture, loisirs, consommation et charité sous l’œil attentif des investisseurs. Ces espaces se révèlent au mieux des pépinières d’artistes déterminés à s’en servir comme de marchepieds, sinon des laboratoires organisant l’exploitation d’un travail gratuit au bénéfice de promoteurs immobiliers.
Pour dissiper ces mirages, les artistes-auteurs peuvent dès à présent s’inscrire dans le mouvement social. Leurs préoccupations ont à voir avec certains thèmes des luttes féministes, qui ont abordé la question du travail invisible à travers l’analyse de la sphère domestique. Elles ont forgé des outils théoriques qui mettent à mal les formes de domination implicites, et qui aident à penser les rapports de production dans des secteurs majoritairement féminins (travail social, soin, enseignement, mode, culture, etc).
Plasticiens et écrivains ont également des points communs avec les coursiers surexploités par les plate-formes de livraison, qui s’organisent pour conquérir des droits salariaux, et qui montent des coopératives appelées à se fédérer autour du logiciel open source Coopcycle[19].
Dans leur lutte pour la reconnaissance d’un statut de travailleurs, les artistes seront bien épaulés. Les intermittents ont une longue expérience de la défense du salaire continué. Dans la même veine, la CGT propose une sécurité sociale professionnelle, qui assure le maintien du salaire et du contrat entre deux emplois. En France, en Belgique, en Suisse et au Québec, des organisations militent pour le salaire étudiant[20]. En matière d’investissement, citons le projet du journaliste Pierre Rimbert, qui propose de financer la presse indépendante grâce à une nouvelle cotisation sociale[21].
Ces initiatives sont autant d’encouragements à se joindre au mouvement. En assumant qu’ils sont des travailleurs, les artistes-auteurs dépasseront les revendications identitaires pour s’engager dans la lutte sociale. Ils forgeront des outils pour se dégager tant de la prédominance des marchés que de la tutelle de l’État.
À l’heure où le droit au salaire sous toutes ses formes est violemment remis en cause, il est temps que les artistes prennent leur part et s’impliquent dans un processus qui ne peut ni ne doit se faire sans eux.
Aurélien Catin
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[1] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
[2] Syndicat national des auteurs et des compositeurs.
[3] Syndicat national des artistes plasticiens.
[4] Comité des artistes-auteurs plasticiens.
[5] La situation économique et sociale des auteurs du livre. Rapport de synthèse, ministère de la Culture et de la Communication, décembre 2016, p. 95.
[6] Rapport d’activité, année 2017, Maison des artistes, 2017, p. 12.
[7] Alain Chatriot, « La lutte contre le ’’chômage intellectuel’’ : l’action de la Confédération des Travailleurs Intellectuels (CTI) face à la crise des années trente », Le Mouvement social, 2006/1, n° 214, pp. 77-91.
[8] Ibid.
[9] Code de la propriété intellectuelle, chap. III : Titulaires du droit d’auteur, article L113-1.
[10] Mathieu Grégoire, Les intermittents du spectacle. Enjeux d’un siècle de luttes, La Dispute, Paris, 2014.
[11] Sur le sujet, cf. Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, Paris, 2016.
[12] Ordonnance n° 45-2259 du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale.
[13] Bernard Friot, Vaincre Macron, La Dispute, Paris, 2017, p. 21.
[14] David Bensoussan, « La Cour des comptes épingle la Fondation Louis Vuitton », Challenges, 28 novembre 2018.
[15] Discours d’Ambroise Croizat devant l’Assemblée nationale constituante, 8 août 1946.
[16] « De la MDA/Agessa à l’URSSAF », Art Insider, n° 11, février 2019, pp. 34-35.
[17] Alexandre Pintiaux, « Le statut indépendant des artistes belges et français : comparatif », Le Soir, 4 octobre 2017.
[18] Mickaël Correia, « L’envers des friches culturelles. Quand l’attelage public-privé fabrique la gentrification », Revue du Crieur, 2018/3, n° 11, pp. 52-67.
[19] Anaïs Cherif, « Coopcycle : un logiciel libre comme alternative à Deliveroo et UberEats », La Tribune, 29 novembre 2018.
[20] Réseau européen des syndicats alternatifs et de base, Appel pour un salaire étudiant, [En ligne], 19 novembre 2018, https://www.salaire-etudiant.org/appel-pour-un-salaire-etudiant/
[21] Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », Le Monde Diplomatique, décembre 2014.