À propos du rapport Moreau sur la réforme des retraites

29/06/2013     CHRISTINE JAKSE

    À propos du rapport Moreau sur la réforme des retraites

    Il ne s’agit pas ici d’examiner le rapport Moreau dans son ensemble, mais de se polariser sur « l’effort financier requis pour rééquilibrer le régime général et les régimes alignés [qui] peut être évalué à environ 7 Mds € en 2020. », en plus « d’une enveloppe de 600M€ envisagée à titre prudentiel pour la mise en œuvre de la réforme de la prévention et de la compensation de la pénibilité suggérée par la commission (…), et qui impacterait les finances publiques sur la période ».

    1. Les principaux fondements des propositions du rapport Moreau

    Les propositions pour capter les 7 milliards manquants des régimes général et alignés – le déficit tous régimes confondus étant estimé à environ 20 milliards d’euros à partir de 2016 et jusqu’à 2020 (15 milliards d’ici là) par le Conseil d’Orientation des Retraites en janvier 2013 – sont présentées sans grande surprise sous forme comptable (recettes et dépenses) tant la retraite est considérée comme une pure dépense. Or c’est une partie du PIB (c’est à dire du produit du travail et de rien d’autre) attribuée aux retraités, dans la distribution primaire de la valeur, comme le sont les autres composantes du salaire (salaire direct et salaire socialisé) et comme les profits distribués aux actionnaires ou conservés par les entreprises. Mais, c’est en même temps une composante de la demande adressée aux entreprises marchande car, dans le circuit économique, toute la monnaie distribuée revient aux entreprises (exception faite de celle attribuée à ceux qui n’en ont déjà que trop et l’utilisent en spéculation sur les marchés financiers). Il n’y a donc aucun « prélèvement » qui ferait disparaître quoi que ce soit ; ce simple constat n’est pas évidemment rappelé dans le rapport Moreau.

    Plus fondamental, non seulement la retraite n’est pas une dépense passive, une charge à fonds perdu : elle est un salaire à vie, perçu hors de l’emploi, par un retraité qui peut se reposer certes, mais aussi produire de la valeur. D’ailleurs, le retraité, avec son salaire à vie, prouve que l’on peut produire en étant émancipé de tout employeur. Cette valeur échappe à la valorisation d’un quelconque capital : c’est son grand défaut aux yeux des réformateurs, et pourtant bien l’enjeu des réformes passées et à venir.

    2. Encore et toujours l’équité

    C’est donc dans cette perspective qu’il faut lire les propositions du rapport Moreau. Autrement dit, la baisse du niveau des pensions, l’allongement de la durée de cotisation pour un taux plein et d’autres propositions comme l’alignement du régime public des fonctionnaires sur celui des salariés du secteur privé, pourtant sans effet financier (à court terme du moins), visent à remettre en cause le salaire à vie des retraités, qui certes se reposent ou ont des loisirs (comme les salariés en emploi !) mais surtout produisent de la valeur non marchande sans marché du travail, ni capitalistes.

    Comme cet enjeu du salaire à vie est soigneusement écarté du rapport Moreau, les propositions émises doivent trouver un fondement ailleurs : elles le trouvent dans l’équité, selon une conception très particulière, bien ancrée en régime capitaliste (le terme équité est cité 26 fois sur les 195 pages du rapport). Car l’équité est déclinée entre pensionnés riches et moins riches (c’est‑à-dire soumis ou non au taux maximal de CSG), entre « actifs » / « inactifs », entre parents de 3 enfants et les autres, entre fonctionnaires ou salariés des régimes spéciaux et salariés du secteur privé etc. De même, la répartition des gains d’espérance de vie entre l’emploi (2/3 de la hausse) et la retraite (1/3) se fait‑elle au nom de l’équité, sans plus de débat et en occultant le recul de l’espérance de vie en bonne santé. De quoi culpabiliser les français de vieillir, les pensionnés de voir tous les mois un salaire « tomber », les vieux parents d’avoir eu trois enfants, les fonctionnaires, agents EDF, cheminots d’être fonctionnaires, agents EDF ou cheminots. Et ce qui permet au rapport Moreau de rester en revanche totalement muet sur la répartition primaire du PIB entre profit et salaires/cotisations sociales, dont on se souvient que 10 points ont basculé du salaire au profit au cours des 3 dernières décennies. De cette manière, le rapport Moreau déplace le débat portant entre capital et travail, qui devrait en être le cœur, vers la restauration de l’équité entre salariés, ou entre salariés et retraités, etc. Une restauration qui nivelle tout vers le bas, au nom d’un effort nécessaire, dont les revenus du capital sont exonérés puisqu’ils ont été exclus du champ de la réforme.

    Enfin, la seule proposition progressiste est celle de la hausse du taux de cotisation sociale, mais il est préconisé qu’elle se fasse à parité la cotisation salariale et la cotisation patronale, l’ « effort » devant être partagé entre les salariés et les employeurs (évidemment au nom de l’équité). Et on verra par surcroît qu’à peine évoquée, la proposition fait aussitôt l’objet de grandes réserves car ces « hausses de cotisations, (…) pèseront sur les actifs et les entreprises » ; ce qui est faux comme on l’expliquera.

    Voyons chacun de ces axes, ainsi que cette opération (présentée comme blanche) d’alignement partiel du régime public sur le régime privé (l’inverse, c’est‑à-dire, l’alignement sur les meilleurs régimes n’étant évidemment pas envisagé).

    A. Baisse du niveau des pensions : la retraite est une dépense passive et le retraité, un privilégié

    La baisse des pensions passe par la proposition de sous‑indexation (de 1 ou 1,2 point notamment), provisoire nous dit‑on, des retraites sur les prix pour les pensionnés soumis à la CSG ; faisons le pari qu’elle sera définitive, comme l’a été la désindexation des pensions sur le salaire décidée à titre provisoire en 1987, prolongée puis pérennisée par Jospin. Ce serait, pour les retraités, un quasi gel des pensions en euros courants, si l’on s’appuie sur la hausse moyenne de l’indice des prix à la consommation des biens et services en France depuis 1990 jusqu’en 2012 (1,8 point). Le rapport Moreau émet plusieurs hypothèses de « gain », c’est-à-dire de baisse des pensions selon le niveau de sous‑indexation et selon le taux de CSG auquel est soumis le pensionné, baisse qui irait jusqu’à 3,6 milliards euros en 2020.

    La baisse du niveau des pensions passerait d’ailleurs aussi par l’augmentation du taux de CSG maximal pour les retraités, pour l’aligner sur celui des « actifs », par la suppression de l’abattement de 10% pour frais professionnels, par la suppression de la défiscalisation des majorations de pension pour les parents de trois enfants. Tout ceci au nom de l’équité, entre actifs et pensionnés (CSG), de l’absence d’activité professionnelle du pensionné (frais professionnels), de la fin d’une situation inéquitable car proportionnelle au niveau du revenu (majoration pour les parents). L’ensemble « rapporterait » – c’est à dire entraînerait une baisse des pensions – de 2,5 à 5,3 milliards d’euros.

    De telles propositions auraient pour conséquences immédiates, non seulement de diminuer le salaire des retraités, mais aussi de l’éloigner du salaire des salariés en emploi, justifié par le fait que les retraités ont moins de charges que les salariés en emploi (enfants en bas âge, crédit maison etc.) : on raisonne donc en « pouvoir d’achat », car c’est implicitement le retraité consommateur, censé avoir moins de besoins que les « actifs » qui est visé, certainement pas le retraité producteur de valeur payé à sa qualification personnelle. C’est d’ailleurs une préoccupation constante de la commission Moreau que d’éviter que la pension ne dépasse le salaire des personnes en emploi (les « actifs »). Nous ne sommes pas dans le prolongement du salaire au moment de la retraite, mais plutôt dans un revenu de remplacement qui assure la couverture des besoins d’une personne « à charge » pour la société. Le retraité est donc considéré comme un improductif pesant : c’est le message ainsi transmis alors que ces mêmes réformateurs nous expliquent sans relâche que, sous réserve de les renommer « seniors », ces retraités pourraient être productifs s’ils étaient en emploi, c’est-à-dire leur mise au travail forcée.

    B. Allongement de la durée de cotisation pour un taux plein : la fiction du revenu différé

    Plusieurs scénarios sont donnés, qui consistent à accélérer ou non le passage de 42 à 44 annuités, dans le prolongement de la réforme de 2003, qui éviterait une « dépense » de à 0,25 à 0,6 milliards. Cette décision a deux conséquences.

    D’abord, elle accentue l’idée de salaire différé, laissant croire que je mets de côté pour ma pension et que plus je cotise, plus j’ai droit. Ce n’est évidemment pas le cas, puisque c’est la valeur monétaire créée à l’instant T qui est versée à l’instant T aux retraités de l’instant T. Cette proposition semble d’ailleurs anticiper une réforme « systémique » qui consisterait à passer d’un régime de base par annuités à un régime de base par points (comme les régimes complémentaires) ou en comptes notionnels (régimes par points à la suédoise avec prise en compte de l’espérance de vie). Cette dernière perspective est d’ailleurs sous‑entendue quand le rapport Moreau évoque le désir des français d’avoir une « retraite à la carte ».

    Ensuite, une telle décision oblige à travailler plus longtemps en emploi, privant le pensionné de travailler librement pendant la retraite, hors de l’emploi aliénant, et de se ménager des temps de loisirs et de repos : autrement dit, d’avoir une plus grande maîtrise de son temps grâce à la rupture du lien de subordination avec un employeur soucieux de faire de la plus‑value. Toute cette rhétorique sur le travail en emploi des seniors en fin de rapport a toutefois une vertu : alors que les mêmes personnes avec le même âge étaient présentées comme des poids pour la collectivité, la rhétorique sur les seniors prouve qu’elles sont en capacité de produire, hors de l’emploi.

    C. Augmentation de la cotisation sociale

    Elle est préconisée du bout des lèvres, car la commission Moreau insiste aussitôt sur le fait que, si elle est facile à mettre en œuvre, elle serait antagoniste avec la compétitivité de la France.

    Avec l’habituel souci de l’équité, la hausse du taux est présentée comme devant être partagée à parts égales entre la cotisation salariale la cotisation patronale. La hausse de la cotisation salariale ne serait évidemment pas accompagnée d’une hausse du salaire brut dans les mêmes proportions, il s’agit donc de baisser le salaire net des salariés en emploi. Quant à la cotisation patronale, le rapport Moreau la présente (cf. page 84) comme un prélèvement sur l’entreprise. Or, il faut rappeler avec force qu’il s’agit d’une part de la valeur produite par les salariés (retraités inclus) et les indépendants, autrement dit d’une part (aujourd’hui 13%) du PIB.

    Dans une perspective progressiste, affecter 2 ou 3 points de PIB en plus aux retraites serait à la fois possible et même salutaire, en particulier pour tous ceux qui perçoivent aujourd’hui le minimum vieillesse (environ 600 000 personnes), faute « d’avoir cotisé ». Cette affectation permettrait aussi d’abaisser l’âge de la retraite et d’augmenter le niveau des pensions, en particulier des femmes. Cette perspective prolongerait le mouvement engagé jusqu’à la fin des années 70, dans la continuité du programme du Conseil National de la Résistance.

    L’augmentation du taux de cotisation sociale est la mesure qui serait la plus performante pour renflouer les caisses puisque, avec seulement 0,2 points supplémentaires, la commission Moreau indique que cela aboutirait à un gain de 6,1 milliards d’euros chaque année ; on en déduit d’ailleurs qu’avec environ 0,7 à 0,8 point de plus (soit 20 milliards en euros actuels, le PIB 2012 étant proche de 2000 milliards), le problème du déficit, tous régimes confondus, serait résolu ; ce qui montre qu’une telle mesure est loin d’être hors de portée.

    Mais, très vite, tout en signalant que ce serait une mesure facile à mettre en œuvre, la commission nuance le propos en mettant en balance trois arguments :

    • l’éternelle rengaine sur la compétitivité des entreprises : l’augmentation du taux alourdirait le coût du travail trop élevé, et dont la commission salue la réduction grâce au plan de compétitivité et au crédit d’impôt. Le rapport omettant soigneusement de dire que cette perte de compétitivité pourrait être annulée par une baisse des dividendes,
    • la hausse, décidée à compter de janvier 2013, des taux liées au dispositif de départ anticipé des carrières longues (décret du 2 juillet 2012) avec le passage d’ici 2016 d’un taux de 6,75% à 6,9% sous plafond pour la part salariale, de 8,3% à 8,55% pour la part patronale (respectivement donc +0,25 point),
    • la réflexion déjà en cours sur la refonte complète du système de retraite, par le haut conseil au financement de la protection sociale. Ce point doit être pris avec sérieux : c’est le projet de réforme systémique évoqué ci‑avant (régime par point ou comptes notionnels).

    D. Les fonctionnaires : en finir avec la continuation du salaire à la meilleure qualification personnelle

    Pour les fonctionnaires, une mesure neutre (dans un premier temps) sur le plan financier, mais non sans incidence sur la perception de la retraite, est préconisée : l’intégration d’un pourcentage de primes dans l’assiette de calcul de la retraite, et le calcul de l’assiette sur les 10 meilleures années au lieu des six derniers mois.

    D’une part, cette préconisation, loin de remettre en cause le revenu variable (les primes), le confirme renouant ainsi avec un projet régressif de remise en cause du salaire, barème exclusivement lié à la grille de qualification. D’autre part, alors que la pension des fonctionnaires constituait le modèle emblématique de la continuation du salaire, le passage à une assiette calculée sur 10 ans au lieu des 6 derniers mois transforme la pension en un simple remplacement d’un revenu perdu. Non seulement cela signifie la fin du salaire continué mais aussi la non reconnaissance de la meilleure qualification (celle de fin de carrière dans la fonction publique puisque l’ancienneté est le critère objectif d’avancement) : l’assiette de 10 ans signifie donc en même temps qu’un mélange de niveaux de salaires différents, un mélange de niveaux de grades différents, et donc le rejet du meilleur (le dernier).

    Enfin, on peut facilement prévoir la suite de ce premier jalon d’une réforme plus aboutie à terme, puisque l’enjeu est le rapprochement avec le régime des salariés du privé : l’alignement se fera jusqu’à atteindre les 25 meilleures années, avec intégration… ou non, d’une proportion plus grande de primes dans l’assiette de calcul de la pension.

    Conclusion

    Au delà des mesures présentées comme purement techniques et inéluctables pour « sauver » le système, le rapport Moreau se situe dans un projet idéologique de transformation des représentations possibles de la retraite, que nous offrent la cotisation sociale et le statut des fonctionnaires :

    • Réduire la pension à un revenu différé et de remplacement, devant assurer un simple pouvoir d’achat, couvrant les besoins des retraités, poids pour la société, et niant leur capacité à produire librement grâce à un salaire à vie attaché à leur qualification.
    • Rompre avec l’exemple que donne le statut des fonctionnaires, qui fait la preuve que l’on peut travailler sans capital et avoir, au moment de la retraite, un salaire continué fondé sur la meilleure qualification.
    • Sanctuariser les profits en déplaçant le débat du conflit capital‑travail pour le porter sur le thème de l’équité selon une définition bien contestable, qui permet de fonder un nivellement vers le bas.

    L’enjeu est donc de refuser cette nouvelle régression, et de renouer avec des revendications offensives : “une retraite à 100% du meilleur salaire net pour tous – salariés, indépendants ou non – dès 55 ans avec au minimum le SMIC, financé exclusivement par la cotisation sociale et indexée sur les salaires”.

    Annexe

    Tableau 22 : Rendement pour le régime général et les régimes alignés en 2020 des mesures envisagées

    Retraités

    Mesures

    En Mds € constants 2011

    Dépenses

    Sous indexation de 1,2 point en 2014, 2015 et 2016 pour les pensions soumises au taux plein de CSG, de 0,5 point par an pour celles au taux réduit et de 0 pour celles exonérées de CSG

    2,8

    Niches fiscales (rendement 2014)

    Abattement fiscal de 10% sur les pensions

    de 0,5 à 3,3

    i) Suppression

    3,3

    ii) Baisse du plafond de 3 660 € à 2 500 €

    0,5

    iii) Baisse du plafond de 3 660 € à 1 500 €

    1,5

    Fiscalisation des majorations pour enfants

    0,9

    Recettes

    Hausses ciblée de CSG retraités (passage du taux plein de 6,6% à 7,5%)

    2

    Actifs

    Mesures

    En Mds € constants 2011

    Recettes

    Hausses de cotisations

    de 3 à 6,1

    Hausse de 0,1 point par an de 2014 à 2017 du taux de cotisation déplafonné (+0,4)

    3

    Hausse de 0,2 point par an de 2014 à 2017 du taux de cotisation déplafonné (+0,8)

    6,1

    Dépenses

    Sous indexation de 1,2 point des salaires de 2014 à 2016 portés au compte pour tous les assurés

    0,8

    Augmentation de la durée / âge

    de 0,25 à 0,6

    Porter la durée d’assurance de 41,75 ans (pour la génération 1957) à 43 ans (pour la génération 1962) : + 1 trimestre / an

    0,6

    Porter la durée d’assurance de 41,75 ans (pour la génération 1957) à 42,25 ans (pour la génération 1962) : + 1 trimestre / 2 ans

    0,25

    Porter les âges de 62/67 à 63/68 pour la génération 1962 : + 1 trimestre / 2 ans

    0,5

    Source : Commission pour l’avenir des retraites