La propriété lucrative
Récemment, une femme cadre d’une PME locale (une fromagerie) m’a dit que l’entreprise qui l’emploie fait vivre 200 familles
. Elle pensait, évidemment, aux familles de la centaine d’employés de l’usine et à celles des paysans qui lui fournissent le lait. Mais, n’est-ce pas plutôt l’inverse ? Ne peut-on imaginer que ce sont les 100 ouvriers et autant de paysans éleveurs laitiers qui ont fait la fortune du patron de cette entreprise locale, et de sa famille ?
Cette petite phrase, que l’on peut attribuer à beaucoup de propriétaires d’entreprises, et aux cadres dirigeants qui s’identifient à leur patron, traduit bien l’idée générale qui fait d’eux les véritables créateurs de richesses dont ils feraient profiter leurs employés et leurs fournisseurs. Les forces vives de la Nation
seraient donc, sans conteste (c’est du moins ce que nous répètent les porte-paroles du MEDEF, de la droite et d’une partie de la gauche), les dirigeants d’entreprises et leurs actionnaires, qui de ce seul fait en tirent les fruits : bénéfices pour les uns, intéressement pour les autres. Dans ce contexte, les salariés ne seraient que des fournisseurs de force de travail
au service des entreprises, et donc de leurs actionnaires et dirigeants.
On l’a compris depuis longtemps, la propriété des moyens de production est au cœur de l’économie capitaliste. Mais de quelle propriété parle-t-on ? De quel mode de propriété parlent les défenseurs de l’ordre établi quand ils affirment, un peu vite, que ceux qui combattent le capitalisme veulent abolir le droit de propriété ? Ceux-là voudraient m’interdire de posséder ma maison pour laquelle je me suis endetté sur 20 ans ? Veulent ils aussi m’interdire de posséder un potager pour cultiver des légumes, une voiture pour me rendre sur mon lieu de travail ou en vacances ? Certes non.
C’est donc là qu’il faut s’attarder un peu et distinguer la propriété d’usage et la propriété lucrative. La première me permet de disposer librement d’un bien pour mon usage personnel ou celui de mes proches, un bien que je maintiens en bon état de fonctionnement sans le monnayer. Ainsi de la maison que j’habite, du potager que je cultive ou de la voiture que je conduis pour partir en vacances avec ma famille. Le mode de propriété est un peu différent quand les biens possédés sont des outils nécessaires à la production d’un travail, dont les produits sont vendus. C’est le cas du paysan qui possède sa ferme, ses terres et ses outils, du couple hôtelier propriétaire de son hôtel, de l’artisan avec son atelier ou encore du chauffeur de taxi propriétaire de sa voiture. Les deux situations sont un peu différentes, mais c’est toujours de propriété d’usage qu’il s’agit. À l’échelle collective, il existe des modes de propriété collective des outils de travail, qu’on pense aux coopératives agricoles ou aux coopératives ouvrières de production (SCOP). Ce droit là, celui de propriété d’usage, bien rares sont ceux qui rêvent de l’abolir.
Très différente est la propriété lucrative. Celle-ci permet à un propriétaire de tirer un revenu d’un bien qu’il n’utilise pas, revenu qui est le fruit du travail d’un autre. C’est ce droit de propriété lucrative qui permet au propriétaire d’un logement (d’une ferme ou d’un atelier) de recevoir un loyer de la part de quelqu’un qui en a l’usage et le devoir de maintenance. Dans ce cas, c’est bien le droit de propriété qui est rémunéré, et non le travail. On parle alors de rente. Au début du 20ème siècle, les immeubles construits par des propriétaires privés ou des institutions financières pour être loués, étaient qualifiés d’immeubles de rapport
. Il arrive qu’une propriété d’usage se transforme en propriété lucrative, lors d’une cession d’un propriétaire à un autre, quand le bien échangé est considéré comme immobilier
. Quand je revends ma voiture ou une machine que j’ai usée en l’utilisant, celle-ci a perdu de sa valeur, elle est amortie, vendue d’occasion. Ceci n’est plus vrai lorsque je revends ma maison, dont j’espère tirer une plus-value, c’est à dire la vendre plus chère que je ne l’aie achetée, et ceci malgré l’usure qu’elle a subie avec le temps. Cette notion de plus-value est déterminante pour comprendre l’économie capitaliste, comme nous allons le voir.
Dans la comptabilité des entreprises, on appelle valeur ajoutée
la différence entre le total des ventes (chiffre d’affaires) et celui des achats extérieurs nécessaires à la production vendue (matières premières ou composants achetés à des sous-traitants). Cette valeur ajoutée sert principalement à payer les salaires (nets + cotisations sociales) de ceux qui ont contribué à la production collective, les emprunts et les impôts et taxes. Ce qui reste c’est le résultat net, ou bénéfice, qui est en partie affecté à la rémunération des actionnaires (dividende) et aux réserves (fonds propres) de l’entreprise. Or, dans la période récente (les 20 dernières années), les actionnaires ont exigé et exigent encore des dividendes à 2 chiffres, soit entre 15 et 20% par an de leur mise initiale (la valeur de leurs actions). C’est précisément cet appétit de propriété lucrative, exprimé par les actionnaires et les dirigeants salariés (souvent intéressés au bénéfice) et relayé sur la scène politique par les syndicats patronaux auprès des élus, qui exerce une pression à la baisse sur les salaires, les cotisations sociales et les impôts, présentés comme des charges qui pèsent sur les entreprises
. Au niveau de la comptabilité nationale, qui cumule dans le produit intérieur brut (PIB) la somme des valeurs ajoutées des entreprises privées et organismes publics, les salaires représentaient 60% en 2005 contre 71% en 1981 (notez qu’au Brésil ils ne pèsent que 43,6% et ce malgré une augmentation de 3,6% entre 1999 et 2009). Comme le disait récemment le très libéral Michel Rocard (le Nouvel Observateur, 13 décembre 2007) : En gros,…près de 11 points de chute! Aujourd’hui, en France, si le produit intérieur brut avait conservé le même partage qu’en 1981, les ménages auraient dépensé en salaire et revenus de la sécurité sociale 130 milliards d’euros de plus. Affectés à la consommation, ces 130 milliards auraient donnés au moins 1 point de plus de croissance chaque année. Et nous aurions eu en France un demi-million de chômeurs en moins.
. Dans un pays comme le nôtre, où le nombre d’actionnaires est très inférieur à celui des salariés, les revenus du patrimoine représentent des sommes considérables qui, à défaut d’être consommées, sont placées
à leur tour (dans l’immobilier, à la bourse ou dans des rachats d’entreprises), alimentant toujours plus la spéculation.
Contrairement à une idée répandue, cette tyrannie de la propriété lucrative sur le travail, et donc sur les salaires, ne s’impose pas que sur les multinationales du CAC 40 via la bourse, dont les radios nous relatent les moindres fluctuations comme s’il s’agissait de la météo. Cette tyrannie préside aussi à la gestion des PME, souvent aux mains de notables locaux fortunés, qui pratiquent avec frénésie la sous-traitance en cascade (très répandue dans le bâtiment), le recours au travail précaire, et la chasse aux aides publiques et à la défiscalisation. C’est elle aussi qui motive bon nombre de ceux qui investissent
dans des entreprises en création (et en particulier dans les entreprises innovantes chargées de promesses de rentabilité) et qu’on qualifie du doux nom de business angels
. Explication : lorsqu’un créateur d’entreprise
mûrit son projet, le plus souvent il n’a pas de fortune personnelle à investir. On trouve en effet dans cette catégorie de personnes des jeunes diplômés, ingénieurs ou informaticiens, et des cadres d’entreprise au chômage. Donc, pour financer son entreprise avant qu’elle ne génère les ventes suffisantes, il lui faut lever des fonds
c’est à dire réunir les financements nécessaires au démarrage de l’activité (frais de développement, équipements, etc.). Il va donc émettre et vendre des parts de sa toute jeune entreprise à des investisseurs. Comme la règle de répartition du pouvoir de décision dans l’entreprise capitaliste est celle de 1 action = 1 voix
, le créateur d’entreprise, sans argent frais, mais voulant garder le contrôle de son projet, va valoriser son apport en nature
c’est-à-dire faire valider par un commissaire aux apports
ce que vaut en capital ce qu’il cède à son entreprise : son idée de départ, la pertinence économique du projet telle que la cautionnent les études de marché, la validation de sa faisabilité technique par des experts du secteur concerné, les aides publiques qu’il a reçues pour financer ces études, etc. Les investisseurs, quant à eux n’acceptent de mettre de l’argent dans l’entreprise qu’à la double condition que d’autres partagent le risque (banques et collectivités locales en particulier), et qu’ils aient l’assurance de revendre leurs parts deux à trois fois leur valeur initiale 5 ans plus tard. Sachant que dès le départ ils auront déduit leur investissement
de leurs impôts (ISF en particulier), leur risque
est bien couvert. Parfois, le créateur d’entreprise lui-même a fait l’hypothèse de revendre ses parts à une autre entreprise, beaucoup plus grosse, avec une coquette plus-value, pour en créer une autre. Dans le jargon on parle de serial entrepreneurs
, non sans référence aux serial killers
des faits divers tragiques.
À petite comme à grande échelle, la propriété lucrative, ou rente, a deux ressorts essentiels : la recherche du profit durable et la plus-value spéculative. Pour y parvenir, elle n’a d’autre recours que d’actionner trois leviers principaux : entretenir une croissance régulière de la consommation et l’addiction à la société de consommation (la massification de la production étant source de productivité et donc de profit), comprimer les coûts salariaux
(et en particulier les cotisations sociales) et réduire les impôts.
Pour conclure, je citerai l’article paru dans le Monde Diplomatique de novembre 2011 (Il y a un siècle aux Etats-Unis, un débat fondateur
), qui rapporte un dialogue datant de 1914 entre Samuel Gompers, président de l’ American Federation of Labor et Morris Hillquit, fondateur du parti socialiste de l’époque aux États Unis. Le socialiste pose la question au dirigeant syndical : Le combat du mouvement syndical se poursuivra-t-il jusqu’à ce que les travailleurs obtiennent la pleine reconnaissance de leur travail ?
Et le syndicaliste répond Il ne s’arrêtera jamais
, et poursuit Les travailleurs ne s’arrêteront jamais de se battre pour une vie meilleure, pour eux-mêmes, leurs femmes, pour leurs enfants et pour toute l’humanité
.
Par quel moyen les travailleurs peuvent ils revendiquer la pleine reconnaissance de leur travail
? Comme les syndicalistes du début du 20ème siècle, il leur faut d’abord assumer que toute richesse produite est, et n’est que, le résultat de leur travail collectif et des ressources naturelles qu’ils mobilisent pour cela. Les investisseurs n’apportent aucune richesse dans leur besace. Ils achètent les moyens de production (terrains, bâtiments, parts sociales des entreprises) et, au titre de leur propriété lucrative, prélèvent une part de la richesse produite collectivement par d’autres. Revendiquer, aujourd’hui, la pleine reconnaissance de leur travail, consiste pour les travailleurs à affirmer que la propriété lucrative, c’est à dire la rente, est illégitime, et que 100% de la valeur ajoutée doit être affectés aux salaires (cotisations sociales incluses) et aux impôts, qui financent le service publique.
Alors que nous étions arrivés à socialiser plus de 70% de la valeur ajoutée nationale à la fin des années 1970, allons-nous nous contenter de freiner la reculade ? Bien sûr que non. Comme nous l’ont prouvé la fonction publique (et le salaire à vie des fonctionnaires) et l’expérience de la retraite financée par cotisation sociale, il n’est pas besoin d’accumulation de titres de propriété pour répartir la valeur produite collectivement, ni d’emprunt pour financer l’investissement. Il suffit au préalable de reconnaître que les seuls créateurs de valeur économique sont les citoyens producteurs, dotés d’une qualification qui détermine leur aptitude à la production et d’un droit au salaire qui l’accompagne. Partant de ce postulat, les membres du Réseau Salariat revendiquent ce droit du salaire, qui remplacera le droit du travail
, lequel pose les travailleurs comme des mineurs sociaux subordonnés à leurs employeurs. Enfin, un droit du salaire en opposition au droit de propriété lucrative, qui n’est que celui de ponction sur le travail d’autrui.
Notre but n’est pas de contenir l’appétit des actionnaires mais bien de nous passer d’eux.
Ainsi, nous répondons, près d’un siècle plus tard à la question du socialiste américain Morris Hillquit.