Là où nous travaillons, naît le pouvoir
Stratégie et pistes de réflexion pour transformer le travail en pouvoir collectif
1. De l’initiative individuelle à la socialisation réelle
1.1. Les deux impasses du socialisme moderne : le coopérativisme et le centralisme partisan
Depuis deux siècles, les mouvements d’émancipation oscillent entre deux pôles, celui de l’association et celui du pouvoir. Entre la confiance proudhonienne dans la capacité des travailleurs à s’organiser librement, et la conviction marxiste-léniniste qu’il faut conquérir le pouvoir politique pour transformer les rapports de production. Ces deux traditions, qui structurent encore aujourd’hui nos imaginaires militants, tentent de répondre à la même question : comment le travail peut redevenir une activité libre, où celles et ceux qui produisent décident du sens, du contenu et de la finalité de leur production.
Chez Proudhon, la transformation du monde passe par l’économie. Le capitalisme est avant tout une organisation injuste du travail. Pour y mettre fin, il faut associer les producteurs, abolir la propriété privée et construire des fédérations coopératives unissant ateliers, banques et communes dans une économie horizontale. La révolution devient un processus continu où les travailleurs, en s’émancipant par la pratique, rendent peu à peu le capitalisme obsolète. Ce projet proudhonien repose sur l’idée que la liberté se construit par l’autonomie dans des institutions d’association libre.
La tradition marxiste-léniniste aborde la question sous un autre angle. La domination découle d’un rapport social structuré par le salariat et par la séparation entre travail et moyens de production. Dans cette perspective, l’émancipation exige une organisation avant-gardiste capable de diriger la lutte, de conquérir le pouvoir d’État et de transformer la propriété en socialisant les moyens de production. La libération passe alors par la centralisation du combat et par, en premier lieu, la construction d’une force politique unifiée et disciplinée.
Ces deux chemins, pourtant opposés dans leur méthode, produisent une même conséquence, l’hétéronomie du travail, c’est-à-dire le fait de ne pas décider collectivement du contenu du travail. Dans les coopératives, l’organisation ne libère pas du marché mais elle organise la survie dans ses règles. L’autogestion devient la gestion du manque ou l’administration collective de la dépendance. Dans les partis, la discipline et la stratégie placent la décision en dehors de l’activité réelle des travailleurs. L’action politique se détache du travail concret et le militantisme devient une fonction abstraite. On milite le soir ou le samedi après-midi, loin du lieu de production, et les questions politiques se posent en dehors du travail plutôt qu’au cœur de l’activité où elles prennent pourtant naissance. Dans ces deux modèles, la puissance du travail reste séparée des travailleurs, encadrée par une structure qui la dépasse. Cette séparation explique en grande partie l’épuisement du militantisme contemporain. Les partis peinent à mobiliser parce qu’ils imposent une forme d’engagement détachée de la vie productive. Les coopératives, quant à elles, peinent à transformer le réel dès qu’elles doivent concilier leurs idéaux avec les contraintes économiques du milieu dans lequel elles évoluent. Dans les deux cas, l’activité militante se superpose au travail sans le transformer.
Les contradictions du capitalisme sous sa forme néolibérale produisent aujourd’hui une quête diffuse de puissance chez les jeunes générations. Beaucoup cherchent à reprendre la main sur leur travail à travers des formes associatives, culturelles ou entrepreneuriales. L’engagement associatif donne l’impression de créer du sens et l’entrepreneuriat celle de maîtriser sa production. Ces deux voies traduisent une même tentative de réappropriation de la puissance d’agir, elles restent malheureusement souvent piégées dans la logique du marché et de la survie individuelle. Elles reproduisent sous une forme plus souple la séparation entre travail et décision, entre une autonomie rêvée et une dépendance réelle. Rompre avec cette double impasse suppose de repolitiser la production elle-même. L’émancipation naît d’une institution du travail capable de décider collectivement du sens et de la valeur de ce qui est produit, loin autant de la logique du marché que de celle du parti et de l’État. Une telle organisation unirait la pratique proudhonienne de l’association et la visée marxienne de la socialisation pour faire du travail lui-même un lieu de pouvoir collectif.
1.2. L’hétéronomie comme condition générale du capitalisme
L’hétéronomie constitue le principe même du capitalisme. Le travail y passe par une série de médiations juridiques, économiques et institutionnelles qui transforment progressivement le travailleur en étranger à sa propre puissance d’agir. Le travailleur produit selon des besoins qui ne sont pas les siens et hors de toute décision collective, il produit pour une valeur qui lui échappe. Le résultat de son activité relève d’une logique extérieure, celle du profit, du marché, du contrat. Cette séparation entre l’activité et sa finalité constitue l’essence du capitalisme. Elle dépasse la seule propriété privée et englobe tout ce qui organise la dépendance du producteur, y compris dans les formes d’organisation qui se présentent comme alternatives.
Dans les entreprises privées, cette hétéronomie prend la forme de l’exploitation salariale. Le travailleur vend sa force de travail et son activité est absorbée dans une machine dont il ne contrôle ni la direction ni le rythme. Dans les structures coopératives, elle subsiste tout de même sous une forme plus subtile. Même lorsque les travailleurs détiennent collectivement l’outil de production, ils restent soumis à la nécessité de vendre, de concurrencer, de s’adapter aux lois du marché non choisies collectivement évidemment. La coopérative devient alors un espace d’autonomie relative inséré dans une économie de contrainte qui reproduit la subordination sous d’autres formes (quand même plus progressistes on ne va pas se mentir). Le capitalisme parvient ainsi à se reproduire non seulement par la domination mais aussi par la participation. Il invite chacun à se croire libre, à se penser responsable et à devenir entrepreneur de soi. Cette injonction à l’autonomie fabrique des individus épuisés mais persuadés de choisir. Elle transforme la liberté en fardeau et la coopération en gestion collective de la pénurie. L’hétéronomie moderne ne passe plus seulement par l’usine ou l’État mais s’infiltre dans les associations, les collectifs, les coopératives, partout où la survie économique impose ses lois.
Ce qui rend le capitalisme si résistant, c’est qu’il a déplacé la domination du dehors vers le dedans. Il ne contraint plus directement mais il oriente les subjectivités. Les travailleurs se pensent autonomes alors qu’ils reproduisent, dans des formes nouvelles, les mêmes rapports de dépendance. Le cadre, l’auto-entrepreneur, le directeur coopératif partagent une même condition, celle d’une responsabilité sans pouvoir. Chacun doit répondre de la viabilité économique de son activité sans disposer des moyens collectifs de la garantir. La responsabilité individuelle remplace la souveraineté collective et la peur du risque remplace la délibération sur la valeur.
Cette situation généralise une forme de servitude volontaire. Le travailleur se soumet à des contraintes qu’il a lui-même intériorisées en plus d’être convaincu qu’il agit librement. L’hétéronomie devient une vision du monde. Même les espaces d’expérimentation sociale, souvent nés du refus du capitalisme, finissent absorbés par cette logique. Ils deviennent des laboratoires de l’adaptation permanente, où l’on apprend à concilier ses valeurs et sa survie.
Comprendre cette dimension structurelle de l’hétéronomie revient à affirmer que la souveraineté du travail exige bien plus qu’une réforme de la propriété ou qu’un changement d’organisation isolé. Elle suppose une transformation collective de la manière dont le travail se décide et se construit. Elle exige la création d’institutions capables de garantir collectivement la puissance d’agir du travail, d’assurer son indépendance à l’égard du marché et de l’État, et de transformer la production en espace de décision commune. Tant que cette base institutionnelle fait défaut, les formes d’autonomie demeurent suspendues, condamnées à tourner dans le vide de la survie économique.
2. Subvertir les initiatives locales : vers des institutions de classe
2.1. Partir du concret : AMAP, AMEP, coopératives, associations
Les initiatives locales, qu’elles prennent la forme de coopératives, d’associations ou de collectifs, sont aujourd’hui les espaces où s’expérimente un début de reprise du pouvoir sur la production. Dans l’énergie, l’alimentation, le logement ou la culture, des personnes tentent de recréer des circuits courts entre celles et ceux qui produisent et celles et ceux qui utilisent, en refusant la dépendance aux grands groupes et aux institutions d’État. Ces expériences naissent souvent d’une volonté sincère de redonner du sens au travail et de retisser des liens directs entre activité et utilité sociale. Elles expriment souvent un besoin de reprendre prise sur le réel, de retrouver dans la production un espace d’autonomie et de solidarité.
Pourtant, cette autonomie reste fragile. Ces structures demeurent encadrées par le droit commercial, dépendantes des financements publics, des appels à projets et des dynamiques concurrentielles. Leur survie économique impose des compromis permanents qui les maintiennent dans une position d’entre-deux, ni pleinement marchande, ni véritablement socialisée. L’idéal d’autogestion se heurte à la réalité de la dépendance matérielle, et la promesse d’émancipation s’épuise dans la gestion quotidienne des contraintes.
Dans le champ de l’énergie par exemple, les coopératives locales, les sociétés citoyennes ou les AMEP incarnent cette tension. Elles naissent du refus des logiques spéculatives et de la volonté de reprendre collectivement le contrôle de la production. Pourtant, elles doivent fonctionner dans le marché libéralisé de l’électricité, c’est-à-dire répondre à des appels d’offres, équilibrer leurs comptes, ou encore assumer des responsabilités juridiques individuelles. Leurs dirigeants se retrouvent dans la position paradoxale de devoir incarner une alternative tout en reproduisant la logique qu’ils cherchaient à dépasser. L’hétéronomie se transforme mais ne disparaît pas.
Dans l’alimentation, autre exemple, les AMAP, les circuits courts et les coopératives de consommateurs suivent une trajectoire similaire. Ils remettent en cause la logique marchande en cherchant à établir une relation directe entre producteurs et mangeurs. Pourtant, cette relation repose encore sur le pouvoir d’achat et sur le volontariat. Les producteurs doivent rester compétitifs, les consommateurs doivent pouvoir payer, et l’équilibre économique limite la portée sociale du projet. Ce qui se voulait un espace de solidarité devient souvent un marché parallèle réservé à ceux qui peuvent se l’offrir.
Dans ces initiatives, on retrouve la force d’un imaginaire proudhonien, celui de la fédération d’unités autonomes et de la transformation progressive du système par la pratique concrète. Mais sans socialisation du financement, cette autonomie reste suspendue et un peu inutile au final. La mutualisation y prend la forme d’un effort moral (qui plus est fatiguant) plutôt que d’un droit. L’entraide repose sur la bonne volonté, pas sur une institution collective capable de garantir la continuité de l’activité. Les structures locales deviennent alors des refuges précaires au sein du capitalisme, plus soutenables sur le plan symbolique que matériel. Pourtant, ces expériences contiennent aussi les germes d’un autre horizon si on veut bien le voir. Elles montrent que la coopération n’est pas seulement un idéal mais une pratique possible, et que la gestion collective peut exister dans la production elle-même et pas seulement à l’extérieur. Elles révèlent une soif de décision directe, un besoin de lier travail, territoire et communauté. Ce potentiel reste latent tant qu’il ne s’adosse pas à une institution commune de financement et de redistribution. C’est précisément dans cette articulation entre pratiques locales et pouvoir collectif que se joue la possibilité d’une transformation durable.
Les initiatives locales ne sont donc ni à idéaliser ni à rejeter. Elles constituent un point de départ, une sorte de terrain de formation politique et d’expérimentation concrète. Pour qu’elles deviennent des leviers de socialisation, il faut qu’elles cessent d’être isolées et qu’elles s’inscrivent dans une stratégie de classe. Le passage de la survie à la souveraineté suppose la création d’outils capables d’unifier les efforts dispersés, de garantir la pérennité économique et de libérer le travail de la dépendance au marché et à l’État. C’est à cette condition que les initiatives locales pourront se transformer en institutions collectives de pouvoir, véritables cellules de la future sécurité sociale de la production.
2.2. Le rôle du syndicalisme de lutte et de l’éducation populaire
Subvertir les initiatives locales demande d’y introduire une dimension de lutte et de pouvoir collectif. Les coopératives, les associations, les collectifs citoyens, les structures publiques ou privées sont aujourd’hui des laboratoires d’une réappropriation partielle du travail. On y retrouve à la fois une volonté d’autonomie, une pratique de la délibération et une attention au sens du geste productif (un bon début). Pourtant, sans ancrage dans un rapport de force, ils se contentent souvent d’aménager la dépendance plutôt que de la renverser. Le syndicalisme de lutte joue ici un rôle central. Il permet de relier des expériences dispersées en leur donnant une cohérence politique et de les inscrire dans une dynamique collective. Dans les associations, il ouvre par exemple la discussion sur la précarité, le financement, la charge militante et la hiérarchie souvent cachée entre salariés et bénévoles. Dans la fonction publique, il relie la question du service rendu à celle du pouvoir d’agir sur les moyens et sur l’organisation, sur le sens même du travail. Dans le privé, il oppose à la logique du rendement celle de la maîtrise du processus de production par celles et ceux qui le réalisent. Partout, il donne corps à la parole des travailleurs en transformant la plainte en revendication et la revendication en projet d’organisation.
Les secteurs déjà en avance sur le plan démocratique, comme les coopératives et les associations, portent une responsabilité particulière dans cette évolution. Ils disposent d’une expérience collective de décision, d’une culture de l’horizontalité et d’un rapport au travail moins hiérarchique. Ces atouts les placent potentiellement en position de moteur dans les luttes de leur secteur, à condition de s’inscrire dans une conscience plus large de lutte de classe. Leur rôle politique consiste alors à dépasser la simple alternative morale pour assumer une fonction d’entraînement, de transmission et d’organisation. Leur démocratie interne n’a de sens que si elle s’élargit au-delà de leur structure pour se transformer en pouvoir collectif sur les conditions générales du travail.
Cette transformation passe aussi par un usage combatif de l’éducation populaire. Trop souvent, celle-ci se limite à des espaces de parole détachés de la pratique, à des conférences gesticulés, des ateliers ou des formations qui reproduisent le confort intellectuel des milieux déjà habitués. Une telle approche finit par dépolitiser le savoir au lieu de l’armer. La véritable éducation populaire ne sépare jamais théorie et action. Elle s’ancre dans les conflits, elle accompagne les luttes et elle éclaire aussi les rapports de domination au moment où ils se vivent. Elle sert à comprendre pour mieux agir et à agir pour mieux comprendre. Elle n’est pas un substitut à la lutte, mais bien son prolongement conscient.
L’union du syndicalisme de lutte et de l’éducation populaire n’a de sens que dans cette articulation vivante entre pratique et théorie. Ensemble, ils peuvent transformer les structures existantes en lieux d’organisation du pouvoir. Dans les associations, les services publics, les entreprises ou les coopératives, cette alliance redonne une orientation politique au travail. Elle relie les revendications immédiates à la construction de nouveaux droits collectifs, elle donne à la réflexion un ancrage matériel et à la lutte un horizon global.
Les espaces les plus démocratiques doivent assumer ce rôle de moteur. Ils ne sont pas des refuges pour gentils gauchistes mais des terrains d’expérimentation politique. Leur fonction est d’ouvrir la voie, d’articuler la démocratie interne à la lutte externe, et de montrer que la transformation sociale ne vient ni du marché ni de l’État, mais de l’auto-organisation consciente des travailleurs. En conjuguant la pratique syndicale et la formation populaire, ils peuvent réconcilier ce que le capitalisme a séparé : le travail, la pensée et le pouvoir.
3. Construire les caisses : la Sécurité sociale comme horizon du pouvoir
3.1. Les caisses comme instruments de socialisation
La création de caisses locales suppose de renouer le lien entre éducation politique, lutte syndicale et pouvoir sur la production. Une caisse naît forcément d’un rapport de force construit dans la durée et l’éducation politique en est la première étape. Elle aide les travailleurs à comprendre la valeur qu’ils produisent, à relier leurs conditions de travail à la structure du système économique et à reconnaître leur capacité collective à en décider ce qui est primordiale. Cette formation se fait dans les moments où la parole retrouve sa dimension politique, c’est-à-dire les luttes.
Le syndicalisme de lutte constitue à mon sens le cadre le plus adapté à cette démarche. Il relie déjà une partie des travailleurs d’un même secteur et connaît leurs réalités. Pourtant, enfermé depuis trop longtemps dans la défense, il intervient souvent après les décisions plutôt qu’à leur source. Son discours reste centré sur la protection et la réparation, rarement sur la production elle-même. Ce déséquilibre le rend moins audible pour une génération qui cherche du sens dans son travail et non seulement une simple amélioration de ses conditions de travail. Pour retrouver sa force, le syndicalisme doit redevenir un lieu de construction capable de proposer des institutions et non de seulement préserver des droits.
Les caisses offrent donc un terrain concret à cette reconstruction. Dans chaque secteur, les syndicats peuvent identifier les besoins communs : financement des outils collectifs, garantie de revenu, formation, équipement, continuité du travail utile. En réunissant des cotisations locales, les travailleurs peuvent créer un fonds commun administré démocratiquement. Ce fonds finance les activités collectives du secteur sans dépendre du marché ni de la subvention. La cotisation devient concrètement un acte politique dans le sens où elle exprime la décision de prendre en main le financement de la production, ce qui est beaucoup plus attirant que la simple défense des droits déjà conquis.
Les secteurs disposant déjà d’une base collective sont les plus propices à cette expérience. Dans l’énergie, la santé, l’éducation, par exemple les travailleurs partagent une utilité sociale reconnue et une culture de coopération. Les syndicats peuvent y jouer un rôle de coordination, en fédérant les acteurs autour d’une logique de cotisation et de gestion commune. Une fois la caisse constituée, elle devient un outil de continuité du travail collectif et un espace de délibération sur la valeur produite. Chaque caisse doit impérativement être gouvernée localement par les travailleurs concernés, en lien avec leurs organisations syndicales et les assemblées de secteur si elles existent. Elle peut recevoir des cotisations, des contributions croisées ou des excédents issus d’activités collectives. Les règles de redistribution sont fixées démocratiquement en fonction des besoins identifiés. Ce fonctionnement fait de la caisse une institution vivante à la fois outil de financement, école de la démocratie et prolongement de la lutte. L’éducation populaire doit accompagner ce processus en donnant sens à la cotisation et en renforçant la compréhension collective des enjeux à la fois globaux et sectoriels. Elle ne se limite pas à la transmission d’idées mais s’ancre dans la pratique par exemple par des lectures partagées des comptes ou la définition des priorités d’investissement sur des projets. Elle forme à la fois des producteurs, des gestionnaires et des citoyens capables de décider ensemble, ce qui n’est pas acquis ou spontané, c’est vraiment un apprentissage long et pas facile. Créer des caisses locales syndicales c’est redonner au syndicalisme une dimension offensive capable d’organiser et de planifier la production. C’est replacer la formation politique au cœur de la production et non dans un espace détaché du réel, souvent propice aux universitaires. À travers ces institutions, la lutte devient organisation et non pas une simple réponse à des attaques.
3.2. De la mutualisation à la socialisation par le syndicalisme
La mutualisation repose sur la mise en commun des moyens entre membres d’un même collectif. Elle répartit les risques, garantit la continuité d’un service et soutient les activités locales. Cette logique reste cependant limitée tant qu’elle dépend de l’équilibre entre ses participants. Elle protège sans transformer. La socialisation prolonge cette dynamique en organisant la solidarité à une échelle plus large et en donnant à la cotisation une portée politique. Elle ne finance plus seulement un groupe mais bien la société du travail dans son ensemble.
Ce passage de la mutualisation à la socialisation correspond à un changement d’échelle et de nature. Dans la mutualisation, chacun contribue pour assurer la sécurité de son groupe ou de son territoire. Dans la socialisation, chacun cotise selon sa capacité et reçoit selon son besoin. Le financement devient un droit, la continuité de l’activité un bien commun. La valeur produite ne circule plus dans des réseaux restreints mais à travers un système collectif, administré par celles et ceux qui travaillent. Les caisses locales sont les points d’ancrage de cette construction. Elles permettent d’expérimenter la gestion démocratique de la valeur, de planifier le travail utile et d’assurer la stabilité économique de leurs secteurs. Pour qu’elles s’élèvent au rang d’institutions sociales, elles doivent s’articuler entre elles selon des règles universelles. C’est le rôle du syndicalisme de garantir cette articulation. Son fonctionnement fédéral offre déjà une structure capable d’unir les caisses locales, d’uniformiser les taux de cotisation, de définir les salaires de référence et d’assurer la redistribution entre secteurs.
Le syndicalisme de lutte peut ainsi redevenir un organe de planification démocratique. Il relie les secteurs, harmonise les règles et veille à la continuité du système. Chaque caisse garde la maîtrise de ses moyens d’action, mais l’ensemble repose sur des décisions communes adoptées au sein des fédérations. Ce maillage empêche les inégalités entre métiers et maintient l’universalité des droits. Ce passage de la mutualisation à la socialisation redonne finalement au syndicalisme son rôle fondateur et révolutionnaire qui est à la fois d’organiser le travail collectif, de garantir le salaire socialisé et de planifier l’activité selon l’utilité sociale. Il transforme la solidarité en pouvoir institutionnel. Là où la mutualisation se contente d’assurer, la socialisation décide. Elle devient la forme politique de l’économie démocratique, celle d’un monde où la valeur, le salaire et les moyens de production sont gérés par celles et ceux qui travaillent selon des règles communes et fédérées.
Conclusion
Construire des sécurités sociales sectorielles relève d’une démarche parfaitement réaliste. Marx et Engels le rappellent : le communisme ne correspond pas à un idéal extérieur à atteindre, il exprime le mouvement réel qui transforme l’état actuel des choses. Cette tâche peut commencer dès aujourd’hui, à condition de faire évoluer le syndicalisme au-delà d’un projet strictement réformiste et défensif. Un syndicalisme qui se contente de répondre aux réformes, de protéger des droits existants ou de gérer les dégâts de l’ordre établi reste enfermé dans la logique du capital. Sa puissance renaît lorsqu’il redevient un outil d’organisation du travail collectif. Cela implique de bâtir des solidarités concrètes sur le terrain, dans chaque secteur, à partir du réel de la production et des relations entre les travailleurs.
Cette reconstruction demande des objectifs clairs. La socialisation du travail doit se construire secteur par secteur, en reconnaissant les institutions déjà existantes et spécifiques et en les transformant. Les associations, les coopératives, les mutuelles, les régies publiques ou les services sociaux forment autant de points d’appui. Le syndicalisme peut y semer les bases d’une organisation du travail indépendante du marché fondée sur la cotisation et la décision collective à condition comme toujours d’en prendre conscience. À ce titre, l’éducation populaire joue un rôle essentiel dans ce processus. Elle permet de créer des espaces de réflexion partagée, de redonner du sens au travail et de faire émerger une compréhension commune de la valeur produite. Elle aide à transformer les pratiques quotidiennes en conscience politique. Cette éducation ne se sépare pas de l’action, elle se tisse dans le travail avec les collègues, dans les réunions et dans les expériences locales. Elle prépare les travailleurs à penser et à décider ensemble.
Ce travail demande de la patience. L’urgence écologique et sociale imposée pousse souvent vers des solutions rapides, vers la conquête de l’État ou vers le réformisme de circonstance. Ces voies donnent l’illusion de l’efficacité mais elles laissent intacte la séparation entre production et pouvoir. La construction des institutions du travail, lente et exigeante, offre une perspective plus durable. Elle demande du temps, de la continuité et une volonté collective enracinée dans les pratiques. Chacun a une responsabilité dans cette construction. Chaque secteur peut avancer à son rythme selon ses forces et ses réalités, mais dans une direction commune. La Sécurité sociale est une œuvre collective, c’est la construction patiente du communisme par celles et ceux qui, chaque jour, transforme le travail.



