Figures du communisme… ou de l’anticapitalisme ?

20/07/2021     XAVIER MORIN

    Figures du communisme… ou de l’anticapitalisme ?
    Notes de lecture sur « Figures du communisme » de F. Lordon.

    F. Lordon est un compagnon de route, un lecteur critique et bienveillant de nos propositions. Nous observons ces derniers temps un rapprochement de plus en plus serré. Toutes ses interventions publiques posent la « solution Friot » comme la plus crédible. Et c’est encore le cas dans son dernier ouvrage, « Figures du communisme », publié aux éditions de La Fabrique. Nous proposons ici quelques remarques tout aussi critiques et bienveillantes sur les concepts de « communisme », de « financement » et de « salaire » tels que l’auteur les accommode.

    1 / Communisme :

    Dès la page de couverture, le mot est prononcé : « communisme ». Une telle audace revient de loin ! Mais il est vrai que le temps de la guerre froide se fait de plus en plus lointain et qu’entre-temps le capitalisme a pris du plomb dans l’aile. Du reste, le mot peut susciter l’enthousiasme quand il est présenté sous la forme de la sécurité sociale, institution plus attrayante que le goulag. Encore faut-il en dévoiler toute la portée à travers les outils, les mécanismes et les institutions que met en oeuvre ce « communisme » : la cotisation, la subvention et le salaire à vie. C’est alors que nous parlons de « bulles de communisme », qui plus est de très grosses bulles, des bulles macroéconomiques. Mais peut-on vraiment parler de « communisme » ? La question est ouverte. Le cycle cotisation-subvention révèle sans aucun doute une tendance vers le communisme, un mouvement historique en ce sens, mais il opère à l’intérieur du mode de production capitaliste. La preuve en est que la cotisation provient d’une création monétaire par crédit, par voie directe ou indirecte. Elle instaure un détour imprévu du flux monétaire conventionnel, sous formes de subventions et de salaires à vie, et rejoint derechef le cycle crédit-profit : ce détour ainsi effectué, subventions et salaires à vie alimenteront le capital.

    Il faudrait donc parler d’anticapitalisme, de « bulles anticapitalistes ». La nuance est d’importance car elle signale le caractère endogène du phénomène, caractère souligné par l’auteur page 115 : « … Friot veut planter son innovation dans le capitalisme pour l’y faire prospérer. En pariant que son dynamisme évolutionnaire sera soutenu par ses bonnes propriétés politiques. Et finira par gagner tout le terrain. Soit, formellement, le même argument – et la même erreur stratégique – que le dernier municipalisme de Bookchin … ». Et un peu plus loin, page 117 : « … rien de tout ça n’arrivera… c’est en passant par le dehors qu’il faudra renverser tout le dedans (1) – à l’intérieur duquel, en fait, il y a trop peu de possible. » C’est un fait martelé par F. Lordon, le Capital ne veut plus rien négocier. Il n’en a plus besoin, son pouvoir est total.

    Mais allons un peu plus loin sur ce dernier point en montrant que la cause de cette situation se trouve certainement dans la baisse tendancielle du taux de profit (2). Voilà quelques décennies que la bourgeoisie lutte à mort contre cette loi implacable. Et comment procède-t-elle ? Par les 2 seuls moyens à sa disposition : l’accentuation de l’impérialisme et l’augmentation du taux d’exploitation. Disons tout de suite que ces moyens doivent tôt ou tard rencontrer une limite, mais à quelle échéance ? Le phénomène est théoriquement mesurable et modélisable. L’économiste A. Vatan (3) en propose une première approche des plus convaincantes : la limite semble toute proche, d’où l’hystérie ambiante et le retour glaçant de l’autoritarisme. Il n’y a donc pas que le seul « mur écologique », il y a aussi celui du capital lui-même, de son évolution organique, de la socialisation de la production qu’il opère malgré lui, et ce à grande échelle : le marché mondial. Voilà qui explique les raisons profondes du refus de négocier : ce n’est pas un refus, c’est une impossibilité.

    En conséquence, l’espace se resserre pour l’anticapitalisme, tant pour ses discours que pour ses actes. Car l’anticapitalisme fait partie du capitalisme. La bourgeoisie le tolère pour jouer la comédie démocratique. C’est ainsi qu’elle absorbe une large part de la contestation. Mais l’Histoire suit son cours, l’infrastructure évolue, ce qui fut toléré ne l’est plus.

    2 / Circulez ! Y’a rien à financer !

    Mais projetons-nous par la pensée dans le monde du salaire à vie institué, sans doute institué de manière exogène, « par le dehors » si nous suivons l’auteur. Sa description est fidèle aux thèses de B. Friot, notamment ce qui concerne les « caisses économiques » (page 140) : leur caractère pluriel – de très nombreuses caisses sur tout le territoire – ainsi que leur caractère démocratique. Nous sommes cependant très surpris de lire les mots « investissement » et « financement » car dans ce monde-là, où seul le travail produit de la valeur, il n’y a rien à financer : tous les salaires étant déjà versés (par les caisses de salaires), ne reste plus qu’à orienter et organiser la division du travail. Les seules caisses dont nous avons besoin sont les caisses de salaires. L’idée d’instituer des « caisses économiques » (ou « d’investissements ») est une idée aliénée, une idée qui se réfère encore au capitalisme. Tous ces « investissements » ou « financements » ne sont que du travail, et du travail déjà payé. Le monde du salaire à vie institué est donc un monde sans financement, sans cotisation non plus. Sans subvention. Nous en trouvons ici confirmation, tous ces mots relèvent de l’anti-capitalisme, et non du communisme. Ils disparaissent avec le communisme (4).

    Il faut cependant souligner que F. Lordon donne toute son importance à l’épineuse question de la division du travail. Il y voit un enjeu politique de toute première grandeur, et il a raison. Dès lors, les « caisses économiques » n’étant d’aucune utilité, nous les remplacerons par des assemblées ou comités qui organiseront cette nécessaire division du travail. Mais ces assemblées ou comités ne seront pas des caisses, aucun flux monétaire n’y entrera ni n’en sortira. Aucune cotisation. Aucune subvention. Pas la moindre unité monétaire. La monnaie n’a besoin de circuler que des caisses de salaires vers les salarié.e.s, de ces mêmes salarié.e.s vers les lieux de vente finale de la production à prix, et de ces lieux vers les caisses de salaire, pour destruction. Il s’agira donc d’une simple monnaie de répartition. Les travaux du groupe thématique occupé de ces questions en proposent un modèle précis, notamment pour ce qui concerne le calcul des prix de la production à vendre (5).

    3 / La « garantie économique générale » :

    F. Lordon propose de remplacer « salaire à vie » par « garantie économique générale ». Il s’en explique page 122 : « … dans salaire à vie on entend surtout salaire… c’est-à-dire capitalisme. Alors que l’intention de Friot est radicalement anticapitaliste puisqu’elle vise à libérer de la servitude capitaliste sous l’emploi : c’est-à-dire sous l’obligation d’aller vendre sa force de travail. » Cette critique rejoint celle des courants marxistes pour qui le salariat est une institution capitaliste, ce qu’il fut effectivement au 19ème siècle. Nos thèses partagent cette analyse mais affirment que la classe ouvrière a subverti – ou commencé à subvertir – le salariat durant le 20ème siècle : institution du contrat de travail (qui rend visible le travail et contraint le capitaliste aux responsabilités de l’employeur), conventions collectives, salaire à la qualification du poste puis de la personne (salaire à vie), code du travail, mise en place du cycle cotisation-subvention, etc. De ce fait nous affirmons que le salariat est désormais anticapitaliste, sinon communiste. La preuve en est que le Capital se charge lui-même de le supprimer : il nous ubérise, nous enjoint au « statut » de travailleur indépendant, sous-traite en cascades et choisit le code du commerce contre celui du travail, car il nie le travail. Or le mot « salaire » est le seul qui se rapporte exclusivement au travail. Les autres mots disponibles sont bien trop flous : « revenu », « rétribution », « émolument », « rémunération ». A travers le mot « salaire », nous exigeons la reconnaissance de notre travail, c’est-à-dire de notre contribution à la production de valeur. Cette lutte vient de loin, et elle a porté ses fruits. Au point de construire une formation macrosociale : le Salariat. Mais c’est ici que l’objection de F. Lordon refait surface : s’agit-il d’une subversion ou d’un commencement de subversion… qui ne peut pas aller plus loin ? Il est vrai que le phénomène est endogène, intégralement produit à l’intérieur du mode de production capitaliste…

    L’auteur propose donc la « garantie économique générale », expression aux allures défensives (« garantie ») et sans aucun rapport avec le travail. Il y a là un côté service après-vente, ou contrat d’assurance, mais la formule évoque surtout l’ennemi du salaire à vie : le revenu universel (ou revenu « de base », « de subsistance », etc). En effet, la notion de « garantie » donne le sentiment que d’autres sources de revenu demeurent possibles, ce que le salaire à vie interdit formellement puisqu’il distribue la totalité de la valeur produite. Il est donc préférable de choisir une formulation à travers laquelle c’est le travail qui est l’objet de ce flux monétaire. Certes, l’expression « salaire à vie » n’est pas pleinement satisfaisante, mais elle porte en elle la notion de « travail » et rencontre un certain succès dans la « gauche de gauche ». C’est en quelque sorte un mot de passe pour « salaire à la qualification personnelle », expression plus adéquate mais bien trop technique. Il faut préciser qu’il s’agit du statut de producteur.trice communiste, lequel ouvre le droit politique au salaire ainsi que celui de codécision dans les institutions du travail. Voilà donc tout le contenu qu’il faudrait concentrer dans une simple expression…

    Xavier Morin

    (1) Mais quel est ce « dehors » ? F. Lordon évoque sans doute la question du communisme-dans-un-seul-pays et l’ensemble des problèmes qui en découlent, non seulement politiques, mais surtout économiques et stratégiques, notamment en termes de division du travail. Ceci dit, cela ne change rien au fait que le communisme émerge nécessairement du capitalisme. Il le fait ici et ailleurs, sous différentes formes, en fonction du possible.

    (2) Cette tendance est encore discutée car des contre-tendances secondaires sont également à l’oeuvre.

    (3) Dans « Pourquoi Marx a raison », série d’entretiens audiovisuels avec A. Monville, l’économiste A. Vatan présente la baisse tendancielle du taux de profit durant le 20ème siècle (avec chiffres et graphiques).

    https://www.youtube.com/watch?v=S52HyjAqDWg

    (4) La cotisation et la subvention demeurent des outils à promouvoir en tant qu’expériences macroéconomiques et progressions de l’anticapitalisme, mais ce ne sont pas des outils communistes. Par contre, le salaire à vie et la copropriété d’usage des moyens de production sont pleinement communistes.

    (5) La publication de ces travaux est en cours.