Réaffirmer la sécurité sociale des soins

12/11/2020     BERNARD FRIOT , REVUE PRATIQUES

    Réaffirmer la sécurité sociale des soins

    Reprenons les trois chemins du modèle alternatif de production de la Sécurité sociale — gestion par les travailleurs-citoyens, financement de l’investissement par la subvention, conventionnement des professionnels en salaire à vie — afin de l’actualiser et le généraliser à toutes les productions

    Parmi les raisons de la détérioration de la production des soins (1) au cours des quarante dernières années, je voudrais insister sur la détermination du pouvoir à combattre le modèle alternatif de production qu’elle représentait lors de son essor des années 1950 aux années 1970, et donc sur la nécessité, si nous voulons la sortir de l’impasse dans laquelle l’enfonce le pouvoir, d’actualiser ce modèle et de le généraliser à toutes les productions. Il faut commencer par justifier le terme de « production de soins ». Car ce n’est pas un des moindres atouts de la bourgeoisie capitaliste que d’avoir convaincu que la production de soins est en réalité… une dépense ! Les soignant·e·s sont des producteurs, c’est une évidence qui a été encore largement vécue pendant le confinement. Mais elles et ils sont posé·e·s, dans le discours public, comme des dépensiers ! La fameuse « dépense de santé » est un terme inventé par les capitalistes pour désigner cette activité qui est productrice de valeur, mais une valeur qui échappe à la mise en valeur de leur capital. Le problème est que ce terme falsificateur est admis par les soignant·e·s, alors qu’on voit mal, par exemple, les salariés de Peugeot dire qu’ils dépensent des automobiles. L’enjeu d’en finir avec la fiction de soignant·e·s « socialement utiles » mais « improductifs » est énorme : si la production de soins n’est pas une production, mais une dépense, on ne peut ni lui donner une place trop grande, sinon ce « coût » va « peser », ni, bien sûr, généraliser la sécurité sociale des soins à toutes les productions

    La mise en place d’une production des soins partiellement libérée du capital (années cinquante à soixante-dix)

    Le régime général d’Assurance maladie connut alors, et c’est le point essentiel, une progression considérable de la cotisation, dans son taux (doublement entre 1945 et la fin des années 1970) et son assiette (salaires totaux et non plus sous plafond, à partir de 1967).

    Cette socialisation massive de la valeur ajoutée des entreprises a permis au régime général, géré jusqu’en 1967 par une majorité de travailleurs élus, de marginaliser au cours de ces décennies les formes alors existantes de production des soins, qu’elles soient capitalistes, marchandes, privées non lucratives, mutualistes ou publiques, au bénéfice de leur production en sécurité sociale.

    Les soins de ville, jusque-là réservés aux patients les plus aisés parce que non remboursés, ont été conventionnés en 1961.

    Les hôpitaux ont connu une mutation spectaculaire à partir de la création des centres hospitaliers universitaires – CHU (1958) et de la transformation progressive des hospices en hôpitaux locaux avec des lits actifs et une maternité dans toute ville de moyenne importance, tandis que les hôpitaux psychiatriques passaient de l’aide sociale à l’Assurance maladie en 1970, tout comme la prise en charge du handicap en 1975.

    Dans un ensemble évidemment contradictoire, marqué en particulier par la perte du pouvoir des élus des travailleurs dans la gestion des caisses en 1967, plusieurs des pratiques de production des soins en sécurité sociale ont alors été particulièrement progressistes : – unicité d’un taux interprofessionnel de cotisation, condition d’une bonne prise en charge des pathologies : a contrario les « menus » des complémentaires de santé en fonction des risques couverts entraînent de grandes inégalités de couverture, et de même la diversité des taux de cotisation aux maladies professionnelles et accidents du travail selon les différences de risques d’une branche à l’autre conduit les employeurs à organiser leur non-déclaration pour éviter une hausse du taux de cotisation ; – usage massif de la subvention de l’investissement hospitalier : le cycle vertueux subvention /cotisation s’est partiellement substitué au cycle mortifère crédit/profit. Nous voyons aujourd’hui les effets destructeurs, dans la pratique des soins hospitaliers, du retour en force de la dépendance au capital avec les partenariats public-privé (PPP) et l’endettement : les soignants sont des endettés ayant vocation à rembourser la dette hospitalière (ou à payer des loyers exorbitants), alors que la subvention les a posés comme des travailleurs ayant vocation à produire des soins ; – convention des soins ambulatoires unique : dans la limite bien sûr du paiement à l’acte, le fait qu’elle assumait la totalité des actes libérait soignants et patients de la soumission au marché tout en maintenant une logique de travail indépendant, libéré de la concurrence par les prix grâce à des prix administrés par négociation de la caisse avec les professionnels ; – statut de fonction publique pour les personnels hospitaliers, ainsi libérés du marché du travail.

    La contre-offensive capitaliste : « la réforme »

    Le fait que 10 % du PIB échappe ainsi notablement au mode capitaliste de production a suscité d’emblée une haine de la classe dirigeante, que le gouvernement soit de gauche ou de droite, appuyée sur l’idéologie frauduleuse de la « dépense de santé ». Les deux outils essentiels de la casse délibérée d’une production qui échappe au capital ont été le gel (puis le recul) du taux de cotisation et l’étatisation du dispositif. Ce double mouvement de longue haleine a trouvé son expression la plus forte en 1996-1997 sous les gouvernements Juppé et Jospin.

    Le plan Juppé de 1996 s’attaque à la cotisation avec la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) – et son financement dans la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) – qui acte le gel du taux de cotisation au régime en créant l’instrument de sa spectaculairement désastreuse gestion par déficit. Et il met l’Assurance maladie sous tutelle étatique : conventions d’objectifs et de gestion et loi de financement de la Sécurité sociale, réduction à néant du rôle des conseils d’administration, création des Agences régionales d’hospitalisation qui deviendront par extension de leurs compétences les Agences régionales de santé (ARS).

    En 1997, Jospin remplace la part dite salariée de la cotisation par une hausse de quatre points de la contribution sociale généralisée (CSG), qui avait été créée par Rocard en 1991 pour remplacer la cotisation dans le financement des allocations familiales. Il lance par ailleurs le débat sur les 35 heures dont les deux lois de 1998 et 2000 marqueront la chute de la part dite patronale des cotisations pour les bas salaires et leur remplacement par une dotation budgétaire. Cela sera le début d’une dérive à grande échelle, puisqu’aujourd’hui, la quasi-totalité des salaires connaît une réduction des cotisations dites patronales.

    Les effets sur la production des soins

    Le recul de la cotisation et l’étatisation de la gestion ont permis deux déplacements décisifs dans la production des soins.

    D’une part, les soignants ont été marginalisés et, en particulier, la maîtrise de leur travail concret a été perdue au bénéfice des protocoles décidés par les gestionnaires au nom de la lutte contre les déficits et du remboursement des prêts.

    D’autre part, les institutions capitalistes sont revenues en force par une dérive du conventionnement. Alors qu’il assurait la solvabilisation des patients d’établissements ne faisant pas appel au marché des capitaux, se fournissant auprès d’entreprises publiques du médicament et embauchant des fonctionnaires, ou d’indépendants respectant les tarifs de la nomenclature conventionnelle, il a, au contraire, été mis au service d’entreprises capitalistes, y compris sous le masque de la mutualité et du non lucratif.

    S’agissant des soins ambulatoires, la création du secteur 2 et le changement dans les conditions d’actionnariat des cabinets ont partiellement restauré la traditionnelle soumission des indépendants au capital. À l’hôpital, les privatisations industrielles engagées à partir de la première cohabitation Mitterrand-Chirac de 1986 ont fait de l’Assurance maladie un formidable marché public pour l’industrie capitaliste, en particulier du médicament et de l’immobilier (s’agissant de la propriété des murs des cliniques privées ou des PPP) comme le fait depuis 1996 la CADES pour les marchés financiers. La promotion de la mutualité, de la Caisse des dépôts et des institutions paritaires de prévoyance, contre un régime général par ailleurs aux ressources de plus en plus fiscales et patronales, a été le cheval de Troie d’un conventionnement croissant du privé lucratif (qui représente aujourd’hui le quart des lits hospitaliers). De ce fait, la part des fonctionnaires dans le personnel hospitalier s’est réduite, d’autant que les hôpitaux publics ont embauché de plus en plus de contractuels.

    Libérer la production de soins

    Les chemins de sortie sont donc clairs, qu’il s’agisse de la gestion, du financement et du conventionnement. Sauf à continuer à faire de l’Assurance maladie la vache à lait du capital, la question du conventionnement est capitale. Le secteur 2 doit être supprimé et ne doivent être conventionnés que des cabinets sans propriétaire capitaliste et des établissements hospitaliers dont le personnel est exclusivement sous statut de fonction publique, qui ne font pas appel pour leur investissement et leur fonctionnement aux prêts bancaires ou au marché des capitaux, qui ne versent aucun dividende, loyer, droit de licence et autres sources de profit à un détenteur de capital, qui se fournissent en médicaments et autres outils de soins auprès d’entreprises non capitalistes. Soit à peu près aucun établissement aujourd’hui : c’est dire combien la question du financement est, elle aussi, capitale. Il y a urgence à augmenter massivement la cotisation au régime général. D’une part, pour permettre la titularisation de tous les contractuels et l’embauche de fonctionnaires. D’autre part, pour que les caisses puissent subventionner l’investissement hospitalier (étant entendu que dans l’immédiat, les hôpitaux doivent être libérés de leurs dettes) et assurer la production des outils du soin et, en premier lieu le médicament, par des entreprises autogérées. Cette hausse passe bien sûr par l’intégration de la CSG et de la CRDS dans la cotisation (avec suppression de la CADES), par la hausse massive interprofessionnelle des salaires et la suppression de toutes les exonérations de cotisations. Mais aussi, et d’abord, par la hausse du taux d’une cotisation ayant changé d’assiette : élément du salaire et donc de la répartition primaire de la valeur ajoutée, c’est en pourcentage de la valeur ajoutée, et selon un taux interprofessionnel unique, que la cotisation doit être calculée.

    La gestion par les travailleurs est le troisième chemin de libération de la production des soins. Évidemment, le régime général d’Assurance maladie, élément socialisé du salaire, doit être à nouveau confié aux seuls travailleurs, qui doivent assurer la gestion des caisses sans l’État ni les employeurs. Les ARS doivent être supprimées et remplacées par des collectifs territoriaux de soignants et d’usagers. Mais on ne saurait trop insister sur la nécessité, pour les soignants, de conquérir la liberté du soin, contre les directions, contre les protocoles, contre les incitations des firmes pharmaceutiques. La lutte contre la pandémie l’a montré avec éclat : les premier·e·s de corvée sont le coeur de la production, pas les premiers de cordée. Épuisé·e·s, confronté·e·s à des choix tragiques, les soignant·e·s sortent aussi de cette épreuve, paradoxalement, heureux·ses, fièr·e·s d’avoir tenu alors que les gestionnaires qui les paralysent et les harcèlent depuis des décennies étaient dans les choux.

    Ce pouvoir sur le travail, il est décisif que les soignant.e.s le conservent et l’étendent. Déjà les cas se multiplient de sanctions et d’intimidations par lesquelles les gestionnaires entendent retrouver leur pouvoir de nuisance, pendant que le directeur de l’AP-HP y ajoute l’incroyable indécence de se raconter avec complaisance comme héros de la lutte contre la pandémie. Établissement par établissement, la bataille pour la maîtrise du travail concret est le nouveau front de l’action, nécessairement collective, pour la libération de la production des soins.

    Mettre en sécurité sociale toutes les productions

    Cela dit, il est illusoire de penser qu’il sera possible d’actualiser les traits émancipateurs de la production de soins mis en place il y a soixante ans s’ils restent cantonnés dans un seul secteur. Les défendre face à une classe dirigeante déterminée à leur disparition suppose que nous les étendions à toute la production. Cette proposition dépasse le cadre de cet article, mais je conclus sur son exposé succinct.

    Le confinement en a fait la démonstration éclatante : les premier·e·s de corvée sont bien trop peu payé·e·s alors que les premiers de cordée le sont bien trop. Pourquoi pas inscrire tous les salaires dans un écart de un à trois, avec un salaire minimum à 1 700 euros net et un salaire maximum de 5 000 euros net ? Cela représenterait une hausse massive des salaires, quand on sait qu’aujourd’hui la moitié des travailleurs gagnent moins de 1 700 euros par mois.

    La proposition est que cette hausse pourrait ne pas aller sur le compte courant des travailleurs, qu’elle soit de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Cette part de la valeur ajoutée allant aux salaires socialisés sous la forme de la sécurité sociale du soin, et de toutes les sécurités sociales à créer en matière de logement, de transports de proximité, d’alimentation, de culture, d’énergie, ne sera possible que si les entreprises ne remboursent pas leurs dettes d’investissement et ne versent pas de dividendes : la part aujourd’hui considérable de la valeur ajoutée qui alimente le coût du capital doit être supprimée, ce qui suppose évidemment une intense bataille politique sur le caractère parasitaire de ce coût et sur la possibilité d’assurer l’investissement de toutes les entreprises par subvention et non par crédit.

    Les caisses de sécurité sociale abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture (mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale). Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Les caisses de sécurité sociale verseront un salaire à la qualification personnelle aux travailleurs des entreprises conventionnées et subventionneront leurs investissements. Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi. Ainsi se créera tout une dynamique de libération de la production d’une logique capitaliste qui nous mène à l’impasse anthropologique, territoriale et écologique.

    Cette bataille politique contre le chantage à l’endettement, et la prise de conscience qu’il est possible et nécessaire, dans toute production (et pas seulement la santé ou l’éducation), de se passer d’actionnaires, suppose que soit engagée, comme nouveau front de l’action collective, la lutte concrète pour la maîtrise de la production par les producteurs, la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante. Le régime général de Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macroéconomique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération, et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes. Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

    Bernard Friot

    (1) La production de soins dont parle ce texte comprend évidemment ses deux dimensions curative et préventive.