La sécurité sociale, un outil pour la transition écologique post-capitaliste

13/10/2020     ROMAIN CASTA

    La sécurité sociale, un outil pour la transition écologique post-capitaliste

    L’humanité a atteint une puissance sur son environnement dont on a du mal à mesurer la portée tant on y est habitué. En quelques dizaines d’années, elle est devenue capable de remodeler l’écosystème de la planète, s’offrant par là même l’opportunité de s’autodétruire en entraînant avec elle une partie du monde vivant. Elle s’est appropriée la quasi-totalité des terres les mettant à son profit, y cultivant quelques dizaines d’espèces sélectionnées et en éliminant des milliers d’autres.
    Toute l’humanité ? Pas vraiment… Au cœur de son action dévastatrice se situe le capitalisme, un régime de pouvoir attribuant aux capitalistes appelés aussi employeurs, actionnaires ou encore propriétaires le pouvoir sur le reste de la population et sur les moyens de productions: terres agricoles, usines... Ceux-ci entravent le reste de la population en décidant qui a un emploi et ce que fera de ses journées de travail l’heureux/se élu·e, ou encore ce qu’il produira et comment il le produira. C’est eux/elles qui imposent la production de biens à la fois inutiles et destructeurs de notre environnement, c’est eux/elles qui nous imposent l’automobile dont l’utilisation est devenu bien souvent indispensable pour obtenir un emploi, mais aussi l’avion, le plastique, le pétrole, le nucléaire, le béton… C’est eux/elles qui mobilisent des ressources colossales pour tuer dans l’œuf toute mesure écologique jusqu’à la plus timide si elle menace leurs profits.

    On voit bien ici l’arnaque de l’expression «anthropocène» faisant reposer sur l’ensemble de l’humanité sans distinction ni d’époque ni de classe sociale, une mise à sac de notre écosystème qui a commencé avec le capitalisme1.
    Si l’humanité exploite la planète c’est bien les capitalistes qui la dirigent. Qui s’approprie les terres ? Qui décide de construire des fermes où on enferme 1000 vaches, des centres commerciaux et des aéroports ? Qui fait traverser la terre entière à des marchandises qu’on pourrait produire à 10km ? Certainement pas l’ouvrière du textile licenciée parce qu’elle ne rapportait pas assez, le travailleur agricole qui aura un cancer à 50 ans à cause des pesticides ou l’ouvrier travaillant 12h00 par jour pour 400€/mois en Chine pour fabriquer des vêtements à usage unique sur commande des multinationales occidentales. Aucun changement écologique d’envergure n’est à attendre en laissant le contrôle aux capitalistes.

    En quelques dizaines d’années le capitalisme a modelé toute une partie de l’économie au service des profits de quelques uns, en imposant des méthodes de production qui nous mènent droit dans le mur. Une transition écologique digne de ce nom nécessitera une refonte complète de ces chaînes de production et une réorientation de secteurs entiers de l’économie. Concernant l’agriculture, cela implique une réforme agraire transformant la majorité des terres qui sont destinées à une culture intensive employant peu de main d’œuvre, grandes cultures céréalières ou grandes fermes d’élevage automatisée, vers des unités de productions de plus petites tailles nécessitant plus de travailleurs/ses. Dans l’aéronautique et l’automobile, cela nécessitera une baisse drastique des anciennes productions pour réorienter notre travail vers de nouvelles productions qui auront un sens dans une société post-capitalisme écologique. Il faudra organiser et recréer à partir de presque rien une industrie textile qui a été presque totalement délocalisée. De même, mettre fin au tout béton cela signifie trouver d’autres solutions pour se transporter et se loger. Le développement du rail nécessitera un développement massif de la SNCF sur d’autres bases que celles que les managers capitalistes lui imposent aujourd’hui. On le voit bien: c’est quasiment l’ensemble des chaînes de productions capitalistes qui seront à reconstruire.

    Faire confiance aux capitalistes pour mener cette transformation, c’est la politique suicidaire qui est menée depuis plusieurs dizaines d’années en matière d’environnement. C’est pour les travailleurs/ses2 et la planète un échec total. De même, en appeler à l’État dont la complicité avec le capitalisme en matière de politique environnementale n’est plus à démontrer, c’est se bercer d’illusions. À titre d’exemple, c’est l’État français qui a orienté le transport en France vers le tout autoroute et la production énergétique vers le nucléaire, et qui a démantelé une grande partie des lignes de chemins de fers avec sa politique du rail privatisant la SNCF et privilégiant le tout TGV.

    Le contrôle de l’économie par les capitalistes repose en grande partie sur leurs capacités d’investissement, c’est eux qui décident ainsi les orientations de la production. Est-ce qu’on doit construire une usine de voitures ou une usine de vélos ? Doit-on importer des produits fabriqués à l’autre bout du monde ou relocaliser la production ? C’est les capitalistes qui le décideront en fonction de leur espoirs de profits tant qu’on les laissera seuls en capacité d’investir. Pour les travailleurs/ses, se donner les moyens d’investir c’est se donner les moyens de remplacer les capitalistes et reprendre le contrôle de la production. Pour cela l’extension de la sécurité sociale à l’investissement nous offre une solution. La sécurité sociale, une institution qui a été gérée de 1946 à 1967 par les travailleurs/ses pour les travailleurs/ses, est dotée d’un budget plus important que le budget de l’État. Elle pourrait aujourd’hui soutenir la transition écologique de l’économie sur des bases alternatives à celles du capitalisme comme elle l’a fait dans les années 1950 en investissant massivement dans la construction des centres hospitaliers universitaires.
    Des caisses d’investissement affiliées à la sécurité sociale, gérées par les travailleurs/ses, et imposées à l’État et aux capitalistes pourraient, à travers une cotisation sociale investissement sans perte de salaire net, mobiliser des centaines de milliards d’euros pour financer la reconversion écologique et anticapitaliste de secteurs entiers de l’économie. Ce financement se ferait sous la condition d’une réappropriation des entreprises par les travailleurs/ses seul·e·s capables de les réorienter vers une production écologiquement soutenable.

    Les caisses d’investissements subventionneraient les transitions écologiques des entreprises à la condition d’une expropriation partielle ou totale de celles-ci. La communauté des travailleurs/ses, à travers la caisse d’investissement, s’en rendrait alors propriétaire. Une fois les capitalistes éjectés de la direction, une part importante du pouvoir de direction serait confiée aux travailleurs/ses de l’entreprise concernée mais aussi à la communauté des travailleurs/ses dans son ensemble (usager·e·s, travailleurs/ses d’autres secteurs...) à travers une caisse d’investissement à rayonnement local qui deviendrait actionnaire majoritaire. Les caisses d’investissement locales seraient constituées en réseau et se rassembleraient dans des conseils plus importants à l’échelle régionale ou nationale pour les grands investissements (rail, énergie, aéronautique…). Cela impliquera une démocratie radicale allant bien plus loin que la démocratie représentative à travers des mandats renouvelables, des assemblées générales de salarié·e·s, une transparence totale des décisions et une révocabilité systématiques des élu·e·s. Cela sera également l’occasion pour les femmes d’imposer la parité systématique dans les représentant·e·s, arrachant ainsi aux hommes la part du pouvoir économique qui leur est confisquée.
    Ce changement de paradigme économique mettrait les travailleurs/ses en situation de responsabilité en arrachant le pouvoir aux capitalistes et à l’État, et on peut faire le pari que cela changerait bien des choses dans les orientations de l’entreprise en matière d’écologie.

    Le cas du secteur aéronautique toulousain, dont les salarié·e·s cherchent actuellement une voie de réorientation face à la folie productiviste imposée par les actionnaires à travers un forum social et environnemental de l'aéronautique, est emblématique de la situation actuelle et de ses impasses. Nombre de salarié·e·s sont conscients de la stratégie suicidaire des capitalistes dirigeant leurs entreprises qui consiste à continuer de développer sans limite l’aviation en produisant de nouveaux avions et en augmentant les capacités aéroportuaires. Pour l’instant, les discours d’opposition des organisations syndicales mobilisées sur le sujet (essentiellement la CGT) en appellent surtout à l’intervention des États français, allemands et espagnols qui représentent à eux trois 26% du capital d’Airbus. Et ce, même s’ils ont démontré leur incompétence et leur incapacité à entamer une transition écologique et sont en grande partie responsables des problèmes qu’on leur demande de résoudre. Un discours se concentrant sur la réappropriation des entreprises du secteur par leurs salarié·e·s aurait pourtant ici tout son sens.
    Dans le même esprit, les caisses d’investissement pourraient dans le secteur agricole participer à une vaste réforme agraire, rachetant des milliers d’hectares de terres monopolisées et polluées aujourd’hui par les grands capitalistes agricoles, pour les rendre disponibles pour les milliers d’agricultrices et d’agriculteurs en recherche de terres pour pratiquer une agriculture sans engrais de synthèse, locale et respectueuse des travailleurs/ses et de l’environnement, c’est-à-dire tout sauf l’agriculture capitaliste orientée vers le profit qui est promue aujourd’hui par les politiques de subventions, politique agricole commune en tête. C’est cette solution qui est proposée par le projet de sécurité sociale de l’alimentation de Réseau Salariat3.

    Dans les secteurs de l’énergie (EDF), des télécommunications (Orange) ou du rail (SNCF), l’État a largement démontré son incapacité et son inconscience de la question écologique en refusant le développement du rail, en orientant la production énergétique vers le tout nucléaire et en développant des réseaux d’antennes-relais pour la téléphonie entraînant ainsi une pollution électro-magnétique dont les conséquences sont aujourd’hui incertaines. Cela s’est réalisé en parallèle à une privatisation systématique de ces secteurs confiant les directions des entreprises aux capitalistes avec le profit pour seul horizon. Ces secteurs stratégiques pourraient également faire l’objet d’une réappropriation de la production par les travailleurs/ses tant l’état et les actionnaires y ont démontrés leurs incompétences.

    Une cotisation investissement de l’ordre de 15% de la masse salariale prise sur les profits du capital permettrait de doter les caisses d’investissement d’un budget de 150 milliards d’euros annuels lui permettant d’investir massivement dans une transition écologique post-capitaliste contrôlée directement par les citoyen·ne·s. Cette cotisation représenterait un peu moins que les 10% de PIB que le profit a gagné sur le travail depuis 1982, mais elle a bien sûr vocation à augmenter jusqu’à grignoter l’ensemble des profits capitalistes, qui étaient de l’ordre de 800 milliards d’euros en 2019. L’objectif ici est bien non-seulement d’éradiquer les dividendes des actionnaires mais aussi de remplacer la partie du profit capitaliste servant à l’investissement, par un investissement sous contrôle des travailleurs/ses. On ne réajuste pas le curseur, on prend le contrôle de la production.

    On rêverait de voir germer demain à Toulouse ne serait-ce que l’idée d’une grève écologique fondée sur le refus de produire des avions, et qui réclame non pas la sauvegarde d’emplois pour continuer à détruire la planète aux ordres des actionnaires, mais des postes majoritaires au conseil d’administration pour les salarié·e·s pour prendre le contrôle des entreprises et mener une transition écologique qui donnerait un autre sens à leur travail.




    Un·e militant·e un peu déprimé·e vous dirait que tout ça c’est bien joli, mais qu’on est absolument pas en capacité de l’imposer aujourd’hui… Alors que faire ?

    Premièrement faire le pari que les choses peuvent changer et s’y préparer. Le moins que l’on puisse dire c’est que les derniers mois nous ont montré que notre époque est largement imprévisible et qu’il s’y tient des mobilisations populaires de plus en plus puissantes et inattendues. Deuxièmement, préparer le terrain avec des idées nouvelles capables de nous sortir de l’impasse du capitalisme. Ce qui implique de sortir de discours écologistes obsolètes qui en appellent tantôt à la responsabilisation des capitalistes tantôt au soutien d’un État aux ordres de ces derniers, pour affirmer les travailleurs/ses comme seul·e·s capables de gérer leurs outils de travail de façon écologiquement soutenable.
    Cela veut dire également libérer les imaginaires politiques pour rendre pensable des solutions alternatives au capitalisme.





    1 - L'anthropocène contre l'histoire, Andreas Malm, La fabriqué éditions, 2017
    2 - Les chômeurs/ses, retraité·e·s, allocataires du RSA et parents sont aussi des travailleurs/ses.
    3 - {.Site.BaseURL}, Dossier Pour une sécurité sociale de l'alimentation