Propriété et rapports sociaux : quelques remarques sur et avec Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, de Benoît Borrits

07/10/2019     STÉPHANE PICHELIN

    Propriété et rapports sociaux : quelques remarques sur et avec Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, de Benoît Borrits

    Propriété et rapports sociaux : quelques remarques sur et avec Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, de Benoît Borrits

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    Première partie : un modèle de « société coopérative »

    Benoît Borrits est assez à la mode ces temps-ci : on le retrouve, auteur d’articles, interviewé ou intervenant pour Attac, pour Bastamag, pour Contretemps (liste non exhaustive) et il a été invité par deux fois par le Réseau salariat, lors d’une Automnale à l’occasion de la sortie de son livre Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs (Éditions La Découverte, 2018), et lors des dernières Estivales. Les raisons de notre intérêt pour ses travaux tiennent notamment à ce qu’il partage avec nous une même perspective pour l’élaboration d’un plan de sortie du capitalisme, celle de s’appuyer sur le « déjà-là » social et économique – majoritairement la Sécurité sociale et la fonction publique de notre côté, les coopératives et le financement des entreprises par l’emprunt pour Borrits. Le modèle qu’il propose dans Au-delà de la propriété a en plus l’avantage apparent de permettre une fixation du prix organique alors même que les mécanismes de fixation du prix dans notre projet sont encore à l’étude (même si des avancées sur cette question semblent avoir été faites par un groupe de camarades, qui les ont présentées lors de ces Estivales, elles demandent à être consolidées). Il est donc normal que nous entrions dans ce dialogue, de la même manière que nous reprenons en partie, avec le projet de Sécurité sociale de l’Alimentation, une idée d’Ingénieurs sans Frontières : partir du déjà-là des forces productives, c’est aussi partir du déjà-là des revendications et aspirations émergentes au sein de la classe productive. Quant aux travaux de Borrits, nous avons beaucoup à en apprendre – et tout particulièrement de ses erreurs.

    J’appellerai le modèle d’organisation sociale qu’il expose dans Au-delà de la propriété, « société coopérative » ou « régime coopératif », même si Borrits même se défend d’être un obsédé des coopératives, mais tout simplement pour lui donner un nom quand j’en parle et qu’il part d’une réflexion fondée sur ce type d’entreprises. On peut tout aussi bien nommer notre projet « société salariale » ou « régime salarial » pour des raisons similaires et dans le même but d’avoir un mot à mettre sur la chose afin de faciliter le discours. Et je vais essayer de montrer en quoi cette « société coopérative » est une fausse bonne idée. Car sans doute elle est très alléchante dans son architecture qui écarte les actionnaires et les dividendes, abolit la propriété financière des unités de production, instaure la démocratie au travail et met fin aux dictatures d’entreprises ; mais cette architecture est donnée hors de toute dynamique des rapports sociaux. Si, au contraire, on réintroduit cette dynamique, le modèle paraît viable, mais affreusement viable et débouchant sur la mise en place d’un capitalisme entièrement renouvelé, un capitalisme non plus des rentiers ni des actionnaires, mais des managers, et qui serait probablement très ardu à combattre. Mais il faudra aussi se demander les motifs qui amènent Borrits – qu’on ne soupçonnera pas d’être un crypto-libéral – à de tels résultats à l’issue d’une réflexion qu’on suppose sérieuse, honnête et sincère. Et cette question est de première importance pour nous car elle engage les outils de déconstruction et reconstruction sociale que nous utilisons et rien ne dit que nous soyons à l’abri de ce genre d’erreurs.

    Système : travail, salaire et plus-value

    Je reviendrai dans la deuxième partie de cet article sur la conception que Borrits paraît se faire du travail, conception qui correspond assez bien à l’escamotage idéal des rapports sociaux que Marx identifie comme fétichisme. Dans l’immédiat, il suffit de noter qu’il ne l’envisage pas autrement que dans le cadre des rapports capitalistes, c’est-à-dire comme une peine essentiellement haïssable et potentiellement satisfaisante. C’est en tout cas ce qu’il ressort de la brève remarque qu’il fait à ce sujet dans Au-delà de la propriété, sous la forme d’une question rhétorique où il demande s’il faut penser que le travail sera « suffisamment désirable en tous temps et en tous lieux » pour qu’il ne soit pas nécessaire « d’obliger les gens à travailler. » (p. 147) Et sa réponse est implicitement négative puisqu’il expose par la suite une organisation sociale où le travail est imposé en pratique à tout le monde tout autant qu’il l’est aujourd’hui à la seule classe prolétaire, par un jeu d’obligations et de récompenses.

    Ce jeu s’exprime dans une rareté de l’argent relative à la performance marchande qui s’incarne elle-même dans la présence de deux ou trois niveaux de revenus. L’hésitation porte sur l’existence ou non d’un revenu universel, d’une allocation de subsistance de bas niveau inférieure au salaire minimum des producteurs.trices intégrés dans une unité de production. Interrogé à ce sujet, Borrits nie la nécessité d’un tel revenu de base dans son modèle et, de fait, il ne fait que l’évoquer comme une possibilité (p. 161). Mais on peut se demander ce qui fera alors office de filet de sécurité pour ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, ne pourront envisager leur activité productrice qu’en dehors des cadres socialement prévus. Pour eux, on peut craindre une misère noire, à moins qu’un organisme étatique ait en charge de vérifier la réalité de leur incapacité pour leur attribuer un salaire socialisé. Dans ce dernier cas, illes rejoindront le premier niveau de revenus dont la présence est certaine dans ce modèle ; un salaire socialisé destiné à permettre aux personnes et aux groupes « jugés peu compétitifs » sur le marché de « vivre dignement » (p. 144). Enfin, pour les personnes et les groupes jugés « compétitifs », le salaire, supérieur au minimum garanti, sera directement tiré de la valorisation de leur production sur le marché et pourrait être variable entre les différents employés de chaque unité de production puisque « les inégalités persisteront au sein d’une même unité de production et ce même si elles seront moindre que dans les sociétés de capitaux. » (p. 165-166 ; le terme « emploi » apparaît à plusieurs reprises dans le livre pour désigner les rapports salariés) Pour être plus précis, Borrits suggère que ces inégalités se feront d’abord entre exécutants et managers puisqu’il étaie son constat sur une comparaison entre les 12 000 euros du directeur de Mondragón en Espagne et les 30 000 euros de celui de Danone en France, entreprise de taille similaire (p. 166, note a). Il est dommage qu’il prenne ici pour comparants les salaires de directeurs d’entreprises de deux pays aux niveaux de prix différents plutôt que de rapporter les salaires des directeurs à ceux des employés. C’est là une singulière négligence méthodologique. Et c’en est une autre de projeter la façon dont les choses se passent aujourd’hui, alors que travailler pour une coopérative reste un choix militant contre les abus les plus visibles du capitalisme, et la façon dont elles se passeraient dans l’hypothèse où la coopérative deviendrait le régime normal, où les directeurs les plus performants – et les employés les plus performants aussi bien – pourraient mettre en concurrence les employeurs potentiels. D’autant que rien, dans la structure du modèle proposé, n’empêchera que l’écart entre la direction et l’exécution atteignent des niveaux équivalents aux écarts actuels. On y reviendra.

    L’important, dans l’immédiat, c’est que c’est bien la performance marchande qui déterminera l’accès à l’argent (effet de rareté relative admis par Borrits lors des dernières Estivales) et que les producteurs.trices auront tout intérêt à valoriser au mieux leurs marchandises en les vendant au prix le plus élevé possible. Mais il se retrouveront alors face à des acheteurs.euses qui seront également des producteurs.trices soumis à la même rareté relative de l’argent et qui la reporteront naturellement sur leur geste de consommation : illes chercheront aussi le meilleur prix possible mais ce sera, de leur point de vue, le plus bas. Et c’est une loi générale de l’économie depuis plus de 200 ans que, dans un contexte de concurrence, la pression de la consommation aboutit tendanciellement à un alignement du prix sur la valeur, c’est-à-dire sur le niveau moyen permettant seulement la poursuite de la production (en régime capitaliste, ce niveau comprend, outre les frais de production, la part de profit qui justifie l’investissement du capital). C’est justement ce phénomène qui permet la fixation d’un prix de marché. Or, la part minimale salariale de cette valeur minimale permettant uniquement la poursuite de la production est donnée par Borrits : il s’agit du salaire socialisé, calculé comme un « équivalent temps-plein » (p. 161) et garantissant que tous les producteurs seront en état physique et moral de se représenter jour après jour à leur poste de travail. Ce salaire socialisé et temporalisé quant à son montant sera donc l’équivalent du prix de la force de travail.

    Bien entendu, ce prix (le niveau du salaire socialisé) peut être plus ou moins élevé, la valeur de la force de travail n’étant pas par principe exclusivement biologique et impliquant toujours une dimension culturelle (y compris quand elle s’égalise sur les seuls besoins biologiques). Et sans doute, ici, le niveau en sera-t-il particulièrement ouvert à délibération politique, la fixation de son prix dépendant de décisions d’instances qu’on peut supposer démocratique (sans toutefois que cela soit absolument nécessaire). Mais il faut noter d’abord qu’elle sera déterminée en dernière instance par le volume total de valeurs produites par l’ensemble des unités de production. Il faut noter aussi que, dans un cadre financier où les investissements des entreprises seront assurées sous forme de prêts bancaires, cette force de travail sera sans cesse dévalorisée par le maintien, volens, nolens, d’un « prix de l’argent » sous forme d’intérêts pour « couvrir », chez le prêteur, outre ses « frais de fonctionnement », également une assurance, « une marge pour couvrir ses pertes éventuelles » (p. 190). Enfin, pour le producteur ou la productrice individuel.le bénéficiant de ce salaire socialisé car trop peu performant, il sera tout à fait indifférent, au point de vue marchand, qu’ille se livre ou non à une production effective tant qu’ille se présentera à son poste de travail puisque c’est cette présence, et non sa production réelle, qui justifiera son bénéfice ; au point de vue social, au contraire, il importera que sa production soit effective pour assurer le volume total de la production ; il reviendra alors à la société de vérifier l’effectivité de son travail d’une manière ou d’une autre. La société se retrouvera alors acheter et mettre en action la force de travail de ce producteur : elle ne sera pas autre chose que son employeur, avec toutes les prérogatives afférentes qu’elle déléguera à des instances étatiques de surveillance ad hoc. Là encore, la surveillance sera de rigueur.

    Supposons maintenant que la plupart des salaires seront « normaux », c’est-à-dire représenteront une part des résultats de l’unité de production réalisés sur les marchés. Ce sera tout à fait possible dès lors que l’investissement en forces de travail montrera la même souplesse de réorientation que l’investissement en capitaux aujourd’hui. Rien ne dit que cette flexibilité nécessaire des producteurs et productrices porteurs et porteuses de la force de travail n’aura pas une intensité inférieure à celle demandée actuellement par les capitalistes – rien ne dit non plus qu’elle n’aura pas une intensité supérieure. Mais quoi qu’il en soit, un.e producteur.trice bénéficiant de toute sa production (moins les intérêts fonctionnels dus aux banques) à travers un salaire entièrement réalisé sur les marchés, ce salaire doit tout de même être conçu selon deux parts : une part équivalente au montant du salaire socialisé et qui représentera la vente de sa force de travail en tant qu’employé.e de son unité de production – un équivalent force de travail ; et une part constituée de ce qu’ille aura gagné au dessus du niveau du salaire socialisé et qui représentera la plus-value qu’ille empochera en tant que propriétaire d’usage de cette même unité de production. Il va de soi que, dans les secteurs concurrentiels, la toujours même pression des consommateurs sur la valeur jusqu’aux seules conditions de reproduction de la production aura tendance à faire baisser cette plus-value jusqu’au seuil où l’investissement en force de travail ne représentera plus d’intérêt, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’effort demandé par une production performante ne sera pas compensé par la supériorité du gain par rapport au salaire socialisé. Ce seuil n’est pas facile à évaluer mais une estimation à 25 % de salaire en plus pour les salaires « normaux » par rapport aux salaires socialisés paraît correcte (c’est à peu près le rapport actuel en France entre salaire minimum et salaire médian). Le/la salarié.e « normal » en secteur concurrentiel ne réalisera donc pas un gain très supérieur celui du/de la salarié.e « socialisé.e ». Mais il ne s’agit là que d’une moyenne et il faut envisager une multitude d’unités de production pour les employé.e.s desquelles le gain sera très minime par rapport au salaire socialisé, et une minorité d’unités de production très performantes pour lesquelles la plus-value sera beaucoup plus élevée.

    Comme, par ailleurs, la supériorité des salaires des dirigeant.e.s d’entreprises que nous avons déjà signalée, sera fonction de la performance marchande de l’entreprise, elle réfractera finalement l’inégalité des salaires entre les différentes entreprises. Ce sera là l’essentiel du jeu d’obligations et de récompenses destinées à palier à la mauvaise volonté manifeste de l’humanité face au travail. Mais ses conséquences inégalitaires dans et hors des entreprises du secteur concurrentiel prendront une allure formidable dans le secteur monopoliste. En effet, en secteur concurrentiel, les taux de plus-value auront logiquement tendance à s’égaliser et si tel ou tel producteur pourra s’enrichir notablement plus que les autres, il le devra avant tout à sa capacité à investir sa force de travail dans les production les plus porteuses. Sa fortune, sans doute moindre que les grandes fortunes actuelles, sera essentiellement le fruit de son mérite, de ses capacités physiques et de son héritage culturel. Par contre, on peut craindre qu’il n’en aille pas de même dans les secteurs monopolistiques. Avec la situation de monopole, en effet, vient un pouvoir hydraulique : celui qui détient l’eau commande à la soif des autres. Le monopole permet ainsi une augmentation des prix des marchandises jusqu’à la limite de supportabilité par le marché. C’est d’autant plus vrai quand le monopole concerne des biens cruciaux pour la société et qu’il ne peut pas être brisé sans la plus grande difficulté. On peut penser au transport ferroviaire qui est un monopole de fait, que ce soit au point de vue des infrastructures ou du transport proprement dit ; au traitement des eaux usées et à la distribution de l’eau potable ; au réseau de transport électrique, dont le doublement demanderait un investissement démesuré – sans compter que, comme pour le rail, l’unification est une condition de l’interconnexion et représente une nécessité macroéconomique majeure ; et aussi quelques secteurs fortement oligopolistiques par structure : les infrastructures de télécommunication, les grandes installations portuaires (dont le rôle va être démultiplié par les enjeux écologiques) ou la production d’énergie tant que les petites unités n’auront pas prouvé leur viabilité dans ce domaine (problème des matières premières, combustibles fossiles ou nucléaires, ou terres rares pour le renouvelable, dont ces petites unités de production d’énergie sont gourmandes et qui sont elles-mêmes des monopoles ou oligopoles nationaux n’existant qu’en quantités limitées).

    Pour tous ces secteurs, le maintien de prix socialement acceptable n’a été rendu possible jusqu’ici que par une propriété publique vigilante, le passage à une privatisation même partielle se traduisant systématiquement par une augmentation de la dépense des consommateurs.trices malgré la pratique, formelle ou réelle, d’une régulation étatique. Il n’y a pas de raison de penser qu’un transfert de propriété vers le collectif des employé.e.s de ces entreprises ait un autre effet, d’autant moins que ces hausses tarifaires, pour l’instant décisions managériales qui ne concernent qu’indirectement les exécutant.e.s, deviendront l’affaire de toustes les employé.e.s qui auront un intérêt financier à ce qu’elles s’imposent à toute la société jusqu’à la limite de supportabilité. Évidemment, la hausse des prix dans le secteur monopoliste fera pression sur les consommateurs.trices qui reporteront, cette pression sur le secteur concurrentiel dont les prix baisseront, et avec eux les revenus des producteurs.trices, baisse qui devrait se reporter à son tour sur le salaire minimum socialisé. En définitive, les monopoles et oligopoles s’accapareront une part non négligeable de la plus-value créée dans le secteur concurrentiel – part qui devrait finit dans la poche des employé.e.s monopolistes, du revenu desquels elle fera partie.

    Il faut donc imaginer une inégalité salariale particulièrement forte entre entreprises concurrentielles et entreprises monopolistes. Mais il faut l’imaginer également à l’intérieur des entreprises monopolistes. Il s’agit en effet d’entreprises de grande taille, avec des bureaucraties pléthoriques et hiérarchiquement très structurées. Sans doute ce pouvoir hiérarchique sera-t-il limité dans une certaine mesure par le droit des employé.e.s à élire leurs dirigeant.e.s. Mais ce droit restera avant tout formel tant que les dirigeant.e.s auront, en retour, la possibilité de licencier les employé.e.s récalcitrant.e.s et de les priver ainsi à la fois de leurs fonctions de producteurs.trices, mais aussi du revenu qui leur sera attaché. Le chantage à l’emploi, la menace d’être renvoyé.e dans la banalité du secteur concurrentiel ou dans l’enfer des privé.e.s d’emploi sera alors aussi efficace qu’elle l’est aujourd’hui. Les dirigeant.e.s des monopoles bénéficieront donc d’une latitude décisionnelle très grande, y compris quant à la fixation de la hauteur de leurs revenus, et cette aisance profitera naturellement à leurs rejetons qui, plus que d’autres, seront en position d’acquérir le capital social et culturel qui leur permettra à leur tour d’occuper des postes dirigeants. Comme dirait Bourdieu, la reproduction sociale jouera à plein, isolant une oligarchie à la tête des monopoles, qui pourra imposer à la société toute entière ses besoins particuliers. Il ne s’agira pas de la classe capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui mais de baronnies d’entreprises dans un capitalisme 2.0, un capitalisme managérial où la domination comme on va le voir, sera moins fondée sur la possession en propre du capital, mais n’en sera pas forcément moins dure.

    Corrections : propriété, finance et politique

    Ces rapports inégalitaires exorbitants ne sont jamais élucidés dans Au-delà de la propriété et tout porte à croire que Borrits n’en mesure pas l’ampleur (je soutiendrai plus loin qu’il ne s’en donne pas les moyens conceptuels). Mais il semble en avoir quand même conscience, dans une version minorée, et les considérer comme une réalité dommageable mais inévitable et à laquelle l’organisation sociale doit apporter un correctif. Car c’est justement à des mesures de correction que l’essentiel de l’ouvrage est consacré, tout particulièrement à travers la notion de « non-propriété » des unités de production, ou entreprise (les deux termes semblent équivalents dans le livre, même si le premier est plus volontiers utilisé, marquant l’ensemble d’une coloration anarcho-syndicaliste flatteuse). Cette non-propriété se soutiendrait d’une part de ce que les entreprises n’auraient pas de fonds propres, remplacés par un système de crédit, d’autre part de qu’elles seraient gérées en premier lieu par leurs employé.e.s, en second lieu par leurs consommateurs.trices. Mais le terme de « non-propriété », s’il sonne lui aussi anarchisant, est tout à fait impropre qi on en croit la définition que Borrits lui-même donne de la propriété (et qui est en fait une définition canonique) comme droit d’usage et de bénéfice exclusif et excluant (p. 17). La « non-propriété », dans cette idée, devrait alors être ouverte sans exclusive et n’importe qui, à n’importe quel titre, devrait pourvoir se mêler à sa gestion et à ses activités de production. Ce n’est pas le cas : tant la gestion que la production sont ici exclusives, réservées aux employés salariés de l’unité de production et à leurs usagers « en fonction du montant des achats » qu’ils y effectuent (p. 208). C’est donc l’usage qui détermine le droit de gestion. Et il détermine également un droit à une part sur les résultats nets de l’unité de production, c’est-à-dire sur leurs résultats financiers une fois remboursé les prêts de financement, acquitté les intérêts liés à ces prêts et réglé les différents prélèvements sociaux (cotisations éventuelles, peut-être impôts) : seuls les employés d’une certaine unité de production bénéficient d’une part sur ces résultats, à l’exclusion de tout autre.

    L’unité de production selon Borrits fonctionne donc comme une propriété d’usage, proche en cela de ce que nous proposons, et parler de « non-propriété », c’est se payer de mots à teinture libertaire. C’est aussi une façon d’effacer le fait que la grande invention, ici, c’est une forme lucrative de la propriété d’usage. Ceci n’est d’ailleurs pas un problème en soi : selon Le Robert de poche, « lucratif » a pour sens « ce qui produit des gains », sans préjuger du montant de ces gains ni de leurs contenus sociaux. En l’occurrence, la propriété d’usage à quoi revient l’unité de production dans le système coopératif, est lucrative au minimum en ce qu’elle permet à ses salariés de gagner leurs salaires individuels. Mais nous avons vu également que l’innocuité de cette forme de propriété n’est concevable qu’en faisant abstraction des rapports sociaux qui lui sont inséparables : la propriété d’usage lucrative implique que les revenus de chacun.e soit fonction de ses possibilités de valorisation marchande individuelles, possibilités qui sont conditionnées par des conditions à la fois personnelles (capacité à s’inscrire dans une économie marchande) et sociales (nature du secteur d’activité), ce qui débouche sur les plus grande inégalités.

    L’absence de fonds propres des unités de production et leur financement par l’emprunt est-elle en mesure de corriger ces défauts ? C’est l’opinion de notre auteur qui préconise que tous les besoins financiers des entreprises soient satisfaits par un réseau de banques également en propriété d’usage et appuyées, pour les investissements à long terme, sur un fonds d’investissement socialisé – les investissements à court terme et les fonds de roulement étant, eux, assurés par les banques. Derrière cette idée, comme derrière la conception que Borrits se fait du travail, il y a une opération de fétichisation sur laquelle nous reviendrons dans la seconde partie. L’important pour l’instant est que dans ce modèle, comme on l’a vu, les rapports sociaux de domination se reconstitueront de toute façon sans qu’il soit besoin de faire appel à la possession de fonds propres. En effet, ce n’est pas en tant que propriétaires formels mais bien en tant que dirigeant.e.s de la propriété d’usage que les managers pourront mettre la main sur une part de la plus-value créée dans leur entreprise et, pour les dirigeant.e.s de monopoles et d’oligopoles, sur une large part de la plus-value sociale. Et il est à craindre que cette domination, loin d’être empêchée par le financement par le crédit, en soit au contraire favorisée. Car les banques prêteuses seront également des propriétés d’usage lucrative, dont les employé.e.s tireront leurs revenus du volume des crédits accordés, sur le remboursement desquels seront prélevés les frais de fonctionnement et une assurance qui, pour couvrir efficacement les risques, devra être légèrement supérieure aux défauts de paiement réels. Chaque banque aura donc intérêt à accorder le maximum de crédits sous réserve qu’ils soient solvables. Et, là encore, les entreprises monopolistes et les oligopoles auront de gros chiffres d’affaire sans les risques d’échecs dus à la concurrence. Elles seront donc privilégiées, ce qui accentuera leur puissance, donc à terme leurs chiffres d’affaires, ce qui les rendra encore plus attractives, etc. Quant aux banques qui seront en relations commerciales avec les monopoles et les oligopoles, elles augmenteront elles aussi leurs chiffres d’affaire, ce qui leur permettra d’accorder plus de prêts, donc d’attirer plus d’entreprises qui viendront augmenter leurs chiffres, etc. Loin d’empêcher la domination de quelques entreprises, et surtout de leurs dirigeant.e.s, sur l’ensemble de la société, l’absence de fonds propres compensés par des prêts sera susceptible d’accentuer cette domination. Au reste, cela fait 150 ans que les entreprises capitalistes favorisent de plus en plus le financement par l’emprunt, pratiquant une externalisation et une socialisation de leurs trésoreries qui leur a permis de dépasser les limites du simple capitalisme patrimonial en mettant à leur service les richesses de tout le monde, d’aspirer dans la production le moindre centime du plus impécunieux des pauvres, et d’éviter en même temps la dépréciation par inflation de leurs trésors. Ce processus avait déjà été repéré par l’économiste marxiste Rudolph Hilferding en 19101, et l’avait d’ailleurs amené à conclure à l’impossibilité de révolutionner le capitalisme et à se ranger aux côtés des réformistes. L’abolition complète des fonds propres n’est peut-être que l’achèvement d’une transformation du capitalisme commencée au milieu du xix° siècle, son simple maintien métamorphosé en capitalisme de managers.

    D’autres problèmes mériteraient d’être abordés à propos de ce système bancaire mais je ne suis pas assez versé en économie financière pour les traiter au-delà de quelques questions. On a vu qu’il y aura un « prix de l’argent » représentant les frais de fonctionnement et la marge d’assurance contre les défauts de paiement : cela ne risque-t-il pas d’entraîner l’obligation d’une croissance infinie, avec les dangers que l’on imagine, potentiellement au plan écologique, plus probablement au plan social ? D’autre part, pourra-t-on que les banques ait un pouvoir propriétaire de fait sur les entreprises qui ne pourraient pas remplir leurs obligations de remboursement, comme c’est déjà le cas aujourd’hui ? Enfin, Borrits prévoit que les banques se refinancent auprès du fonds social d’investissement pour les prêts à long terme, mais qu’en sera-t-il pour les prêts à court terme ? Les banques seront-elles amener à se prêter de l’argent les unes aux autres, ce qui apparaît comme un besoin pour fluidifier la circulation monétaire et éviter un arrêt économique ? Mais, dans ce cas, comment empêchera-t-on l’autonomisation relative d’un circuit de ces prêts interbancaires, avec tous les risques de bulles spéculatives qui pourraient en naître ? D’autant plus que, comme Hilferding l’a montré il y a plus d’un siècle2, la spéculation sur les matières premières est l’outil le plus rationnel, dans un système d’échange généralisé, pour assurer la continuité de la circulation des valeurs. En attendant des réponses convaincantes à ces questions, on est obligé de conclure que, pour que le système fonctionne : oui, il y aura une nécessité de croissance infinie ; non, on ne pourra pas empêcher les banques d’être propriétaire de fait des entreprises trop endettées ; et oui, les banques se prêteront de l’argent les unes aux autres et devront spéculer sur les matières premières, avec tout le danger d’autonomisation de la finance que cela implique.

    En somme, du point de vue économique, le régime coopératif est un désastre : non parce qu’il ne fonctionnerait pas, mais au contraire, comme je l’ai annoncé dans l’introduction, parce qu’il fonctionnera très bien et aboutira à un cauchemar social. Et je ne vois pas qu’un correctif politique soit possible contre ce dynamisme économique unidirectionnel. Certes, Borrits signale qu’il faudra inclure les consommateurs.trices dans les décisions des entreprises en tant que et dans la mesure où ils sont consommateurs de ces entreprises. C’est-à-dire que, du point de vue des consommateurs.trices, c’est celui ou celle qui aura le plus dépensé dans une entreprise donnée qui aura le plus de pouvoir de gestion sur cette entreprise – l’inégalité salariale se traduira dans une double inégalité à la consommation. Mais que pèsera au juste une organisation de consommateurs.trices face à une entreprise dont tous les membres seront solidaires et qui détiendrait un monopole sur un bien de première nécessité. Par exemple, que fera une telle organisation face à une grève illimitée de presque tous les membres de la SNCF, de la direction au dernier lampiste ? Que fera-t-elle face à un fournisseur d’eau qui arrêtera de lui fournir de l’eau ? Il est bien évident qu’une résistance même partielle aux monopoles ne pourra, dans cette configuration, qu’être le fait d’un État particulièrement fort. Et c’est un triste destin, pour une pensée anarchisante, que de rendre un État fort plus désirable que jamais !

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    Deuxième partie : rapports sociaux et individus

    Dans la première partie, j’ai essayé de montrer à quoi aboutirait la mise en mouvement du modèle d’organisation économique proposé par Benoît Borrits et j’ai dû conclure à un État fort régulant une stratification en classes très prononcée dans un capitalisme nouveau style où les capitaux entièrement socialisés seront mis à la disposition de la classe dirigeante. Sans doute les différences de fortune y seront-elles moins affirmées que dans le capitalisme actuel puisque la domination ne passera pas par la propriété individuelle du capital : sa possession sera superflue au-delà des conditions de reproduction sociale autorisant la constitution de lignées à la tête de quasi seigneuries transterritoriales. Bouclant la boucle d’une dialectique hégélienne parfaite, la société coopérative, qui sera la négation du capitalisme industriel qui était lui-même la négation de la féodalité agricole, prendra l’étrange allure d’une féodalité industrielle.

    Je me suis contenté jusqu’ici d’une critique prospective prolongeant le modèle esquissé par Borrits selon ses principes implicites et jusqu’à ce qui m’apparaissait être ses ultimes conclusions logiques. L’exercice a pu paraître un peu long et inutilement cruel appliqué à un militant de l’émancipation sociale qu’on suppose sincère. Il était cependant nécessaire pour poser d’abord la question de l’efficace social concret en évitant de se payer de mots ronflants et de grandes idées abstraites sur la nature de l’homme et de la société. Il me semble en effet important pour notre approche révolutionnaire d’éviter ce que Nietzsche appelait la « moraline », les grandes perspectives moralisatrices œcuméniques qui nous soumettent à tous coups à l’idéologie dominante, quoi qu’on en ait. Rude et tranchante est la lutte des idées et il n’est pas inutile de savoir d’abord concrètement ce que l’on tranche et avec quelle acuité.

    Mais cette critique serait finalement vaine si elle ne débouchait pas aussi sur une réflexion du point de vue des idées elles-mêmes. À cet égard, il n’est pas indifférent que nous partagions avec Borrits une même volonté émancipatrice et certains points de ressemblance dans nos projets. Un camarade me faisait ainsi remarqué pendant les Estivales, à l’issue de la conférence de notre auteur, « une étrange proximité » alliée à la plus complète différence. Il sera donc profitable de mener une critique des principes en tant qu’ils conditionnent des pratiques, même prospectives, et de voir en quoi nous pouvons nous appliquer à nous-mêmes ces critiques adressées à un penseur qui nous est proche.

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    La fétichisation des rapports sociaux

    Thomas More, en son temps, a créé l’Utopie, et l’Utopie était une île. Précisons : l’Utopie était un territoire continental, en bord de mer, et n’est devenue une île que quand ses habitants ont creusé un canal séparant du reste du monde leur société idéale ; ce par quoi More décrivait également sa pratique littéraire et inventive. « L’utopie du déjà-là », selon une formule qui a cours parmi nous, c’est un peu différent, et c’est beaucoup de choses différentes à la fois : c’est une virtualisation du canal en même temps qu’on affirme sa réalité effective – c’est évangélique : « Le Royaume est proche, et il est déjà là » ; c’est une volonté démiurgique en géographie socio-physique – plutôt que de creuser le canal, qui est une rupture dans l’organisation sociale, on entend prévoir et diriger la tectonique des plaques économiques ; et c’est encore, dans une relativisation des deux précédents, un plan d’ingénieur dont on peut prévoir qu’il ne sera jamais réalisé tel quel – justement parce que nous ne sommes pas des dieux et que nous ne connaissons « ni le lieu, ni l’heure » ; enfin, parce que c’est une création virtuelle, une volonté et un plan, c’est avant tout une position de travail, une perspective méthodologique, un regard déplacé sur le monde actuel, sur sa conjoncture, ses besoins et ses possibilités. Rien de bien sacré, donc, mais rien non plus qui ne nous soit pas absolument nécessaire.

    Ce présupposé méthodologique est aussi celui de Borrits et on ne peut pas lui prêter d’autre intention que de déterminer et d’étendre ce qui, dès à présent, engage une sortie du capitalisme par extension du caractère socialisé. Ceci explique suffisamment notre proximité et l’air de famille entre nos projets. De fait, ils sont bel et bien de la même famille, ce qui rend leur confrontation parfaitement pertinente. Mais ils sont aussi très dissemblables – comme deux cousins peuvent l’être – en ce qu’ils engagent des outils d’analyse différents. Pour nous, qui poursuivons les travaux de Bernard Friot, l’inscription se fait dans une tradition marxiste qui privilégie une approche à la fois macroéconomique et processorale des rapports sociaux. Pour le dire autrement, notre réflexion se base sur l’abstraction concrète d’agents économiques collectifs (les classes sociales) n’existant que dans des situations historiques déterminées et dont les membres sont préjugés singuliers dans leurs motivations et dans la forme de satisfaction de celles-ci. Friot a identifié essentiellement deux lieux actuels d’existence révolutionnaire de ces agents collectifs : la Sécurité sociale et la fonction publique. À l’inverse, la recherche de Borrits se fait dans le cadre de pensée de l’économie classique, avec ses agents économiques isolés dans leur poursuite plus ou moins rationnelle du bonheur et en même temps semblables statistiquement. Assez naturellement, la version socialisante réellement existante de ces agents trouve à s’incarner : dans les coopératives dont la gestion est effectivement socialisée (du moins en partie, mais on peut en dire autant de la Sécurité sociale et de la fonction publique) mais qui fonctionnent vis-à-vis de leur environnement en agents individuels en concurrence avec toutes les autres entreprises, coopératives comprises – et on a vu comment cette concurrence aboutit également à une concurrence de toustes les producteurs.trices les un.e.s avec les autres ; et dans le crédit délivré par des organismes bancaires, tout autant en concurrence entre eux et qui devront aussi y chercher leur propre intérêt individuel.

    Ce qui est absent pas dans l’approche classique, c’est la dynamique des rapports sociaux, autrement dit les rapports interpersonnels comme rapports historiques. À la place, ces rapports apparaissent trans- ou anhistoriques et prennent une consistance, une identité de chose en soi. c’est ce que Marx avait analysé comme fétichisme à propos de la marchandise : au lieu de comprendre l’échange de marchandises comme rapport médiatisé entre les échangistes, l’économie classique s’arrête à l’échange direct et au rapport des marchandises entre elles ; ces dernières se trouvent alors investies du pouvoir mystérieux de déterminer leur valeur par elle-même et en elle-même, comme une effigie inerte peut se voir attribué les qualités d’actions sociales ou naturelles auxquelles elle n’a matériellement aucune part. Ce fétichisme n’est pas étranger à Borrits et on peut le voir à l’œuvre au moins dans ses conceptions du travail et de l’argent.

    Sur le travail – Autant que je sache (mais je ne prétends pas avoir lu tous ses textes), Borrits ne donne nulle part une définition du travail. Ce n’est pas étonnant puisqu’il préfère s’intéresser : marginalement, aux conditions de sa nomenclature (comment, politiquement, telle activité est assimilée, ou non, à un travail) et, principalement, aux conditions de son exercice (l’organisation sociale du travail). C’est pourtant un peu problématique pour une recherche dont le travail est un élément essentiel. Proposant une certaine forme de propriété de l’outil de travail, Borrits a nécessairement une définition de ce qu’est le travail. Seulement, cette définition est implicite dans ses textes. D’une part, elle les irrigue de bout en bout puisqu’ils reposent sur l’idée que seul le travail est créateur de valeur économique – premier élément de définition avec lequel nous ne pouvons qu’être d’accord. D’autre part, cette définition apparaît aussi « par la bande », par exemple au détour d’une question toute rhétorique, dans Au-delà de la propriété, question que j’ai déjà citée et où il demande s’il faut penser que le travail sera « suffisamment désirable en tous temps et en tous lieux » pour qu’il ne soit pas nécessaire « d’obliger les gens à travailler. » (p. 147) Comme je l’ai dit, Borrits répond par la négative en exposant ensuite une organisation sociale où le travail est rendu obligatoire en pratique. C’est apparemment une affirmation de bon sens car nous avons tous expérimenté, d’une manière ou d’une autre, des situations où le travail ne nous apparaissait pas désirable ; et c’est aussi une affirmation conforme au sens commun qui lie obligation et travail et assimile ce dernier à une torture à travers l’hypothèse étymologique discutable du « tripallium » romain3.

    Mais cette affirmation suggère encore au moins deux nouveaux éléments de définition : soit le travail est rendu non désirable par le caractère vicieux de la nature humaine qui refuse « en tous temps et en tous lieux » d’endosser les responsabilités qu’elle peut faire supporter par d’autre (vision tout à fait augustinienne qui postule l’humanité abîmée par une défaillance originelle et transhistorique) ; soit le travail est une suite de gestes techniques de production dont certains sont par nature non désirables quelle que soit l’organisation sociale. Ces deux positions se retrouvent ici ou là chez Borrits, soit qu’il moque, dans sa recension de Vaincre Macron, la possibilité d’un « peuple vertueux » qu’il essentialise4, soit qu’il affirme, lors des dernières Estivales, que « récurer les toilettes » est l’exemple d’un travail dont on peut se demander s’il sera jamais désirable – en soulignant par son langage corporel que cette question est, là encore, rhétorique. Mais c’est aussi que ces deux éléments vont aussi très bien ensemble : c’est parce que le travail est conçu comme un geste technique indépendant du rapport social dans lequel il s’effectue, qu’il peut apparaître non désirable par lui-même, en tant que geste technique, et qu’il devient légitime de tenter de le faire supporter par autrui en se débarrassant vicieusement de ses responsabilités.

    Dans tout cela, on oublie que le geste technique n’est pas séparable du rapport social qui en détermine les conditions et que chercher à le faire supporter par un tiers, c’est chercher à s’éloigner de ce rapport social, le travail n’étant en définitive par autre chose que l’inclusion du geste technique dans un rapport social – en somme, on oublie que le travail est d’abord un rapport social avant d’être un geste technique. Cet oubli aboutit à une réification, une chosification du travail dans le geste technique auquel on attribue les caractères d’un rapport social qui le dépasse de toute part. C’est sur ce « fétichisme » du travail que s’appuie toute la construction du modèle de « société coopérative » comme société où le travail normal est soupçonné a priori de ne pas être désirable et doit donc faire l’objet d’un jeu d’obligations et de récompenses.

    Sur l’argent - Pour juguler l’accumulation de capitaux et la pleine expression des intérêts égoïstes de chacun.e dans son système concurrentiel, Borrits propose un financement des entreprises par le crédit. Derrière cette proposition technique se trouve en fait l’idée anthropologique que les pratiques du capitalisme rapace trouvent leur motivation dans l’appétit monétaire des capitalistes : c’est l’avidité, l’envie de toujours plus d’argent, qui conduirait fondamentalement les actions des capitalistes. Comme il nous l’a dit aux dernières Estivales, la motivation véritable de la « classe ennemie », c’est de « gagner de l’argent. Dans cette perspective, Harpagon est finalement le modèle indépassable du désir bourgeois, à ceci près qu’au lieu d’enterrer, comme chez Molière, sa cassette au fond de son jardin, il la joue aujourd’hui en bourse. Pourquoi pas d’ailleurs, si on voit bien que la cassette de la pièce de Molière n’a pas d’autre valeur que celle de garantir à son possesseur le fait de dominer sur son monde domestique ? Elle est le fond du rapport de classe qu’Harpagon fait subir à sa maisonnée dans les formes de domination de son époque, c’est-à-dire seigneuriales. Et l’argent est encore aujourd’hui le fond et le moyen de la domination de classe des capitalistes. Les Pinçon-Charlot, notamment, ont bien étudié de quelle manière on atteint à un certain statut social moins par une certaine quantité d’argent possédé que par un certain rapport à l’argent en général, et ils donnent plusieurs exemples de familles bourgeoises ayant aliéné aux pouvoirs publics des biens qu’ils n’avaient plus les moyens d’entretenir sous réserve qu’ils puissent continuer à en jouir comme auparavant – le statut, l’appartenance au groupe des riches, ayant plus d’importance que la richesse effective5. L’argent est déjà, pour les capitalistes, une propriété quasi collective, la garantie d’une domination de classe qu’ils savent mutualiser par le jeu de services réciproques impliquant le groupe d’un bout à l’autre – les plus riches d’entre eux devant leur éminence à ce qu’ils sont aussi les plus grands pourvoyeurs de services, comme dans toute organisation tribale qui se respecte.

    L’argent ne vaut donc pas par ou pour lui-même. Il ne vaut pas non plus pour l’aisance et la liberté matérielles qu’il apporte. Les extravagances des nouveaux riches (vedettes de cinéma ou sportifs médiatiques) ne doivent pas faire illusion, elles ne sont justement pas le fait de capitalistes mais de prolétaires enrichis. Il vaut tout bonnement pour la puissance qu’il donne sur le reste de la société. Ainsi, Marcel Dassault, fondateur de la lignée que l’on sait, organisait de grands dîners où étaient invités certains de ses collaborateurs, des journalistes, des acheteurs potentiels régalés de tout ce qui se fait de plus fin et de plus coûteux, pendant que lui, devenu trop vieux pour digérer ces agapes, se contentait d’une assiette de jambon-purée6. Dans ces occasions, son argent ne servait pas à assurer son confort mais à affirmer à ses invités la puissance qu’il possédait sur eux. Dans ce sens, l’argent n’est pas autre chose qu’un rapport social, qui est aussi un rapport de classe. Il est la quantité de force de travail que la classe capitaliste peut acheter indirectement, à travers des marchandises, ou directement, à travers l’emploi. On s’explique ainsi très bien pourquoi les plus riches (Bill Gates, Bernard Arnault, et consorts) n’ont rien de plus pressé que de créer leur fondation personnelle : pas tellement pour faire baisser le montant de leurs impôts (même si cela doit rentrer en ligne de compte) mais pour élargir leur puissance sur la société. Quant à la mise en place par Mark Zuckerberg de sa monnaie virtuelle, la « libra », dont il attend sans doute sincèrement qu’elle révolutionne l’économie dans la direction d’un plus grand bonheur pour tout le monde, elle n’est qu’une appropriation à la conjoncture contemporaine du droit seigneurial de battre monnaie.

    De ce point de vue, comme à propos du travail, Borrits opère une fétichisation commune aux économistes classiques : il confond la chose-argent avec le rapport social dont sa possession est le support. Ainsi, avec sa proposition de suppression des fonds propres et de financement par le crédit, il pense supprimer le rapport social que l’argent supporte en supprimant la possession nominale de l’argent. Mais il ne semble pas se rendre pleinement compte que, en maintenant à la fois les rapports économiques inégalitaires et l’objet dans lequel ils tendent à s’actualiser préférentiellement, il ne fait que générer une nouvelle articulation de l’un et de l’autre, une nouvelle incarnation de la domination à travers l’argent non plus comme propriété individuelle mais comme prêt, c’est-à-dire propriété d’usage lucrative temporaire.

    Le rôle de l’histoire dans les formes de la violence

    En ne se donnant pas les moyens de repérer et de réfléchir les rapports sociaux dans leur dynamique historique, Borrits se met dans l’obligation d’en reprendre tous les aspects capitalistes les plus délétères. On les retrouve sous une forme explicite dans son livre à intervalles réguliers : l’emploi, le marché concurrentiel, le prêt à intérêt (viz. l’usure), la compétitivité… et j’ai montré que quelques autres se déduisent de son projet. Tout cela n’aboutit qu’à un résultat, celui de tuer l’histoire humaine et de célébrer à la place une histoire des variations dans l’organisation sociale, traversées par une humanité toujours inchangée, toujours éternelle dans son égoïsme, son appât du gain, son individualisme de principe. Et il faut bien conclure, alors, que l’humanité bourgeoise, l’humanité telle qu’elle existe en système capitaliste, est la version la plus crue, la moins embarrassée de régulations sociales de cette essence éternelle. Voilà, très classiquement, que le capitalisme révèle l’humanité à elle-même et à sa nature véritable, celle que l’immense majorité des médias nous débite en tranches soigneusement calibrées, saupoudrées ici et là d’exceptionnels moments de générosité qui ne nous touchent que par leur caractère d’exception, justement, que par leur apparence de folie sainte et sacrée, donc séparée de notre commune nature. On n’a jamais fait conception plus religieuse, mais cette religion est hélas de la plus haute banalité : ce n’est que la lecture bourgeoise (de la Réforme et de la Contre-réforme) de la culpabilité individuelle inhérente à la condition humaine et de la vocation et du Salut tout autant individualisés.

    On comprend alors pourquoi Borrits suppose aux organisations de consommateurs.trices la puissance (illusoire, comme je l’ai montré) de négocier les prix avec les entreprises et particulièrement de résister à l’emprise des monopoles. Car c’est dans l’échange, dans la consommation que l’individu apparaît comme principe d’égalité politique, contre l’inégalité féodale des jurandes, guildes et corporations. C’est l’égalité des droits politiques entre les échangistes (acheteur.euse et vendeur.euse) qui fonde l’égalité économique des marchandises en valeurs : chacun.e a le droit de recevoir une valeur équivalente dans l’échange. Notamment, l’employé.e a le droit de recevoir la valeur juste, sous forme d’argent, de la vente de sa force de travail et l’employeur.euse a le droit de recevoir la valeur juste, sous forme de force de travail, de l’argent avancé comme salaire. Mais on sait aussi que l’égalité politique de droit génère une inégalité économique de fait de par la différence réelle d’accès aux ressources (fortunes héritées, fonds propres des entreprises ou crédit, peu importe). Ainsi, l’individu consommateur n’est à son tour qu’un autre fétiche, le nom d’un rapport social effacé. Comme l’écrit Miguel Benassayag, l’individu « est une forme d’organisation et de domination sociale7 », la forme même de la violence sociale et économique dans la société capitaliste.

    Ce que Borrits, finalement, ne parvient pas à concevoir, c’est qu’il n’a jamais eu aucun contact avec l’espèce humaine – tout au plus avec une collection d’êtres humains pris dans des situations concrètes à l’intérieur d’une société historiquement déterminée. C’est d’ailleurs la condition commune : on peut bien essayer de comprendre le fonctionnement d’une société ou d’une situation et les rapports humains qu’elles génères, on n’en aura pas perçu pour autant une quelconque nature humaine. C’est au moins l’apport d’un siècle d’anthropologie (de Malinowski à Descola en passant par Meade, Levi-Strauss, Godelier et Viveiros de Castro) de nous obliger à conclure qu’il n’y a pas de nature humaine en dehors des rapports sociaux où elle s’inscrit. Et puisque Borrits en appelle régulièrement à l’inspiration de la banque du peuple proudhonienne, on peut lui opposer ce que Marx opposait à Proudhon : « M. Proudhon ignore que l’histoire toute entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine.8 » Ou encore, puisqu’il imagine que le désordre de la production pourrait être amendé par la voix de la consommation :

    • « Ceux qui, comme Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l’industrie des temps passés.
    • « Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes, ou à peu près ? C’était la demande qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation. La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande.
    • « Dans la société actuelle, dans l’industrie basée sur les échanges individuelles, l’anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.
    • « Ainsi, de deux choses l’une : ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaires et utopistes ; ou vous voulez le progrès sans l’anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels.
    • « Les échanges individuels ne s’accordent qu’avec la petite industrie des siècles passés, et son corollaire de "juste proportion", ou bien encore avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d’anarchie.9 »

    L’abandon de l’échange individuel, à quoi Marx exhorte Proudhon, c’est bien la perspective qui différencie radicalement, au-delà de toutes les ressemblances, les propositions sur lesquelles nous travaillons de celles de Borrits. Et cet abandon s’incarne en tout premier lieu dans le salaire à la qualification comme droit politique inaliénable,qui est une forme d’échange de la société avec elle-même : de la même manière le salaire est socialisé, tout le travail est social, sans acception individuelle. Chacun, chacune sera économiquement affranchi du poids social et en même temps la société devra trouver à s’exprimer dans le libre choix de chacun et de chacune. La personne toujours en situation remplacera l’individu isolé10 : nous serons personnes, société réelle fuyant sous le viseur social, les plus rusés et les plus curieux de tous les voyageurs.

    J’en reviens à l’idée de Friot, que ce projet suppose un « peuple vertueux », dans laquelle Borrits voit un argument religieux, l’appel à une transcendance anhistorique comme base nécessaire à ce qui resterait une utopie, un beau rêve, celui du salaire à vie11. Mais un peuple vertueux peut également être une notion tout ce qu’il y a de plus laïque et historique. Car le peuple est une catégorie historiographique : on n’y fait jamais appel que pour conjurer sa disparition (extrême-droite) ou prophétiser son advenue (extrême-gauche). Le peuple, en fait, est une histoire, il est ce qu’il devient et, en tant que tel, sa vertu ne peut pas être une essence transcendante et immuable dans l’infini du temps. Un peuple vertueux, au plan socio-économique où la question se pose à nous, ce n’est peut-être que l’apprentissage, au travers de structures sociales dont les conséquences paraissent désirables, d’une conduite appropriée à la reproduction de ces structures. C’est une conception possible. Elle a l’avantage à mes yeux d’être en accord qu’avec le marxisme (matérialisme historique) qu’avec le catholicisme de Friot (dieu vivant et mourant dans l’histoire), mais aussi avec les avancées des 60 dernières années en histoire (de Duby à Arnoult) : toute formation économique se maintient par le sens que ses membres lui donnent, sens qui est le produit de la rencontre des idées qui lui sont préalables, et de la formation économique. Mais ce sens n’a de cesse de se transformer en transformant en retour la formation économique jusqu’à son point de rupture ou un nouveau point d’équilibre. Nous n’avons pas d’autre constat à faire. Le problème n’est pas de savoir si Ambroise Croizat a « conçu » l’essence du salaire à vie (une des critiques de Borrits dans Contretemps) : le problème est de voir que les producteurs d’après-guerre ont conçu la Sécurité sociale à partir de leur instrument d’appropriation sociale, leur salaire, et qu’ils ont ainsi transformé la formation économique de leur temps dans un sens qu’il nous appartient de donner. Le problème n’est pas de savoir si la retraite est l’ambition caritative d’une solidarité intergénérationnelle ou l’expression salariale de la solidarité réelle de tous les producteurs : le problème est de voir que la première position est réactionnaire et la seconde, révolutionnaire. Le problème n’est pas de savoir si le peuple est vertueux, mais si un « peuple vertueux » est un devenir historique possible.

    Ce « peuple vertueux » n’est donc pas à confondre avec un peuple angélique, éternellement semblable à lui-même et éternellement bon, qu’il suffirait de dévoiler comme les penseurs réactionnaires pensent que le capitalisme dévoilerait le fond d’égoïsme individualiste l’humanité. Il est au contraire à construire, comme réalité historique, et sa « vertu » économique ne serait pas un fait de nature mais un effet des structures sociales. Et comme on n’a pas encore découvert de forme de régulation sociale qui ne comprenne pas un minimum de violence, physique ou symbolique, ce « peuple vertueux » aura lui aussi sa violence. Tout refus de subvention pour une entreprise jugée non viable, inutile ou néfaste sera violente pour celui ou celle qui l’essuiera. Et l’attribution de qualifications différentes, avec des niveaux de salaire différents, contiendra sa propre part de violence12. Mais il ne s’agira aucunement des formes de la violence capitaliste, ou le choix est entre la soumission et la mort. Car l’attribution d’un salaire à vie, comme droit politique inaliénable en n’importe quelle circonstance, contient aussi sa violence en retour, celle du salarié sur la société, la possibilité physique pour chaque personne de fuir la situation sociale qui lui est faite – fuir le poids d’un voisinage, la violence d’un conjoint, de mauvaises conditions de travail ou la nocivité sociale d’une production.

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    Troisième partie : rapports sociaux et réformes partielles

    On pourra m’accuser de méchanceté envers Borrits, dont la démarche est après tout sincère et dont je peins les travaux sous les traits les plus noirs. Je reste bien sûr ouvert à des analyses différentes, si tant est qu’elles répondent à mes questions sur sa société coopérative comme système en mouvement et sur les rapports sociaux qu’elle sous-entend. Je suis même prêt à admettre que cette société pourrait être fonctionnelle et émancipatrice sous réserve que ses habitants fassent preuve d’un peu de bonne volonté : que les employé.e.s aux salaires socialisés travaillent sans se faire prier, que les autres acceptent spontanément de réguler leurs profits, que les monopoleurs n’abusent pas de leur position dominante et que les banquiers prêtent en faisant abstraction de leur bénéfice. Mais il y faudrait un peuple autrement vertueux que celui que j’ai décrit, un peuple, pour le coup, réellement angélique car agissant pour le bien commun contre les rapports sociaux sur quoi la société serait fondée. On me dira peut-être que c’est ce que font dès aujourd’hui, pour l’essentiel, les coopérateurs et coopératrices et que les coopératives sont un pôle de résistance actuel au grand capital. Mais cela, justement, est vrai aujourd’hui, dans notre société dominée économiquement par le grand capital et où les coopératives représentent l’affirmation, par des producteurs et productrices, de leur capacité à se passer de patrons et d’actionnaires. Cette fonction disparaissant avec lesdits actionnaires, on voit mal ce qui la remplacera comme idéologie de régulation.

    Mais là n’est pas le problème fondamental. Un projet de société « clé en main », comme celui de Borrits, ou comme le nôtre aussi bien, n’a de toute façon pas vocation à être réalisé tel quel. Ce qui sera mis en place effectivement, la formation sociale qui remplacera le capitalisme, dépendra au plus haut niveau des conditions concrètes de la transition : au minimum, des rapports de force réels entre la classe capitaliste et la classe montante, c’est-à-dire de l’état des forces productives (dont les producteurs dans leurs conditions d’existence et leur conscience politique) et de l’économie capitaliste, et ce au plan national comme au plan international ; et aussi de la situation écologiques, tant pour ce qui sera de la disponibilité des matières premières que du point de vue du dérèglement climatique et de la pollution. En somme, l’importance de nos projets n’est pas tant ce qu’ils changeront à l’avenir que ce qu’ils changent dès à présent, par la transformation des rapports de force qu’ils génèrent. Les « jours heureux », c’est maintenant. C’est pourquoi il m’a paru nécessaire d’insister sur le maintien des rapports capitalistes impliqués dans les travaux de Borrits : accepter la naturalité de ces rapports revient à nous condamner à l’impuissance d’un pur réformisme sans perspective révolutionnaire. Car la révolution sociale que nous appelons de nos vœux n’est pas autre chose que la révolution des rapports sociaux.

    Aussi, l’intérêt majeur du projet que nous portons, du projet d’un « régime salarial » à venir, n’est pas de dessiner un horizon logiquement atteignable. Ou, plus exactement, cet horizon nous intéresse en tant qu’outil, instrument, boussole : une situation virtuelle, un point de vue extérieur à l’actualité qui nous permet de lire l’actuel hors de ses propres principes et d’y repérer des leviers possibles pour notre action. Bien entendu, que cette perspective découle au plus près des lignes de force qui traversent réellement la société présente, est une des conditions de la puissance de notre lecture et de l’efficience des leviers d’action repérés. Dit autrement, l’existence potentielle, dans notre société, de rapports sociaux extra-capitalistes est une indication à la fois sur la nature des rapports sociaux capitalistes et sur le ou les maillon(s) faible(s) dans la chaîne de ces rapports, là où nous pouvons et devons porter nos efforts. Il ne saurait être question pour nous de « faire bouillir les marmites de l’avenir », comme le disait Marx, mais de changer la forme sociale et e contenu des marmites du présent – et nos enfants se débrouilleront comme ils pourront avec ce que nous aurons réussi à leur laisser.

    La Sécurité sociale de l’alimentation et les autres projets de réformes partielles

    C’est ainsi, en tout cas, que je comprends les projets de revendications de réformes partielles que nous avons commencé à bâtir. À ce que j’en sais, deux d’entre eux sont pour l’instant bien avancés : la Sécurité sociale de la formation conçue par Aurélien Casta et la Sécurité sociale de l’alimentation que nous reprenons d’Ingénieurs sans Frontières. Le premier mériterait d’être plus mis en avant puisqu’il inclut un projet de salaire étudiant qui induit un changement important dans les relations pédagogiques ainsi qu’une réponse matérielle aux difficultés rencontrées par une grande partie des étudiant.e.s, mais aussi un changement dans la conception même de ce qu’est le travail. Ceci dit, son impact est naturellement moins grand que celui de la Sécurité sociale de l’Alimentation qui s’inscrit plus évidemment dans la lignée de l’Assurance maladie (la santé du corps biologique) et résonne avec les thématiques très médiatisées de l’agriculture biologique et du pouvoir d’achat.

    J’ai entendu plusieurs camarades, ces derniers mois, s’interrogeant sur le caractère révolutionnaire de ces réformes partielles, surtout à propos de la Sécurité sociale de l’alimentation, et je ne crois pas que la question ait été vraiment discutée parmi nous. Tout s’est passé comme si ce projet, quand il nous est arrivé de l’extérieur, et en partie parce qu’il nous arrivait de l’extérieur (« officialisant », en quelque sorte, l’influence des idées de Friot au-delà du Réseau), avait une force d’évidence indiscutable pour devenir un axe fort de notre réflexion. Or, si je n’ai aucunement l’intention de discuter la puissance et l’intensité de la SSA sur l’imaginaire social, je pense néfaste l’absence de discussion sur sa cohérence avec nos buts. Je suis notamment très dubitatif à propos de l’idée, que j’ai entendu avancer plusieurs fois, que l’enjeu majeur serait ici de « rendre la cotisation sociale désirable ». Car telle qu’elle existe, telle qu’elle a été héritée d’Ingénieurs sans Frontière et que nous la réfléchissons avec en ligne de mire la désirabilité de la cotisation sociale, la SSA se résout trop facilement en une affaire de consommation : augmenter la capacité de consommation des paysans en augmentant la capacité de consommation de l’ensemble de la population en quantité et en qualité, tel serait le jeu gagnant-gagnant par lequel on pourrait « rendre la cotisation sociale désirable ». Le reste, la dimension structurelle, est encore subordonnée à cet enjeu économique : la propriété d’usage subsiste comme nécessité en vue de l’augmentation de la capacité de consommation des paysans, mais la valeur d’usage et le salaire à la qualification n’y trouvent pas leur place et disparaissent puisque le salaire des paysans dépend de la valorisation de leurs marchandises sur le marché ; quant à la consommation comme argument de désirabilité, on a vu qu’elle est liée intimement à la conception capitaliste de l’être humain comme individu isolé. Tel qu’il existe aujourd’hui, le projet de SSA pérennise les rapports sociaux capitalistes, un peu moins que le régime coopératif de Borrits mais d’une manière essentiellement semblable.

    Deux points demandent à être soulignés avant de continuer. Le premier est que je ne parviens pas à considérer la Sécurité sociale de l’alimentation comme un projet de réforme isolé. Il ne fait sens, à mes yeux, que comme une pièce dans un ensemble de réformes similaires par lesquelles se dessinera la possibilité pour les producteurs de sécuriser leurs existences en reprenant politiquement la main sur le processus de production des biens de première nécessité. À côté de la SSA doivent se développer toute une série d’autres réformes partielles : Sécurité sociale du logement, de l’eau, de l’énergie, des transports, etc. Je pense d’ailleurs que nous sommes tous convaincus de cette nécessité mais il faut en tirer la conséquence que, au-delà de l’aspect conjoncturel, notre conception de la SSA est un prototype dans lequel nous devons affirmer, par les détails, des principes d’application plus générale. Et ces principes, je le répète, seront l’expression de la forme des rapports sociaux que nous désirons voir s’instaurer.

    Mais, en second lieu, si une SSA doit voir le jour, on ne peut pas imaginer que ce sera la nôtre. C’est une question de réalisme : au cas où cette thématique parvient à s’imposer dans les mois ou les années qui viennent, elle sera l’objet d’une multitude d’approches et de projets différents. On a déjà celle d’Ingénieurs sans Frontière dont nous tentons de nous démarquer, et on aura celle du PCF, celle du NPA, celle de Benoît Hamon, celle de La France Insoumise, celle d’Écologie-Les Verts, voir quelques versions par les radicaux de gauche et les radicaux de droite, les centristes bayrouistes, l’extrême-droite démagogue façon Philippot… même LREM pourrait avoir la sienne, toute honte bue ! Aussi, chaque renoncement que nous effectuons aujourd’hui au nom de la désirabilité de la cotisation sociale, contribuera à rendre le fond de notre propos un peu plus inaudible et à imposer la SSA comme une pure affaire de consommation.

    Mais il y a une autre raison pour refuser cette tactique qui repose sur l’idée que les revendications économiques sont le premier moteur des luttes, au détriment des revendications politiques. Or, cette idée est un présupposé sur ce que pensent nos contemporains, comme si nous pouvions savoir ce qu’ils ont dans la tête, et que ce qu’ils ont dans la tête était différent de ce que nous avons dans la tête. Nous voilà donc, Réseau salariat, placés à l’extérieur de la société et braquant sur elle notre si lucide regard. Mais c’est que nous sommes très forts et d’une volonté exceptionnelle pour pouvoir élaborer notre pensée en dehors de toutes les tendances sociales, nous sommes des dieux qui pouvons créer une réalité sociale actuelle (notre regroupement) et virtuelle (nos idées révolutionnaires) abstraite de la société, ex nihilo pour ainsi dire. Ou, si nous ne sommes pas des dieux, nous sommes au moins une avant-garde éclairée qui condescend à en rabattre sur ce qu’elle croit pour se mettre au niveau des masses et les prendre au piège de son désir de consommation. Ou bien encore, nous ne sommes ni des dieux, ni une avant-garde, mais simplement une expression d’un courant réellement existant dans la société et pour lequel il n’y a pas d’opposition entre les revendications économiques et politiques.

    La tension entre revendications économiques et politiques est vieille comme le mouvement révolutionnaire et les plus grands mouvements sociaux les ont toujours articulées d’une manière ou d’une autre : « le pain et la liberté » en 36, le smig et l’égalité en 68 – et c’est d’ailleurs de ne pas savoir les articuler à propos de la Sécurité sociale que nous la laissons nous être arrachée depuis 50 ans. Mais nous vivons, de ce point de vue, une période particulièrement propice où, depuis une quinzaine d’années, les luttes se construisent sur ce genre d’articulations, que ce soit dans les émeutes de 2005, dans les différentes ZAD, dans les luttes contre les Lois Travail 1 et 2 ou contre la privatisation de la Sncf. Et ces luttes ne cessent de prendre de l’ampleur, d’inclure des fractions de plus en plus larges de la population. Le mouvement des Gilets Jaunes est symptomatique : menée en premier lieu et tout au long par des non militants a priori, ses demandes initiales d’augmentation du pouvoir d’achat se sont vite trouvées assorties de la revendication d’une augmentation de la puissance politique à travers le Referendum d’Initiative Citoyenne.

    On peut trouver que ce RIC est insuffisant en ce qu’il se contente de juxtaposer les dimensions économiques et politiques sans les lier organiquement et qu’il laisse intact le pouvoir économique qui fonde le pouvoir politique des capitalistes. C’est justement là où nous devons être à la hauteur de la conjoncture. Le lien organique de l’économie et de la politique est justement une caractéristique de notre conception de la Sécurité sociale au sens large, et c’est lui que nous devons mettre en avant dans toutes nos propositions, non pas pour y réduire d’autres organisations ou partis amis ou cousins, mais comme outil d’intervention au sein des lutteurs et lutteuses. Et là encore, non pas pour les convaincre de l’absolu bien-fondé de nos positions, mais pour les proposer à leur reconnaissance, pour qu’illes s’en emparent en tant qu’elles sont déjà leurs, les transforment, les travaillent et en fassent leurs armes. Mais pour cela, il convient que nous développions jusqu’à leur terme ce que nous pensons pouvoir être dès maintenant des rapports sociaux non capitalistes, tout en tenant compte à la fois de ce que les gens disent de leurs besoins de consommation, sans préjuger de ce qu’ils pensent – et en tenant compte également du rapport de forces qui risque de perdurer entre producteurs.trices et capitalistes et qui exige que nos éventuelles réalisations partielles soient à la fois des armes de lutte contre le capitalisme et des structures pérennes post-capitalistes.

    Pour contribuer à l’élaboration collective de ces positions, je livre pour finir quelques réflexions inspirées des travaux en cours sur la Sécurité sociale de l’Alimentation et de la critique du livre de Borrits (qui se révèle bien utile de ce point de vue). Elles portent sur la forme générale des caisses de Sécurité sociale, sur leurs formes de propriété propriétaire ainsi que sur la forme de propriété par les producteurs.trices.

    Forme générale des caisses de Sécurité sociale

    La première question est de savoir si, dans le cas de sécurités sociales partielles (de l’alimentation, du logement, de l’eau, etc.), elles devront être séparées de la Sécurité sociale telle qu’elle existe aujourd’hui, ou au contraire intégrées, et à quelles conditions.

    La séparation peut paraître une idée attirante. Elle évite l’inclusion dans une grosse machine administrative à la réputation bureaucratique, et elle contourne la réalité de la dépossession démocratique que nous avons déjà subie. Une caisse indépendante et de taille limitée paraît mieux permettre une prise en main directe par la population. Au-delà, je n’y vois pas d’avantages. J’y vois par contre de sérieux inconvénients pour leur mise en place dans un environnement capitaliste. L’éclatement de la Sécurité sociale en plusieurs caisses me semble être dans l’intérêt des capitalistes. Tout d’abord, elle les fragilise beaucoup. Un caisse comme celle de Sécurité sociale de l’alimentation gérerait à elle seule 150 milliards d’euros. Cette somme, il convient de la mettre en regard non seulement des besoins qui seraient couverts, ce qui la justifie, mais aussi, plus trivialement, en regard des 70 milliards de fortune personnelle de Bernard Arnault. Un seul homme, un seul capitaliste, posséderait près de la moitié du budget de la caisse de SSA. Et nous savons que les capitalistes n’hésitent pas à oublier leur concurrence et à s’unir contre l’ennemi de classe commun. Que pèserait alors les 150 milliards socialisés aux mains des producteurs.trices face au pouvoir de nuisance de la classe capitaliste toute entière ?

    La puissance d’action des caisses serait d’autant plus réduite que leur séparation rendrait difficile, voire impossible, la péréquation des ressources entre elles. À chaque variation défavorable de la conjoncture (pour l’alimentation : une mauvaise récolte ; pour l’eau : une sécheresse, etc.), chaque caisse concernée devrait se débrouiller toute seule, ou presque, avec des risques de ralentissement de la production qui décrédibiliserait l’économie socialisée et laisserait des brèches dans lesquelles, encore une fois, les capitalistes ne manqueraient pas de s’engouffrer.

    Enfin, l’élection de représentant.e.s aux Conseils d’administration de chaque caisse serait difficile en pratique et il faudrait en passer par le tirage au sort. Il est tout à fait avéré que chacun et chacune, correctement formé.e et informé.e, peut prendre des décisions complexes en toute pertinence. Mais on peut craindre que les CA des caisses apparaissent finalement loin de tout un chacun, dont les chances d’être désigné resteront somme toute faibles. À l’inverse, des élections pour des instances économiques comme ces caisses sont un facteur potentiel important d’une conscience de classe. Seulement, elles ne peuvent se faire que dans le cas où ces caisses sont bel et bien unifiées, avec des modes de désignation des administrateurs et administratrices différents de l’actuel paritarisme des « syndicats représentatifs ».

    J’en reviens donc à ce que je disais plus haut. Il conviendrait, à mes yeux, d’orienter nos activités : 1) vers la poursuite de l’élaboration de la SSA comme prototype et de toutes les sécurités sociales partielles pertinentes ; 2) vers une réflexion sur la refonte de l’actuelle Sécurité sociale, avec retour à la désignation des administrateurs.trices par des élections directes (sous quelle forme ?), passage de l’assiette de cotisation de la masse salariale à la valeur ajoutée et indépendance vis-à-vis de l’État politique ; 3) vers une mise en forme et une diffusion la plus large possible de nos travaux non seulement vers les partis et organisations amies ou cousines, mais avant tout vers l’ensemble de la population. Sur ce dernier point, comme je l’ai déjà signalé, on peut espérer un bon accueil si on sait mettre an avant la double dimension, économique et politique, de nos projets, entre autre à travers le fait que nous proposons une représentation économique pour faire pendant à la représentation unilatéralement territoriale de l’État bourgeois (président.e, député.e.s, sénateurs et sénatrices).

    Le gros inconvénient d’une telle structure est qu’elle sera quasiment étatique – elle le sera d’autant plus qu’elle devra pouvoir faire appel aux moyens régaliens de l’État pour faire respecter ses décisions par les capitalistes. Et notre but n’est certainement pas de remplacer l’État bourgeois par une version nouvelle de l’État ouvrier. Mais en même temps, est-ce évitable dans l’immédiat ? L’idée marxiste selon laquelle l’État est l’instrument d’une classe pour imposer sa puissance aux autres classes, trouve une illustration dans la nécessité d’unifier les caisses de Sécurité sociale pour faire front aux nuisances du capital. Il semble alors que, tant que ces caisses auront parmi leurs buts de combattre le capitalisme, même par incidence, il faut accepter qu’elles aient d’abord une allure étatique et concevoir d’emblée le dépérissement de leur pouvoir étatique dès lors que la classe capitaliste aura perdu son pouvoir de nuisance. Dit autrement, les caisses doivent fonctionner comme un contre-État économique faisant pièce à l’État politique – où « contre-État » ne signifie pas un État contre un État mais une mesure pour contrer l’État. Une clé de ce contre-État me paraît être dans ses formes de propriété.

    À cet égard, on peut reprendre la définition classique de la propriété recouvrant un droit d’usage, un droit d’aliénation et un droit au profit. À vrai dire, ces droits semblent exister dans toutes les sociétés, même s’ils ne sont pas conçus comme tels. Pour les sociétés de chasseurs-cueilleurs, par exemple, un territoire est la possession d’un groupe social qui a le privilège d’y prélever ses moyens d’existence, éventuellement d’inviter un autre groupe à partager ces privilèges, mais aussi de les abandonner à titre personnel, quand un membre change de groupe et donc de territoire, ou à titre collectif, quand tout le groupe migre et change de territoire13. Ce qui m’intéresse ici, c’est que la propriété est directement collective/personnelle, et non individuelle. Le problème n’est alors pas celui que se pose Borrits, de savoir s’il faut une propriété ou une « non-propriété », mais bien d’organiser des formes de propriété collectives/personnelles plutôt qu’individuelles.

    Formes de propriété des caisses de Sécurité sociale – propriété collective

    Une première question porte sur la propriété des caisses : de qui les caisses sont-elles la propriété ? Dès lors qu’elles concernent un territoire et sont gérées par la population de ce territoire en vue de son profit collectif, on ne peut pas répondre que les caisses n’appartiennent à personne. Elles appartiennent à la population de ce territoire. Et ce n’est pas là qu’une question de pure forme car cette propriété ne peut être effective que si la population du territoire peut réellement gérer ce territoire, dans son ensemble et collectivement comme dans chacun de ses membres et personnellement14. Cette condition a ses exigences en termes de désignation des membres des Conseils d’administration des caisses.

    J’ai dit pourquoi je considère que, dans l’immédiat, pour des raisons stratégiques dans la lutte contre le capitalisme, cette désignation devait passer par des élections : ces élections seraient un moment important dans la formation d’une conscience de classe. Leur remise en place demandera un effort d’imagination pour définir les collèges électoraux. En effet, l’opposition salarié.e.s/patrons15 perd beaucoup de sens dans l’universalisation de la notion de producteurs.trices. En droit, sont producteurs.trices aussi bien les salarié.e.s que les patrons, mais aussi les indépendants, artistes, parents au foyer, etc., tous producteurs.trices de valeurs d’usage. La classe productive est d’emblée une classe « pour soi » : en sont membres de fait tous ceux et toutes celles qui reconnaissent leurs intérêts comme intérêts de producteurs.trices. On ne peut donc pas en exclure a priori les patrons qui sont également des producteurs.trices de valeurs d’usage. D’où l’importance de la définition des collèges électoraux qui peut se faire à partir d’une multitude de critères : selon la forme d’activité ou de non activité professionnelle, selon le montant des revenus, selon la forme de ces revenus (salariés, non-salariés hors dividendes et jetons de présence, dividendes et jetons de présence, etc.).

    Mais je ne crois pas que les élections n’aient de validité que dans l’immédiat et puisse être entièrement remplacées par le tirage au sort. Même si chacun.e correctement formé.e peut se prononcer pertinemment, la question continuera à se poser de qui organisera et assurera cette formation, d’une part, et de la place que pourront occuper les pensées minoritaires. Les débats pré-électoraux devront alors subsister comme outil irremplaçable pour éviter la fermeture de l’expertise sur elle-même et la domination sans partage de la majorité. Mais on peut aussi imaginer un système mixte où un collège tiré au sort pourra exercer une surveillance des administrateurs.trices élu.e.s et, le cas échéant, une correction.

    Enfin, une condition sine qua non de la propriété des caisses par les populations concernées est que chaque membre de ces populations doit avoir accès au minimum de formation nécessaire pour en comprendre les enjeux. De ce point de vue, on ne peut pas craindre d’être trop ambitieux et il faut imaginer un droit de formation politique et économique, différent du droit actuel à la formation professionnelle en ce qu’il ne dépendra pas d’un choix individuel et d’une durée d’occupation d’un poste de travail, mais devra être inclus dans les conditions de travail. Il pourrait s’agir (en attendant la généralisation du salaire à vie) d’heures hebdomadaires payées et où seraient discutés les fondements de l’économie politique, la conjoncture sociale et la situation de chaque entreprise ou unité de production.

    Formes de la propriété par les caisses de Sécurité sociale – propriété collective/personnelle

    Une seconde question porte sur la forme de propriété par les caisses des moyens de production. Nous réfléchissons actuellement cette propriété comme « propriété patrimoniale » sans que la pertinence de cette forme ait été discutée. Je suppose que nous l’avons adoptée parce qu’elle implique l’inaliénabilité des biens concernés de par leur caractère collectif. Le « patrimoine » n’est pas une propriété individuelle mais la propriété d’une lignée (familiale, nationale…) et qui le gère est responsable devant tous les membres de la lignée, passés, présents et futurs, ce qui complique de fait et rend presque impossible toute aliénation. Mais il me semble que la propriété patrimoniale, parce qu’elle est lignagère, n’est pas d’abord une propriété de classe mais une propriété d’ordre, d’état au sens de l’Ancien Régime (de « stand » chez plusieurs auteurs marxistes). Typiquement, c’est la propriété qui échappe aux exactions seigneuriales, soit en tant que commun d’usage paysan, soit en tant que domaine royal, domaine de la couronne inaliénable par le seigneur Roi pour son bénéfice personnel. Avec le passage au capitalisme, la propriété patrimoniale est devenue un apanage principalement de l’unique état persistant : l’État.

    Accorder aux caisses une propriété patrimoniale sur les outils de production, c’est leur fixer une place étatique en pratique inamovible pour s’assurer le principe de l’inaliénabilité de ces outils. Et encore l’inaliénabilité ne garantit aucunement l’usage qui en sera fait. Il est tout à fait possible d’organiser de grandes messes rock et de fastueux banquets d’entreprise sur le site patrimonial inaliénable du château de Versailles. Et on peut craindre qu’il soit tout à fait possible aux caisses d’user comme elles l’entendent des outils de production, tout inaliénables qu’ils soient, dès lors qu’elles en auront la propriété patrimoniale et l’habileté à bâtir un argumentaire justificatif.

    Il nous faut alors sortir du cadre juridique existant pour inventer une nouvelle forme de propriété adaptée à la fonction des caisses. Cette fonction, je crois, peut être résumée au plus juste par la garantie de la poursuite de l’activité économique en propriété d’usage, en subventionnant cette activité, en s’assurant de sa viabilité et de son caractère d’usage, en en gérant le fruit sous forme de cotisations sociales. La propriété est ici directement divisée entre la caisse et les propriétaires d’usage : la première en gère le profit comme profit collectif tandis que les seconds en ont l’usage à titre personnel. Cet usage ne peut pourtant pas être inconditionnel : d’une part, par réalisme économique les caisses ne pourront pas continuer à subventionner des entreprises insuffisamment productives ; d’autre part, elles auront pour mission que l’usage qui est fait de ces entreprises garde un caractère non lucratif. Il faut donc prévoir des conflits entre les caisses et les propriétaires d’usage des outils de production et la résolution de ces conflits de la meilleure manière exige de sortir d’une relation bilatérale entre les caisses et les propriétaires d’usage directs.

    Au minimum, deux instances doivent être dotées de droits de décision, et donc de droits de propriété : le collectif des propriétaires d’usage du bassin ou du secteur de production concerné, et les collectivités locales impactées par la production. Le premier sera le mieux à même de connaître les réalités des conditions de production et de juger de chaque cas singulier en fonction de ces réalités, les secondes seront les mieux placées pour défendre les intérêts des producteurs.trices en tant qu’ils sont aussi des habitant.e.s. Ce dernier problème relève de l’aménagement du territoire : par exemple, faut-il subventionner telle ou telle activité non rentable pour satisfaire les besoins de tel ou tel territoire ? Faut-il interdire telle ou telle autre à cause des nuisances riveraines ? Mais, de ce point de vue de l’aménagement du territoire, une voix doit aussi pouvoir être accordée selon les cas à des instances supérieures aux instances directement concernées : pouvoirs publics ou syndicats professionnels.

    Cette répartition des droits de décision ne doit pas forcément être égalitaire entre toutes les instances concernées. Dans tous les cas, je pense qu’un droit éminent doit être accordé conjointement aux caisses, aux propriétaires d’usages directs et au collectif des propriétaires d’usage du bassin ou du secteur de production. Et inversement, on peut imaginer qu’un droit seulement délibératif sera donné aux instances supérieures à celles directement concernées. Différents cas de figures doivent ainsi être envisagés, selon la nature de la production sur laquelle porte la décision. Mais il s’agira toujours, avec les droits décisionnels, d’une partie de la propriété effective. Car l’idée, ici, est bien de partager la dimension de propriété associée à la fonction de garantie de la continuation de l’activité économique en propriété d’usage et de créer une copropriété de garantie en regard de la copropriété d’usage des entreprises. À cette condition, le caractère étatique des caisses unifiées peut s’exprimer à plein dans la lutte contre le capitalisme, en tant qu’elles seront un outil de cette lutte par leur position d’interface entre les producteurs.trices et les capitalistes. Autant cette lutte perdra en intensité par la disparition du capitalisme, autant la position d’interface perdra de son importance et autant le caractère étatique des caisses dépérira.

    Forme de propriété d’usage – propriété personnelle

    Pour finir, je voudrais revenir sur la notion de propriété d’usage que nous avons pris l’habitude de voir dans une opposition avec « propriété lucrative ». Les travaux de Borrits permettent au contraire de voir qu’une propriété d’usage lucrative est tout à fait imaginable dès que les revenus des propriétaires d’usage dépendent de la valorisation de leur production sur le marché. Autant que je puisse la concevoir, la propriété d’usage est non lucrative si et seulement si les revenus du propriétaire sont déconnectés de son activité productive effective, c’est-à-dire uniquement si le propriétaire est dans un régime salarial (et même si une partie seulement de la société est sous ce régime). Cet état de fait, nous devons le conceptualiser et trouver le moyen de le faire rentrer dans notre vocabulaire.

    Nous le devons d’autant plus qu’il peut poser problème du point de vue des réformes partielles. Pour les grandes entreprises, on peut penser que le régime salarial paraîtra naturel puisqu’il ne sera qu’une continuité du régime actuel dans de bien meilleures conditions. Et cela sera vrai y compris des entreprises en position de monopole sur la production de biens de premières nécessités, ce qui écartera le danger que j’ai signalé à propos du régime coopératif : la question du montant des salaires étant évacuées, d’éventuels conflits auront toutes les chances de porter sur des enjeux moins délétères. Par contre, pour la petite production indépendante, le régime salarial sera plus difficile à normaliser. Il y a là des centaines de milliers de producteurs et productrices très à cheval sur leur indépendance et qui risquent bien de refuser une salarisation qui leur apparaîtrait comme une dépendance vis-à-vis d’une caisse employeuse.

    Sauf à décider d’une salarisation forcée sur le mode stalinien, ce qui est très mauvais en général pour la production, les projets de réforme partielle doivent envisager les deux formes de propriété d’usage : une propriété d’usage lucrative qui sera un reste de la propriété privée lucrative actuelle mais qui devra assurer de meilleure conditions de production ; et une propriété d’usage non lucrative dont le propriétaire sera salarié par les caisses. Il va de soi qu’il faudra que la seconde soit d’une manière ou d’une autre un peu plus dynamique que la première, pour qu’elle parvienne finalement à s’imposer.

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    1 - Rudolph Hilferding, Le capital financier, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1910].

    2 - Idem.

    3 - Franck Lebas a rendu raison de l’aspect fantaisiste de cette étymologie et en a proposé une autre, bien plus stimulante (Franck Lebas, « L’arnaque de l’étymologie du mot travail », site de Réseau salariat, publié le 11 mai 2017, URL : {.Site.BaseURL}/ad500f7ce534212085c25a6151f229db).

    4 - Benoît Borrits, « Vaincre Macron… tout seul ? », Contretemps, 23 janvier 2018, URL : https://www.contretemps.eu/vaincre-macron-tout-seul-lire-b-friot/

    5 - Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le ghetto du gotha, Paris, Points, 2010, passim.

    6 - Exemple que je tiens d’un journaliste ayant assisté à un de ces banquets.

    7 - Miguel Benassayag, Le Mythe de l’individu, Paris, La Découverte, 1998, p. 17.

    8 - Karl Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Paris, Payot & Rivages, 1996 [1847], p. 172.

    9 - Idem, p. 98-99.

    10 - Miguel Benassayag, op. cit., passim.

    11 - Benoît Borrits, « Vaincre Macron… tout seul ? », op. cit.

    12 - Ou bien faut-il supprimer cette violence-là en attribuant un salaire dès la naissance, comme le pensent certain.e.s camarades ? Pourquoi pas, mais il faudra s’assurer que cette violence ne ressurgisse pas ailleurs, sous d’autres formes, avec une autre intensité.

    13 - Voir par exemple Maurice Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984, p. 99-161.

    14 - Ces réflexions sur les territoires concernés par les caisses peuvent s’appliquer aussi bien si les caisses se spécialisent par secteurs de production.

    15 - Je n’ai pas trouvé de féminin à « patron » ; on dirait que la bourgeoisie n’aime pas l’écriture inclusive !