Non, la « dépense » publique n'est pas une dépense !

25/02/2012     BERTRAND BONY

    Non, la « dépense » publique n'est pas une dépense !

    La représentation courante du PIB, largement alimentée par le discours dominant mais curieusement rarement démentie par ses opposants, est la suivante : les entreprises produisent la valeur économique. Mais cette valeur subit une ponction par l’intermédiaire de l’impôt et des cotisations sociales, solidairement désignés sous le vocable de « prélèvements obligatoires », affectés au financement des institutions publiques : l’État, les collectivités territoriales, les institutions de protection sociale etc. et qui viendraient, du fait de leur inefficacité postulée, pénaliser l’économie en consommant (c’est la « dépense publique ») des ressources qui auraient pu être beaucoup mieux employées par les entreprises.

    Conséquence : cette « dépense » (les sommes prélevées sont comptabilisées comme charges dans les comptes des entreprises), au pire inutile, au mieux excessive, il serait de bonne gestion de la réduire, voire la supprimer, au nom de la compétitivité et de l’emploi. Le taux de prélèvements obligatoires est ainsi présenté comme un indicateur des « économies » possibles justifiant les « réformes » visant à diminuer la « dépense publique », et se traduisant par des « plans d’austérité » dès lors présentés comme « inévitables ».

    Or que nous disent les comptes nationaux publiés par l’Insee ?

    L’INSEE estime chaque année la production en la décomposant en cinq « secteurs institutionnels » que l’on peut regrouper schématiquement en deux grands secteurs : les sociétés financières et non financières constituant le secteur marchand, les autres secteurs (ménages, Institutions publiques et ISBLSM) constituant le secteur non marchand (mises à part les entreprises individuelles mais dont le poids est peu élevé). Or si l’on fait cette partition on constate qu’environ 40% du PIB, c’est à dire de la création de valeur économique, proviennent du secteur non marchand ! Ce qui nous est présenté comme une soustraction (dépense) est en réalité une addition ! Le secteur non marchand présenté comme une charge, représente en réalité 40% de la valeur produite chaque année !

    Comment une telle confusion est‑elle possible ? Parce que nous assimilons flux de monnaie et flux de valeur. Essayons d’y voir plus clair.

    Le PIB, s’il exprime le flux de création de valeur économique de l’année, ne correspond en aucun cas aux échanges monétaires effectués sur cette période, pour plusieurs raisons.

    Prenons l’exemple d’une entreprise A qui vend pour 100 000 euros (c’est son chiffre d’affaires annuel). Pour produire, elle a dû acheter des biens intermédiaires à l’entreprise B pour 40 000 euros, qui elle‑même a acheté à l’entreprise C des matières premières pour 10 000 euros (nous supposerons que la chaîne d’achats s’arrête là). Les échanges monétaires ont été de 100 000 + 40 000 + 10 000 = 150 000 euros. Cependant le PIB ne comptabilise que la somme de valeurs ajoutées (100 000 – 40 000 = 60 000 pour A, 40000‑10000 = 30 000 pour B, et 10 000 pour C) soit seulement 100 000 euros. Ainsi la production de 100 000 euros de valeur économique s’est traduite par 150 000 euros d’échanges monétaires. Ajoutons que nous ne savons rien de la quantité de monnaie nécessaire pour effectuer ces échanges, car, si l’on imagine par commodité que toute la monnaie se présente sous forme de billets ou de pièces (ce qui ne change rien à la validité du propos), un même billet peut avoir participé à plusieurs échanges au cours de la période (leur nombre dépend de la vitesse de circulation de la monnaie). De plus les échanges monétaires nécessaires à cette production de 100 000 euros de valeur économique auraient pu être tout à fait différents si l’organisation de la production avait été différente. Il n’y a donc aucun lien entre la valeur économique créée et le montant des échanges. Les quelque 1100 milliards de PIB attribués aux activités marchandes (entreprises non financières et entreprises financières) ne reflètent en rien la circulation de monnaie.

    D’autre part, que sont devenus en fin de période la monnaie et la valeur ? Si les biens et services produits ont été consommés, leur valeur a disparu, alors que la monnaie (toujours sous notre hypothèse qu’elle est purement fiduciaire, ce qui ne change toujours rien) les pièces et billets sont toujours en circulation. Et ils ne vaudraient rien si la production s’arrêtait là ! La monnaie n’a pas de valeur « en soi », sa valeur n’est que l’expression de la valeur économique en cours de production, s’il y a production !

    Allons plus loin. Notre entreprise A, en plus de ses achats, a dû payer ses salariés (leur salaire net), des cotisations sociales (salariales et patronales) et des impôts (mettons 40 000 euros pour l’ensemble), le reste (soit 20 000 euros) constituant son profit (ou excédent brut d’exploitation). De son point de vue, elle aura bien « dépensé » 80 000 euros.

    Imaginons maintenant que notre entreprise A vende des déambulateurs, ses clients vont être des retraités ou des hôpitaux ! Tous agents économiques ayant obtenu leur monnaie grâce aux prélèvements obligatoires qu’ils emploient ainsi sous l’appellation de « dépense publique » ! Et là nous découvrons que les « dépenses » (cotisations sociales dans ce cas) de notre entreprise sont en même temps ses « revenus » (son chiffre d’affaires). L’économie est un circuit, toute dépense pour un agent économique est un revenu pour un autre, et il est donc impossible de généraliser à l’économie dans son ensemble les raisonnements valables pour un seul ! Toute la monnaie sortie des entreprises pour alimenter la « dépense publique » y revient sous forme de chiffre d’affaires. L’État et l’ensemble des institutions publiques remettent toujours en circulation dans l’économie marchande toutes les sommes qu’ils ont collectées. S’il en était autrement ils auraient un stock énorme de monnaie or vous savez bien que « les caisses sont vides » !

    Les fonctionnaires et salariés des institutions publiques, dépensent leur salaires dans le secteur marchand, les institutions publiques dépensent leurs ressources monétaires sous forme de commande publique adressée au secteur marchand. Il n’y a là aucune ponction comme on tente de nous le suggérer !

    Par parenthèse, notons que l’effet des plans d’austérité visant à réduire la dépense publique ne peut être qu’une baisse de la croissance (mesurée comme la croissance du PIB), voire une récession, par un double mécanisme : la réduction des recettes publiques réduit à la fois la production du secteur non marchand (moins de services publics) et la demande adressée au secteur marchand. L’objectif  ne peut donc en être une quelconque amélioration de la situation, mais plutôt, mais sans l’avouer, sa suffisante dégradation pour présenter la privatisation des services publics comme l’ultime et inévitable solution.

    Si nous voulons sortir de l’impasse dans laquelle nous enferme cette représentation du secteur non marchand comme un puits sans fond de gaspillage de la valeur que seul créerait le secteur privé il faut que nous cessions d’adopter le point de vue de la classe dominante (qui ne l’est précisément que du fait que ses représentations sont acceptées comme « la » représentation dominante !).

    Sortir de l’impasse

    A la confusion entre flux de valeur et flux économique s’ajoute une confusion sur la nature du travail. La représentation courante du salaire en fait soit le prix de la force de travail soit la rémunération de la productivité du travailleur. Dans les deux cas ce prix se forme sur le marché du travail sur lequel les employeurs viennent acheter ce qui se présente comme un intrant du processus de production. Dans cette acception il n’y a donc travail que dans le cadre de l’emploi, et tout flux monétaire non directement affecté à payer la force de travail ou sa productivité est considérée comme un « détournement » de valeur pour un motif extérieur au travail et par conséquent parasitaire. C’est d’ailleurs sur cette base que les propositions de remplacement de la cotisation sociale par l’impôt pour financer la protection sociale, trouvent une relative acceptation, y compris parmi les opposants à cette « réforme ».

    Cette représentation n’est par ailleurs qu’une convention, car il n’est pas possible de définir ce qui est travail par la nature de l’activité concrète réalisée. Une même tâche concrète (faire la cuisine, cultiver des légumes, construire une maison etc.) n’est en effet considérée comme un travail que si elle est réalisée dans le cadre d’un emploi, sinon elle est tout au plus reconnue comme une « activité » utile, voire même nécessaire, mais ne produisant aucune valeur économique.

    Ainsi la convention de travail qui sous tend notre représentation courante veut que ne soient reconnues comme travail, c’est-à-dire créatrices de valeur économique et à ce titre rémunérées par un salaire, que les activités réalisées dans le cadre de l’emploi, donc sous l’autorité absolue d’un employeur qui seul décide du contenu, de la localisation et de l’organisation de la production de marchandises en vue de mettre en valeur un capital. Toute autre activité, fût‑elle utile, n’est pas un travail.

    Or, dans sa forme actuelle, le salaire est en réalité très éloigné de ce que donne à voir cette représentation courante. Mais faute d’y prêter suffisamment attention, ce que nous risquons c’est précisément de redevenir une simple force de travail. C’est ce que ressentent intuitivement les opposants à ce type de « réforme » qui y voient bien un risque de régression mais ne le voient que comme simple risque d’accroissement de l’exploitation de la force de travail. Or le conflit salarial a produit une réalité qui a bien sûr à voir avec l’exploitation de la force de travail mais porte aussi et dans le même temps sa subversion, certes pas sous une forme aboutie, mais cependant bien réelle à travers la qualification et la cotisation sociale qui font déjà la preuve qu’une autre convention de travail est possible.

    La qualification tout d’abord. Elle se présente dans le secteur privé comme celle du poste de travail. Qui occupe un poste de travail se voit attribuer (temporairement) la qualification professionnelle de son poste et le salaire correspondant (et il perd l’un et l’autre lorsqu’il perd son poste). Or cette qualification professionnelle, malgré ses insuffisances, est encadrée par des conventions collectives,  résultant de la négociation collective, qui s’imposent à l’ensemble des employeurs d’un secteur ou d’une branche et qui fixent des règles de détermination, d’évolution et de rémunération des qualifications, ce qui fait déjà du salaire un barème et non plus la stricte contrepartie d’un travail. Mieux encore, dans la fonction publique, la qualification se présente sous la forme du grade obtenu par la réussite à un concours. A la différence du secteur privé, le grade est attribué à la personne qui par conséquent le conservera, avec le salaire correspondant, indépendamment des postes qu’elle peut tenir et même à vie puisque sa pension lui est aussi payée en fonction de son grade. Ainsi les fonctionnaires font‑ils la preuve qu’il est possible d’avoir une qualification personnelle et un salaire à vie.

    La cotisation sociale ensuite, part socialisée du salaire, porte quant à elle deux avancées décisives. D’une part elle permet de payer un salaire à des gens qui travaillent hors de l’emploi (au sens ou l’emploi est défini plus haut par la convention capitaliste de travail). C’est le cas en particulier des salariés des hôpitaux ou des médecins conventionnés dans le cas de la cotisation maladie. Mais elle va plus loin encore, car la cotisation vieillesse paye également par du salaire des retraités du secteur privés qui se voient ainsi attribuer, enfin à titre personnel et irrévocable, la qualification moyenne (ce qui au demeurant n’est pas suffisant) des postes qu’ils ont tenus et le salaire à vie qui va avec.

    Les institutions salariales de la qualification et de la cotisation sociale, telles qu’elles sont  aujourd’hui, montrent qu’il est déjà possible de changer de convention de travail pour une convention basée sur la qualification personnelle et le salaire à vie, permettant de se passer du marché du travail et par conséquent des employeurs (au sens où ils sont définis plus haut et qu’il ne faut pas confondre avec les entrepreneurs ou les responsables hiérarchiques nécessaires à l’organisation de la production).

    Ainsi ce que la convention capitaliste de travail nous conduit à nommer (et par conséquent à admettre comme norme sociale) « prélèvements obligatoires » ou « dépense publique » est en réalité pour l’essentiel (la cotisation sociale, mais aussi tous les impôts finançant les salaires des fonctionnaires ) la part du salaire qui fait la preuve que plusieurs centaines de milliards d’euros par an peuvent être affectés à reconnaître comme travail des activités hors emploi sur la base de la qualification personnelle et d’un salaire à vie !

    Et le flux de monnaie correspondant reconnaît comme travail et donc comme créatrices de valeur économique des activités qui génèrent 40% du PIB. Car si la monnaie correspondante provient bien, (et y retourne), des activités marchandes, ce sont bien ces salariés hors emploi que sont les fonctionnaires, les soignants, les retraités etc. qui produisent la valeur ainsi reconnue.