Bernard Friot : « Ne plus rien attendre du marché des capitaux »

08/11/2014     BERNARD FRIOT , THOMAS PEYROT

    Bernard Friot : « Ne plus rien attendre du marché des capitaux »

    Le sociologue et économiste, spécialiste des luttes pour l’émancipation du salariat est venu samedi animer débat et atelier à la bourse du travail de Grasse. Au programme : Sécu et salaire à vie.

    Professeur émérite à l’université Paris-Ouest-Nanterre La défense, le sociologue et économiste Bernard Friot s’est notamment illustré par ses études comparatives des différents système de protection sociale en Europe. Il figure par ailleurs parmi les 38 membres du groupe de recherche de l’Institut européen du salariat (avec Mathieu Grégoire et Christine Jakse).

    Dans son dernier ouvrage Émanciper le travail, Bernard Friot redéfinit le concept de la lutte des classes. Au sein de l’association d’éducation populaire Réseau-Salariat, Bernard Friot donne des conférences et anime des ateliers de réflexion afin, notamment de promouvoir l’idée d’une « reconnaissance de chacun comme étant producteur de valeur par le biais d’un salaire à vie ! »

    Samedi dernier, après une étape à Mouans-Sartoux, Bernard Friot était à la Bourse du travail de Grasse, pour participer à une conférence et des ateliers organisés par Jérémie Ozog et Xavier Moplin, coprésident du Réseau-Salariat 06, en co-initiative avec l’Union locale CGT de Grasse, le Front de gauche ainsi que Grasse à tous. Rencontre.

    C’est quoi le Réseau-Salariat ?

    Il s’agit d’une association d’éducation populaire qui, à travers la France mais aussi la Belgique francophone, s’efforce d’animer des formations dans un cadre syndical, associatif (avec Attac) de la « gauche de la gauche »

    Une croissance à 0,4% en 2014 pour la France, un chômage en hausse. Même notre voisin allemand, dont le modèle économique est souvent montré en exemple, bat de l’aile avec une production industrielle en net repli (-25,4% pour l’automobile). On est au pied du mur ?

    Dans les pays capitalistes développés, on a un système qui ne nous apporte plus rien que la régression. Aussi bien pour l’activité que les droits des salariés. Mais ma lecture de la situation n’est pas, pour autant, pessimiste. Depuis sa création, le mouvement ouvrier a conquis des choses extrêmement importantes. Et qui sont toujours les clefs d’une sortie du capitalisme. Mais cela ne se fait pas en cinq minutes. C’est le fruit d’une série de maturations d’institutions qui se substituent au capital.

    Expliquez-nous l’idée qui vous est chère du « salaire à vie ». N’est-ce pas un peu utopique, dans la course permanente au profit ?

    Vous savez, il n’y a que 10% des salariés qui gagnent plus de 3000 euros par mois. Le salaire médian en France est de 1700 euros net. Or, sur les 2 000 milliards du PIB, 700 vont au profit, ponctionné par les propriétaires. Et sur ces 700 milliards, seulement 400 sont réinvestis. Mon idée n’est pas de dire qu’il faut mieux répartir la valeur qu’on crée. Ce qui est porteur d’avenir, c’est la sécurité sociale, à travers la cotisation. Et l’impôt qui finance les fonctionnaires. Lorsque nous payons des fonctionnaires, souvent on dit : « C’est de l’argent qui a été produit par d’autres qui va à des gens – certes utiles (enseignants, juges, personnel de mairies) – mais qui ne produisent rien ». On veut nous faire croire que seuls ceux qui ont un employeur capitaliste travaillent, créent de la valeur, mais sont ponctionnés… par les gens utiles. Tout cela pour diviser le monde du travail. Ce qu’invente le mouvement ouvrier, c’est le fait de dire : « Nous payons les fonctionnaires parce qu’ils produisent de la valeur, alors même qu’ils n’ont pas d’employeurs. » Quand je parle du salaire à vie, c’est sur le même modèle que celui de la fonction publique.

    Il ne s’agit donc pas d’un revenu de base ?

    Certainement pas, j’y suis farouchement opposé. Le revenu de base, c’est une roue de secours du capitalisme. En période de crise, on veut faire taire la population en distribuant de la menue monnaie à tout le monde, 1 000 euros annoncés dans les plus importants avancés. Le salaire à vie, au contraire, est attribué à la personne et non au poste de travail.

    La qualification serait donc prise en compte ?

    Bien sûr, avec une hiérarchie. Une fois qu’on a un niveau de salaire, c’est irrévocable. De 18 ans à la mort, il serait garanti. Il n’y aurait pas de période sans salaire. Dans une hiérarchie de 1 à 4, tout le monde, quel que soit son diplôme, démarre au niveau 1 de qualification, avec le même droit « politique », comme pour le droit de vote. A 18 ans, tout le monde à 1500 euros par exemple. Et dans ce rapport de 1 à 4, pas de salaire supérieur à 6 000 euros. Chacun peut donc faire carrière, à condition de passer des épreuves de qualification. Dans la progression, peuvent être prises en compte des tâches auxquelles le salarié a participé, et que d’autres n’ont pas envie de faire.

    Quels est votre sentiment sur la transition énergétique qui s’amorce ?

    Moi, je ne crois pas au capitalisme vert. Cela reste du capitalisme, avec une régulation pour simplement éviter ses excès.

    Selon votre logique, il faut donc tirer un trait sur le capitalisme. Et comment on y arrive ?

    On peut apprendre à se passer de l’employeur et du capitalisme dès l’école. Si on vous donne des notes, si on vous rentre dans la compétition, si on vous dit « profilez vos envies en fonction des exigences du marché du travail », on formate les gamins progressivement à se dire « après tout, c’est normal qu’il y ait des employeurs et des capitalistes… » Eh bien, non. Je dis que ce n’est pas normal du tout. Il faut que nous apprenions à nous en passer.