L'art de s'alimenter en temps de confinement... et après !

07/05/2020     KÉVIN CERTENAIS ET LAURA PETERSELL

    L'art de s'alimenter en temps de confinement... et après !

    Dans cet article, paru dans les blogs de Médiapart le 4 mai 2020, Kévin et Laura nous invitent à réfléchir sur l’alimentation dans notre société, les difficultés accrues pendant le confinement pour se nourrir et la pertinence de la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

    Depuis le milieu du mois de mars nous sommes en situation de confinement, l’économie capitaliste est supposée être quasiment à l’arrêt… sauf pour ce qui est des services essentiels, dont fait partie l’alimentation. Face aux nombreux enjeux que cette période révèle, l’idée d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation, comme l’envisage l’association Réseau Salariat, confirme toute sa pertinence.

    Le coronavirus entraîne un risque de mortalité pour la population. Cette maladie nouvelle touche tout le monde mais pas de manière égale. Les personnes ayant le plus de risque d’en mourir sont les personnes âgées… mais pas que !

    Le Haut Conseil de la Santé Publique dresse une liste des personnes ayant un risque de développer une forme sévère de Covid19, parmi lesquelles figurent les personnes souffrant du diabète et les personnes obèses. Et, dans les services de réanimation, plus de 80% des personnes souffrant de troubles respiratoires sont des personnes obèses ou en surpoids. Or,le diabète comme l’obésité sont des maladies ayant un caractère politique indéniable.

    Le documentaire Arte « Un monde obèse », de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, démontre à quel point ce phénomène relève de la responsabilité de notre système économique actuel. Les grandes entreprises de distribution contrôlent la chaîne alimentaire, la communication, le lobbying. Ce sont des acteurs qui pèsent très lourd dans la société et veulent nous vendre des produits mauvais pour la santé. Leur arme fatale est le prix : leurs produits à l’achat sont jusqu’à 60% moins chers que les produits frais et remplissent en priorité nos caddies, en particulier ceux des classes sociales les plus pauvres et racisées 1. Nous laissons l’industrie agro-alimentaire et sa stratégie commerciale ravageuse nous empoisonner dans le seul but de faire encore et toujours plus de profits.

    La « malbouffe » c’est la marchandise de l’industrie agro-alimentaire et ça nous tue !

    Les antagonismes de classe se rejouent violemment autour de l’accès à l’alimentation : qui a accès à de la nourriture de qualité ? Qui dépend de l’aide alimentaire 2?

    La place de l’alimentation dans nos budgets est fondamentale, elle est pourtant souvent la variable d’ajustement face à d’autres postes de dépenses contraintes qui ne cessent d’augmenter ces dernières années : loyer, énergie notamment. Le confinement entraîne la fermeture de toute restauration collective (cantine scolaire, restauration d’entreprise…). Cela accroît la part « alimentation » dans nos budgets. Par conséquent, de plus en plus de personnes ont du mal à se nourrir et nourrir leur famille. Il y a donc une dépendance accrue à l’aide alimentaire qui ne diminuera pas si nous n’arrivons pas à éviter la régression sociale de grande ampleur qui se profile, mettant des millions de personnes sur le carreau.

    Par ailleurs, le confinement nous oblige à davantage faire les courses, cuisiner, faire la vaisselle… Or, dans notre société, ces tâches sont très majoritairement assurées par les femmes. Ce sont elles qui culturellement, structurellement, ont la charge de « nourrir les autres » . En temps de confinement, le travail invisible et gratuit des femmes n’a pas cessé, bien au contraire ! Leur fardeau est alourdi par la réduction des budgets qui les frappe en priorité puisque les prolétaires d’aujourd’hui sont majoritairement des femmes.

    Où pouvons-nous acheter notre alimentation en temps de confinement ?

    L’Etat a fermé les marchés de plein vent, la grande distribution ne s’est jamais aussi bien portée, son chiffre d’affaire s’envole. Le Financial Times rapporte le 25 mars, que les Bourses de produits agricoles comme celles de Chicago et de Paris ont gagné respectivement 12 et 8 %.

    Si d’habitude le monde rural fait fuir au profit du monde urbain, le confinement inverse la tendance. Outre qu’il est nettement plus agréable d’être confiné-es au milieu des champs plutôt que dans une barre d’immeuble, l’accès à l’alimentation n’est pas le même. Ce n’est pas possible dans plein d’endroits de se nourrir ailleurs qu’au supermarché. Pourtant, la vente en circuits courts fonctionne à plein régime. Les petits producteurs et productrices qui pratiquent la vente directe s’en sortent mieux que celles et ceux qui dépendent de la filière agro-industrielle dont le modèle économique repose en partie sur la restauration collective et l’exportation.

    En ville, la pression démographique n’étant pas du tout la même, les réseaux de distribution en circuit-court ne sont pas encore assez développés pour répondre aux besoins. Les cohues dans les supermarchés en ce début de confinement ont fait les choux gras des médias et réseaux sociaux.

    Qu’est-ce que cette « peur de manquer » dit de nous ?

    Nous avons perdu tout pouvoir sur notre capacité à nous alimenter. Nous ne sommes pas autonomes mais dépendantes et dépendants du système alimentaire aujourd’hui régi par l’industrie agro-alimentaire. Car l’alimentation ne se résume pas à l’acte d’achat, c’est tout un système - qui englobe aussi production, transformation et distribution 3- que le confinement impacte.

    En temps de confinement, la fermeture des frontières empêche l’importation/exportation de denrées alimentaires. La grande distribution est obligée de se fournir auprès des productrices et producteurs exerçant en France. Mais le risque de pénurie alimentaire sur certains produits est réel.

    La France est le premier pays agricole européen. Les exploitantes et exploitants agricoles sont plus de 400 000 en France. Or, le salariat agricole représente 600 000 personnes dont beaucoup de CDD saisonniers. C’est l’emploi précaire d’une main-d’oeuvre étrangère, mal payée, souvent externalisée, invisibilisée dans les statistiques et parfois non déclarée. C’est apparu de manière évidente lorsque le syndicat FNSEA et le ministère de l’agriculture ont révélé au début du confinement qu’ils avaient besoin de 200 000 personnes pour des travaux d’habitude assurés par des personnes étrangères. Le confinement dévoile que le système productif français, relevant de la logique agro-industrielle, repose sur cette main d’oeuvre étrangère exploitée.

    Les travailleuses et travailleurs des abattoirs, des transports, des supermarchés… font partie des «héros » ou plutôt des « sacrifié-es » devant continuer à aller bosser au péril de leur santé et de celles de leur proches. Les très importants profits de la grande distribution qui battent tous les records en temps de confinement sont, entre autres, générés sur le dos de ces travailleuses et travailleurs toujours aussi mal payé-es et exploité-es.

    D’habitude, les invendus des supermarchés vont à l’aide alimentaire, mais, en temps de confinement le don de nourriture est largement réduit, remplacé par des chèques service. Et la filière continue de produire des denrées prévues à l’exportation mais qui ne peuvent pas sortir des frontières. Tout ceci entraîne un phénomène de saturation avec beaucoup de gaspillages. En parallèle, aujourd’hui, en France, des gens ont faim et elles et ils sont de plus en plus nombreuses et nombreux.

    Face à tous ces constats, l’idée d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation tel qu’envisagée par Réseau Salariat confirme toute sa pertinence.

    L’alimentation concerne tout le monde ! Construisons un système de sécurité sociale de l’alimentation (SSA) où des professionnel-les de la filière alimentation (production, transformation, distribution) seront conventionné-es par des caisses de SSA, selon des critères assurant une économie post-capitaliste. Ces professionnel-les seront copropriétaires d’usage de leurs outils de travail, elles et ils percevront un salaire à vie. Chaque habitant-e aura une somme d’argent mensuelle à dépenser auprès de ces professionnel-les conventionné-es ; et la valeur ajoutée produite par ces échanges marchands ira directement dans les caisses de SSA. Le système sera aussi financé grâce à une cotisation sociale assise sur la valeur ajoutée de toutes les entreprises.

    Une part du budget sera consacrée à l’investissement pour permettre l’extension de pratiques professionnelles conventionnables. Ces caisses seront gérées par le peuple avec le souci d’assurer un fonctionnement démocratique.

    La gestion démocratique des caisses de Sécurité Sociale de l’Alimentation par les habitant-es et les professionnel-les conventionné-es de la filière permettra de définir les demandes par bassin de vie, ainsi d’adapter les productions aux demandes. Les secteurs de la production, transformation et distribution seront ainsi relocalisés et diversifiés. Les caisses locales, en lien les unes avec les autres, s’organiseront pour répondre aux demandes non produites localement. Le travail gratuit des femmes pourra commencer à être reconnu via leur participation à la prise de décision au sein des caisses.

    L’autogestion (c’est à dire la copropriété d’usage de nos outils de travail) permettra de sortir de l’exploitation au travail. D’ores et déjà des initiatives se développent, comme dans le Diois, pour s’organiser entre professionnel-les et habitant-es : «on sait maintenant comment aider et où acheter, avec une activité paysanne valorisée et un collectif de travail autogéré».

    Le salaire à vie des professionnel-les conventionné-es les préservera de l’exploitation dans l’emploi et de leur dépendance au prix des marchandises. La valeur ajoutée créée par les entreprises conventionné-es sera directement versée dans les caisses de SSA. Cela permettra de déconnecter travail et enrichissement et évitera que ce soit toujours les mêmes qui s’enrichissent sur notre dos, au rang desquels figurent en bonne place les actionnaires de la grande distribution.

    L’allocation mensuelle permettra à toutes et tous de se nourrir correctement entraînant ainsi moins d’injustices sur le plan de la santé et de garantir un véritable droit à l’alimentation. Certaines municipalités ont le souci de contribuer au budget alimentation des foyers. Ainsi, la ville de Fenouillet, près de Toulouse, annonce que «elle va verser 150 euros à chaque famille afin de les aider dans la crise actuelle et soutenir les commerces locaux. »

    Comme l’écrit Benoit Borrits : « dans une économie de démocratie des travailleur·se·s, le droit de mobilisation des usagers·ères permet de concevoir l’unité productive comme un commun dans lequel la production serait définie conjointement par les salarié.es et les usagers·ères, avec des droits différenciés : aux usagers·ères le dernier mot sur la qualité et les modalités de distribution et notamment prix et subventions ; aux travailleur·se·s le contrôle plein et entier de l’organisation du travail » . Avec une Sécurité Sociale de l’Alimentation et la gestion souveraine et locale des caisses, cela nous permettra d’avoir une alimentation relocalisée, respectueuse du vivant donc résiliente en cas d’une autre pandémie ou tout événement bousculant l’ordre établi. Surtout, nous déciderons de ce que nous produirons et consommerons.

    1 Nous ne pensons pas que les races existent biologiquement mais nous savons qu’une partie de l’humanité souffre d’un système de racisation sociale visant à mettre « les blancs » au sommet et, de ce fait, leur accordant tout un tas de privilèges.

    2 Cette notion d’aide alimentaire est développée plus longuement dans l’article de Réseau Salariat qui présente le projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation

    3 Le système alimentaire, selon la définition qu’en donne Louis Malassis est « la manière dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture » (Malassis, 1994).

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