Retour sur les travaux de Lucien Sève

26/08/2019     XAVIER MORIN

    Retour sur les travaux de Lucien Sève

    « POUR UNE SCIENCE DE LA BIOGRAPHIE »

    suivi de « FORMES HISTORIQUES D’INDIVIDUALITE »

    Retour sur les travaux de Lucien Sève (Editions Sociales, 2015).

    Lucien Sève, né en 1926, est un philosophe marxiste. Son travail est d’un intérêt singulier puisqu’il nous propose de construire une théorie de la personnalité et de la biographie. Il nous montre par-là que le marxisme n’est pas seulement l’étude des rapports de classes, mais concerne également les formations individuelles. Son ouvrage le plus célèbre, Marxisme et théorie de la personnalité, publié aux Editions Sociales en 1969, explore résolument ce champ d’étude.

    Une première approche, plus succincte et condensée, nous est ici proposée à travers deux textes. Le premier, Pour une science de la biographie, rédigé par Lucien Sève, est la préface de la 4ème édition allemande. C’est un texte très vivant. Nous y suivons la chronologie des recherches de l’auteur. Nous l’accompagnons dans cette construction théorique, et sommes les témoins des difficultés qu’il rencontre. Le second est un article encyclopédique, Formes historiques d’individualité, publié en Allemagne en 2002 dans le dictionnaire historico-critique du marxisme dirigé par Wolfgang Fritz Haug (1). Il nous propose une synthèse de ce champ d’étude orientée dans le sens d’une science à venir. L’ensemble nous montre à quel point les « sciences humaines » (histoire, sociologie, psychologie…) sont largement inopérantes du fait de leur refus de l’approche matérialiste-historique.

    Nous présentons ici un compte-rendu de lecture de cet ouvrage que nous jugeons très stimulant en regard des thèses avancées par Réseau Salariat. Une première partie sera donc consacrée à l’étude de ce livre, bientôt suivie des résonnances qu’il peut trouver dans notre association, notamment nos propositions relatives au statut de producteur, au régime de propriété des moyens de production et au mode de financement de l’investissement. Nous espérons ainsi montrer que ces propositions, potentiellement transformatrices des formations sociales, le sont également, et simultanément, des formations individuelles.

    1 / Pour une science de la biographie :

    Les premières intuitions de Lucien Sève sont d’ordre littéraire : Stendhal, Sartre et la biographie de Goethe par Gundolf (2). Car en effet, ces romans d’apprentissage, ou de formation, révèlent en creux la construction historique de leurs personnages. Qu’en serait-il d’un Fabrice del Dongo (3) dans une autre époque ? Sa biographie, et donc sa personnalité, est une production originale du Premier Empire. Il est inséparable de Napoléon !

    Cependant cette approche littéraire est insuffisante, et même problématique, par exemple chez Sartre, dans L’enfance d’un chef (4), où l’affirmation d’un déterminant psychanalytique infantile semble oblitérer toute liberté du personnage. Le jeune Lucien Sève va donc suivre les cours de psychologie et les travaux pratiques de psychophysiologie de la Sorbonne. Il espère y découvrir quelques éléments théoriques sur la formation de la personnalité, mais n’y trouve que l’étude d’un psychisme impersonnel, sans aucune trace du vécu ni des événements d’une vie individuelle relatifs à l’Histoire et aux institutions. Ce n’est alors qu’une variante de la psychologie animale.

    Certes, la psychanalyse offre une approche plus personnelle et biographique de la psyché, mais son étude est quasiment absente des cours de la Sorbonne. De plus, elle se concentre essentiellement sur l’inconscient et le triangle œdipien. Selon Lucien Sève, de tels apports sont parfaitement recevables, mais ne disent pas grand-chose des déterminants économiques et politiques dans le parcours d’une vie. L’ensemble des sciences du psychisme semble donc globalement hors-sol, comme étranger aux institutions qui conditionnent pourtant très largement le parcours de nos vies. Il suffit de penser aux institutions du travail, de l’école, de la santé ou de l’information. Le cadre institué d’une époque opère puissamment sur la construction des personnalités.

    C’est en 1947 que Lucien Sève découvre le travail de Georges Politzer (5), quand les Editions Sociales publient deux de ses articles sous le titre La crise de la psychologie contemporaine. Selon son témoignage, il s’agit alors d’un véritable coup de foudre. Il y retrouve ses propres intuitions énoncées de manière bien plus claire et plus sûre : l’auteur y affirme très nettement le caractère idéaliste de la « science » de la psychologie. Certes, cette « science » ne relève plus de la théologie de l’âme, et passe désormais par le laboratoire, mais elle ignore obstinément l’imbrication de nos vies dans l’économie. Comment peut-elle prétendre à la catégorie de « science » à travers un tel protocole ? C’est une vie sans vie qui est à l’étude. Une vie en dehors de l’Histoire, dans un monde sans institutions relatives au travail et à l’économie.

    Les années passant, Lucien Sève poursuit ses études de philosophie et aborde l’œuvre de Lénine à travers deux gros volumes de théorie politique. Il y recueille de très nombreux exemples de l’influence des faits sociaux sur les biographies individuelles. Parmi ces exemples, il entrevoit comment le monde social peut construire une vie militante. C’est pour lui le commencement d’un long travail de recherche, centré sur la lecture de Marx. C’est notamment la 6ème thèse sur Feuerbach – L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux. – (6) qui l’amènera à formuler le concept de l’excentration sociale de la personnalité.

    Ceci posé, cette analyse demeure insuffisante. Elle semble encore réduite au seul travail du sociologue. Encore faut-il trouver comment cette excentration sociale est appropriée par l’individu, et montrer que ce phénomène ne se limite pas à l’action unilatérale du conditionnement qui pèse sur lui. C’est une interaction qu’il faut mettre au jour. Une dialectique. Mais le jeune Lucien Sève n’a pas encore lu Marx. Il fréquente cependant de nombreux philosophes du Parti Communiste. Son entrée dans la vie militante est toute proche.

    Au-delà du reproche de la banalité sociologique – les faits sociaux agissant sur l’individu – Lucien Sève se heurte à de nombreux obstacles. Nous sommes là dans les années 50. Les penseurs du matérialisme historique s’en tiennent au pavlovisme (7) comme seul chemin pour une psychologie matérialiste. La science de l’activité nerveuse supérieure leur semble suffisante en tant que science de la psychologie matérialiste. Le psychologue marxiste Henri Wallon (8) se montre avant tout soucieux de préserver l’unité de la psychologie. Quant à Althusser (9), il refuse catégoriquement l’idée même d’une anthropologie marxiste. Il perçoit la notion de personnalité en tant que notion bourgeoise, c’est-à-dire humaniste et idéaliste.

    C’est durant son service militaire, effectué en Algérie en 1952, que Lucien Sève étudie Le Capital de Marx. Plus encore que chez Lénine, il y recueille des éléments propres à fonder une véritable science de la biographie. Les observations foisonnent à travers lesquelles des traits de caractère sont le produit des institutions capitalistes. Prenons l’exemple du mode de création monétaire : il génère le caractère de l’avarice possessive (puisque cette monnaie génère la peur d’en manquer) ainsi que celui du luxe ostentatoire (puisque cette monnaie peut s’accumuler sans fin). Un mode communiste de création monétaire supprimerait derechef ces dérives névrotiques.

    Au-delà de ces quelques exemples, ce qui retient l’attention de Lucien Sève, dans l’œuvre de Marx, est la dialectique travail concret/travail abstrait (10), révélatrice d’une contradiction qui n’opère pas seulement à l’échelle des classes sociales, mais également dans la réalité biographique de l’individu. L’important est de bien voir que le travail abstrait du travailleur contient le travail concret qu’il effectue. Il produit quelque chose, mais cette production est décidée puis accaparée par un propriétaire lucratif. La reconnaissance du fait qu’il y a « travail » dépend directement de sa dépossession. Une telle aliénation n’est pas sans conséquences sur le cours de sa vie et la construction de sa personnalité.

    De retour à la vie civile, en 1953, Lucien Sève devient professeur de philosophie. Il devient également militant communiste. Le peu de temps qu’il peut consacrer à l’élaboration d’une psychologie matérialiste lui permet tout de même de produire deux concepts, à savoir l’acte et l’emploi du temps. Ces concepts affirment l’efficience de logiques historiques de la personnalité et de sa biographie, ces logiques agissant de manière socialement excentrées, c’est-à-dire par induction des rapports sociaux dans les vies individuelles. Ce premier mouvement de l’extérieur-social vers l’intérieur-individuel en entraine un second sous la forme d’une structuration dynamique interne des activités personnelles, par exemple le militantisme politique. C’est ici qu’opère le concept d’emploi du temps puisque l’activité en question s’inscrit nécessairement dans un ordre temporel. Selon Lucien Sève, ce concept d’emploi du temps, relatif à une science de la biographie, correspond à celui de structure de classe dans la théorie des formations sociales. Mais comment analyser ces activités ? En tenant compte de leur contenu social car ce sont ces contenus qui structurent l’emploi du temps : temps de formation, de travail salarié, de libre loisir, de militantisme, etc. Voilà pourquoi notre philosophe propose le concept d’acte, car l’acte est un moment de l’activité qui produit quelque chose dans le monde social. Dès lors, cette production de l’acte agit nécessairement sur le sujet, lequel en reçoit de multiples déterminations. La « science » de la psychologie observe habituellement ces activités en termes de conduite et de comportement, et oblitère ainsi leur sens et leur contenu, ce que seul le concept d’acte est en mesure d’analyser.

    Ces concepts ainsi posés, nous pouvons déjà en tirer deux leçons. La première est que l’objet d’une véritable science de la psychologie doit être la substance même de nos vies, c’est-à-dire nos actes. La seconde est que le matérialisme historique est inséparable d’un matérialisme biographique puisque le social et l’individuel agissent nécessairement l’un sur l’autre. Exclure le fait biographique du champ de notre étude, ainsi que le fait Althusser, relève d’un aveuglement dont nous devons sortir de toute urgence. La visée communiste demeure le dépassement des antagonismes de classes, mais elle est du même coup le plein développement des individus.

    Nous voici désormais dans les années 60. Lucien Sève devient membre du comité central du Parti Communiste. Son emploi du temps l’éloigne durablement de ce champ d’étude jusqu’au moment où il entre en conflit politique avec le philosophe Roger Garaudy (11), également partie prenante du bureau politique. Ce conflit tourne autour du concept d’humanisme. Lucien Sève s’oppose radicalement à la définition idéaliste, et donc bourgeoise, qu’en propose Roger Garaudy à partir d’une lecture par trop superficielle de la 6ème thèse sur Feuerbach. Sa lecture en désamorce la portée révolutionnaire puisqu’il lui fait dire que « l’individu humain est l’ensemble de ses relations sociales ». Une telle lecture exclut la dialectique. Elle ne voit qu’un mouvement unilatéral du monde social sur l’individu. Elle renvoie donc l’individu à son impuissance supposée. Ce n’est plus qu’une thèse ordinaire de psychologie sociale. C’est donc bien d’un humaniste dans sa version idéaliste dont il s’agit.

    Ce conflit aura le mérite de relancer notre philosophe sur le terrain d’une science de la biographie. Nous le retrouvons ainsi très offensif dans les colonnes de « L’Ecole et la Nation », la revue des enseignants communistes. Faisant le constat que la croyance relative aux dons intellectuels est très répandue, il y publie un texte intitulé Les « dons » n’existent pas (12). Cette croyance très grossière est construite en vue de justifier les inégalités par leur supposée innéité, mais cet argument n’est pas suffisant en lui-même, encore faut-il en apporter la preuve. Lucien Sève utilise pour ce faire les travaux que Lucien Malson vient de publier dans son ouvrage intitulé « Les enfants sauvages » (13). La thèse générale qui s’y trouve défendue est qu’on ne nait pas psychiquement homme mais qu’on le devient en société, ce qui vient confirmer très concrètement la 6ème thèse sur Feuerbach. Le débat est alors très vigoureux, mais Lucien Sève tient bon en s’opposant très fermement à cette justification de l’échec scolaire des enfants de la classe ouvrière, justification à peine voilée sous l’expression égalité des chances. Ce qu’il propose alors est une école dont l’objectif serait le plein développement de tous les enfants, ce qui nous semble le bon sens, mais rencontre une vive opposition. Le débat s’achève tout de même en sa faveur, mais du fait d’un soutien inattendu, celui du biologiste Jean Rostand (14), grande autorité en ce domaine. C’est donc de l’échec de l’institution scolaire dont il faut parler, et non de celui des enfants.

    C’est en 1964 que Lucien Sève se lance dans l’écriture de ce qui deviendra bien plus tard Marxisme et théorie de la personnalité. Les matériaux accumulés sont suffisamment conséquents pour ce faire, mais de nombreux points restent à élucider. Son postulat est qu’il n’y a pas de détermination directe du donné chromosomique à l’activité psychologique. Cette activité relève entièrement d’une biographie. C’est donc les logiques sous-jacentes de la biographie qu’il faut rechercher.

    Cependant l’époque est propice à de nouvelles lectures de l’œuvre de Marx. Althusser publie deux textes en 1965, Pour Marx et Lire « Le Capital » (15). Lucien Sève est sur la même ligne que l’auteur pour ce qui concerne les rapports de classe. Il partage également la critique de l’humanisme théorique fondée sur la notion fallacieuse de « L’Homme », cet « Homme-en-général » que personne n’a jamais rencontré ! Par contre, il se désole de constater qu’une théorie des formations individuelles, à ses yeux inséparable de la théorie des formations sociales, fait l’objet d’une fin de non-recevoir. Le dépassement des antagonismes de classes correspondrait pourtant au plein développement des individus, mais Althusser n’y perçoit que le retour du spectre de l’humanisme bourgeois. Il propose néanmoins une formulation qui retient l’attention de Lucien Sève, celle de forme historique de l’individualité. Il désigne ainsi les figures emblématiques comme « le capitaliste » ou « le travailleur salarié ». Voilà qui semble confirmer le concept de l’excentration sociale de la personnalité biographique, mais demeure en-deçà de nos attentes car ces formes historiques de l’individualité ne sont encore que des figures d’ensemble extrêmement réductrices. La diversité des personnalités est en effet beaucoup plus grande. La réalité de ce « capitaliste-en-général » ou de ce « travailleur-salarié-en-général » est encore tout-à-fait illusoire. C’est donc fort logiquement que Lucien Sève propose de corriger la formulation d’Althusser en parlant de forme historique d’individualité (et non « de l’individualité »), différence infime sur le plan verbal, mais de très grande ampleur sur le plan conceptuel. Il précise ce concept en l’articulant autour d’une dialectique entre les formes formées (le maître et son esclave, le noble et son serf, le capitaliste et son travailleur salarié, etc.) et les formes formantes, à savoir les matrices historico-biographiques de toutes les activités des individus. Ces formes formantes sont l’ensemble des institutions, au sens large de ce terme, par exemple les congés payés, le droit de manifester ou la scolarité obligatoire. La dialectique ainsi posée permet d’envisager une véritable science de la biographie et de la personnalité par l’analyse des rapports entre formes formées et formes formantes, et ce en termes d’actes et d’emploi du temps. C’est donc un champ d’étude très large qui s’ouvre, bien plus riche que celui de « L’Homme » de la psychologie ou celui de l’inconscient de la psychanalyse.

    Outre les ouvrages d’Althusser, d’autres événements viennent jalonner le travail de Lucien Sève : la parution des deux volumes des Grundrisse de Marx, et, bien sûr, l’épisode historique de mai 68. De même que Le Capital, les Grundrisse contiennent la possibilité d’une science de la personnalité, notamment dans le chapitre de l’argent où Marx revient sur la passion de l’avarice. Il en démontre l’origine historique-excentrée, à l’opposé d’une perception naturelle-interne habituellement observée par les psychanalystes. Si la pulsion d’avoir existe sans l’argent, elle rencontre tôt ou tard la satiété. Seul l’argent, du fait de sa forme abstraite, génère un caractère inextinguible à cette pulsion, caractère dont la provenance se situe dans le monde social, et non dans l’individu.

    Cependant Lucien Sève est bien conscient que de telles analyses, quand bien même elles consolident ses postulats, demeurent insuffisantes pour convaincre les psychologues. Elles risquent fort d’être perçues comme les spéculations d’un philosophe, et non comme une science en devenir, laquelle s’appuierait nécessairement sur l’expérience pratique et le laboratoire. Il s’emploie donc, dans le dernier chapitre de son livre, Marxisme et théorie de la personnalité, à développer ses deux concepts d’acte et d’emploi du temps. Il parle ainsi de composition organique de l’emploi du temps, de taux d’activités formatrices de capacités et de baisse tendancielle du taux de progrès de ces activités. Cet ensemble très technique de concepts doit pouvoir soutenir l’émergence de cette science qu’il appelle de ses vœux. Cette science aura donc une visée communiste : son objet sera de définir les conditions historiques du plein développement de tous les individus

    C’est au début de l’année 1969 qu’est publiée la première édition de Marxisme et théorie de la personnalité. L’ouvrage suscitera de nombreuses controverses, mais sera un succès. Il connaitra cinq éditions françaises, de 1969 à 1981, et sera ainsi diffusé à 25 000 exemplaires. Il en ira de même à l’étranger, aussi bien dans l’ancien bloc de l’est qu’en Europe occidentale. Une vingtaine de traductions verront le jour. Il faut cependant souligner que ce succès tient largement à la carrière internationale du livre, car l’accueil reçu en France est des plus mitigés, quand il n’est pas hostile. Le Parti Communiste est gêné par son caractère inclassable. Le groupe autour d’Althusser s’en tient à l’omerta. Du côté des psychologues, c’est le refus catégorique. De même chez les disciples de Lacan. L’ouvrage est relégué au rang d’une littérature idéologique sans grand intérêt. Les seuls débats vraiment sérieux, à la mesure des thèses proposées, nous viennent de l’étranger, notamment de Russie, par la voix du psychologue Alexis Léontiev (16), et de l’ancienne RDA, par celle de Gerhart Neuner (17). C’est donc du fait de cet accueil à l’étranger que l’ouvrage connaitra plusieurs rééditions. Notons ici que Lucien Sève accorde une plus grande importance à la 3ème, publiée en 1973, car elle contient une postface dont l’objet est de clarifier ses thèses. Mais il faudra attendre la fin des années 70, de ce côté du rideau de fer, pour que voit le jour une critique constructive. Celle du sociologue français Daniel Bertaux (18), celle du médecin italien du travail Ivar Oddone (19) et celle du philosophe français Yves Schwartz (20).

    C’est dans son étude intitulée Histoires de vie ou récits de pratiques ? (21) que Daniel Bertaux s’attarde sur Marxisme et théorie de la personnalité. Son analyse est globalement très favorable, mais il met en doute le terme de « vie » quand il est appliqué aux individus de la classe exploitée. Il suspecte une « illusion biographique » les concernant, tant ils subissent les événements. Il propose d’en parler en termes de « récits de pratiques ». Il est vrai qu’une distinction qualitative, pour observer « une vie », parait parfaitement justifiée. Dans sa pleine acception, une vie est une construction de soi plus ou moins réussie à travers le temps, et forme ainsi une personnalité. Lucien Sève reconnait que cette qualité de formation n’est pas accessible à tous, mais il maintient tout de même son point de vue du fait que tout individu humain existe dans une durée biographique, et ce à travers des actes et un emploi du temps, quand bien même la maitrise en serait très faible, et quelle qu’en soit la qualité. Par-delà la grande diversité des biographies et des personnalités, des plus atrophiées aux plus abouties, l’unité du genre humain demeure effective, non seulement en raison des données biologiques, mais également par le contexte historique général qui reste commun à tous les individus.

    La critique du médecin italien Ivar Oddone est plus nettement marxiste. Elle parait en 1981 dans son ouvrage intitulé Redécouvrir l’expérience ouvrière (22), publié aux Editions Sociales. L’expérience en question est celle des ouvriers de la Fiat à Turin. Ivar Oddone en démontre la richesse à travers l’ « instruction donnée au sosie ». Cet examen consiste à demander à l’ouvrier d’écrire toutes les consignes qu’il lui faudrait transmettre à un autre ouvrier pour que ce dernier devienne son « sosie », c’est-à-dire pour qu’il se comporte exactement comme lui pour effectuer son travail. C’est alors que la très grande complexité de ce travail est révélée. L’objectif d’Ivar Oddone est de montrer l’importance du travail concret au cœur du travail abstrait, ce qui l’amène à critiquer Lucien Sève pour qui tout le travail abstrait est donné pour faiblement formateur de capacités. Ivar Oddone reçoit Marxisme et théorie de la personnalité très positivement, excepté sur ce point. Une discussion s’impose, laquelle aura lieu à Turin, en 1984, avec les ouvriers de la Fiat. L’argument italien est que le travail concret reconnu comme travail abstrait est non seulement une formation de capacités de l’activité en elle-même, ainsi que le démontre l’instruction donnée au sosie, mais également une formation de capacités relatives aux luttes sociales et politiques. Cette critique des plus sérieuses retiendra l’attention de Lucien Sève, mais ne déclenchera pas de véritables changements dans son analyse. La raison en est tout simplement que ces formations de capacités dont il est question, si concrètes soient-elles, s’accomplissent au cœur du travail abstrait en mode de production capitaliste, et sont donc aliénées. La question que soulève cette discussion est plus sûrement celle de la pertinence de la ligne de lutte syndicale pratiquée à la Fiat. Les défaites successives, dans les décennies qui suivirent, semblent donner raison au philosophe : quelle que soit la richesse de l’activité abstraite, à l’échelle de l’individu et de sa biographie, elle demeure aliénante à l’échelle collective. C’est donc par la lutte des classes, et seulement par elle, que cette aliénation pourra disparaitre. Alors seulement le caractère épanouissant et émancipateur du travail abstrait pourra trouver toute son ampleur.

    L’autre critique de Marxisme et théorie de la personnalité nous vient du psychologue du travail Yves Schwartz, auteur d’une thèse de doctorat intitulée Expérience et connaissance du travail (23). Ce texte sera également publié aux Editions Sociales en 1987. Le point d’achoppement qu’il soulève concerne la contradiction bien connue entre une science du singulier et une science de l’universel. Nous tenons d’Aristote l’affirmation qu’ « il n’est de science que de l’universel ». Son enjeu est donc de dévoiler des lois générales. Il faut cependant observer que le réel ne propose que du singulier, et non de l’universel, ce qu’Aristote a également montré. Nous sommes donc convenus de scinder l’analyse en deux entités, une science abstraite de l’universel et un art pratique du singulier. Ainsi du chercheur dans son laboratoire et du praticien au chevet du malade. Le problème soulevé par Yves Schwartz est que Lucien Sève propose une science du singulier puisqu’il s’agit d’une science de la biographie constitutive de la personnalité des individus. La contradiction ici posée est de toute première grandeur, et la réponse qu’y apporte Lucien Sève est le dévoilement d’une révolution en cours en ce domaine. Il montre que l’approche scientifique par la recherche de l’universel consiste à repérer dans le réel ce qui est répétitif à l’identique. Ce qu’elle en exclut – le non répétitif – n’est rien d’autre que l’évolutif et l’historique (24), c’est-à-dire la temporalité transformatrice de toute chose. Nous retrouvons là l’impérieuse nécessité du matérialisme historique. Le monde que nous décrit la science est un monde immobile, au moins dans sa vulgate épistémologique, et donc un monde qui n’est pas sa propre production, toujours en mouvement, mais qui semble « tombé du ciel » ainsi qu’il apparait toujours dans les métaphysiques religieuses. Cependant Lucien Sève observe que la plupart des sciences se voient contraintes de prendre en compte la dimension temporelle des objets de ses recherches. La contradiction initiale est un leurre. Son dépassement est d’ailleurs à l’œuvre chez Marx qui ne décrit pas une société capitaliste abstraite, mais élabore des éléments théoriques permettant de penser chaque société capitaliste réelle et le mouvement nécessaire qui l’anime. Il passe donc de l’abstrait au concret, c’est-à-dire d’une conception métaphysique de l’essence à sa conception dialectique. Le renversement est complet : il ne s’agit plus de savoir comment le concret singulier est en général, mais en général comment se produit le concret singulier. Une science du singulier est donc parfaitement recevable, et même nécessaire. Nous pouvons la voir à l’œuvre chez Stephen Jay Gould à partir des théories darwiniennes (25). La nouvelle épistémologie consiste à conceptualiser les processus singuliers d’une réalité concrète. Appliquée à la science de la psychologie, cette méthode doit permettre de dépasser le seul savoir qui concerne les fonctions psychiques. Ces fonctions nous sont communes aux vertébrés supérieurs, mais le monde des humains ne se réduit pas à l’environnement naturel d’un animal ! La production d’une véritable science de la psychologie doit donc prendre en charge le contenu et le sens d’une vie humaine dans sa singularité. C’est bien là ce que propose Lucien Sève à partir des concepts d’acte, d’emploi du temps, de capacité, etc.

    Ce texte s’achève sur une synthèse des concepts fondamentaux pour une anthropologie marxiste et sur les apports du premier continuateur de Marx en ce domaine, le théoricien soviétique Lev Vygotski (26). La découverte par Lucien Sève des travaux de ce chercheur relancera ses propres recherches dans le sens d’un approfondissement de la dialectique activité abstraite/activité concrète appliquée au concept d’emploi du temps. De même concernant les concepts d’acte et de capacité dont l’articulation dialectique est poussée beaucoup plus loin chez Vygotski. Ces nouvelles avancées sont l’objet du dernier chapitre de L’homme ?, livre de Lucien Sève publié en 2008 aux éditions La Dispute (27). Nous pouvons donc constater que Marxisme et théorie de la personnalité est un chantier au long cours. Notre philosophe y travaille encore !

    Les concepts fondamentaux pour une anthropologie marxiste sont au nombre de cinq. Il n’est pas inutile de les présenter. Ils nous montrent bien que Marx, penseur des formations sociales et de l’histoire, est du même coup celui des formations individuelles correspondantes :

    - Tätigkeit, activité productrice,

    - Vermittlung, médiation par l’outil ou par le signe,

    - Vergegenständlichung, objectivation, la médiation produisant de façon cumulative un immense « monde de l’homme »,

    - Aneignung, appropriation de ce monde de l’homme par laquelle les individus s’hominisent, passant ainsi de l’état de vertébrés supérieurs à celui d’individus humains socialisés,

    - Entfremdung, aliénation par la société de classes à travers laquelle les individus sont dépossédés de ce monde de l’homme dont ils sont pourtant les producteurs.

    Enfin, nous terminons cette note de lecture en remerciant les Editions Sociales qui ont fait le choix très judicieux d’ajouter à cette publication l’article encyclopédique Formes historiques d’individualité publié en Allemagne en 2002. Cet article commence par affirmer que l’œuvre de Marx contient de très nombreux concepts manquants, c’est-à-dire bien présents mais non formulés, qu’il s’agit bien sûr de nommer et d’analyser. Ce concept de formes historiques d’individualité nous est ainsi présenté comme concept manquant reformulé par Lucien Sève à partir d’une lettre de Marx adressée à Pavel Annenkov (28) en 1846, lettre dans laquelle il affirme que « L’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel ».

    Cet article, d’une vingtaine de pages environ, est une synthèse des travaux de Lucien Sève présentée en sept points. Nous y retrouvons tous les concepts abordés précédemment ainsi qu’une résolution très nette en faveur d’un approfondissement de ses recherches. L’ensemble est présenté comme un vaste programme de travail qu’il s’agit encore de préciser dans sa méthode. C’est même la nécessité absolue du développement de telles recherches qui se trouve ici exprimée. Son enjeu est jugé crucial pour le devenir de l’humanité.

    2 / Biographie et personnalité dans les thèses de Réseau Salariat :

    Réseau Salariat n’échappe pas à la tendance générale d’une lecture de Marx entièrement centrée sur la révolution des formations sociales. Les thèses que nous développons sont pourtant porteuses de très grandes potentialités concernant les formations individuelles. Certes, ces deux révolutions sont à penser dialectiquement, mais il semble opportun de rétablir l’équilibre en portant notre attention sur le caractère émancipateur de nos thèses pour l’horizon biographique de tous les individus. Qu’il s’agisse du statut de producteur, du régime de propriété des moyens de production ou du mode de financement de l’investissement, nos propositions en passent obstinément par la subversion des institutions du travail dans le sens d’une plus grande liberté biographique. Cela étant, il faut bien préciser que cette liberté nécessitera une attitude individuelle et collective des plus responsables. La prise en main de l’économie par l’ensemble des producteurs est à ce prix. Mais sachons voir que cette attitude responsable constitue déjà en elle-même un enrichissement de la personnalité. Le lien de subordination actuellement institué dans le travail abstrait est certes porteur de très grandes souffrances, mais il est aussi le vecteur d’un certain confort. Nous avons pleinement intégré l’irresponsabilité économique, et avons même tendance à y voir la source d’une « liberté ». Il est donc très important de préciser que la « liberté » dont nous parlons est inséparable de la responsabilité.

    Mais revenons un instant sur cette notion de « liberté ». C’est la droite du champ politique qui en porte l’étendard. Elle nous parle incessamment de « liberté individuelle ». Mais de quelle « liberté » sommes-nous porteurs dans cette société ? D’une liberté subordonnée à un propriétaire ? D’une liberté de ponctionner de la valeur sur le travail d’autrui ? D’une liberté de s’endetter pour travailler ? Nous voyons bien qu’il s’agit là d’une « liberté » de contrebande, propre à flatter les égoïsmes, et non l’attitude responsable. Nos thèses sont l’expression d’une volonté de relier ces deux notions, liberté et responsabilité, et de les faire jouer pleinement dans leur rapport à l’individu et au collectif. C’est l’éthique communiste qui détermine toutes nos propositions.

    Ajoutons à cela qu’il nous semble urgent de reprendre à notre compte certains éléments du champ sémantique que « la droite » se réserve, non seulement la notion de « liberté individuelle », mais aussi celles de l’ « entreprise » et du « marché », pour n’en citer que quelques-unes. Mais restons pour le moment sur la première. Le récit dominant a produit un ensemble de connotations très négatives concernant le communisme comme anthropologie. Il nous dit que ce mode de production construit des individus uniformes, puissamment contraints dans leur liberté, et donc dans leurs biographies et la construction de leurs personnalités. Nous trouvons pourtant dans nos thèses de nombreux arguments propres à contester cette grossière propagande. C’est ici que nous en donnons un aperçu d’ensemble.

    Le statut de producteur que nous voulons instituer est porteur d’une très grande liberté dans les parcours de vie. Il s’agit d’un droit politique au salaire. C’est le « salaire à vie », ou salaire à la qualification personnelle. Il offre à chacun une grande fluidité dans son parcours de vie. Les changements de secteur d’activité, ou de secteur géographique, s’en trouvent facilités. L’horizon reste ouvert. Quoi qu’il arrive, le salaire est garanti. C’est ainsi que chacun peut multiplier les expériences dans la production, se remettre en question, découvrir d’autres activités. Combien de salariés sont actuellement bloqués dans des situations de souffrance au travail ? Et combien se trouvent condamnés à la misère par leur exclusion du travail ? Ce statut de producteur avec salaire à vie supprime le marché du travail. Il nous reconnait d’emblée comme producteurs. Nous n’avons plus à lutter pour nous insérer sur ce marché. Ni à lutter pour ne pas en être exclus. Ni à éduquer nos enfants dans le seul but de satisfaire les exigences des employeurs et des actionnaires.

    Précisons que ce statut n’est pas seulement un droit politique au salaire. C’est aussi un droit de participer aux décisions dans les unités de production, les caisses d’investissement et les jurys de qualification. Il s’agit donc d’une citoyenneté économique de très grande envergure. Le travail abstrait s’en trouve totalement transformé. Ce n’est plus un lieu de soumission, de résignation, mais celui d’un épanouissement toujours voué à grandir. Chacun peut décider du contenu de la production et de son organisation. C’est la fin des productions jugées inutiles ou nuisibles. Les paysans ne détruisent plus la terre. Les ingénieurs ne programment plus l’obsolescence. Ce statut permet de retrouver le sens du travail, c’est-à-dire de donner la priorité à la valeur d’usage de ce qui est produit.

    Remarquons au passage qu’un tel statut donnera les pleins pouvoirs aux producteurs. Ceux-ci décideront sans aucun doute de sortir de la folie d’une croissance infinie de la production. L’un des effets induits de cette politique sera la réduction du temps de travail, sur des bases bien différentes des revendications actuelles (29). Si le travail abstrait doit pouvoir enrichir la biographie et la personnalité des individus, il ne doit pas pour autant occuper à lui seul tout leur emploi du temps. De nombreuses activités de la vie sociale sont également porteuses d’une construction de soi très riche en expériences. Nous pensons ici aux activités de loisirs ou à la vie associative. Les concepts élaborés par Lucien Sève (l’acte, l’emploi du temps, le taux d’activités formatrices de capacités, etc.) ouvrent un large champ de réflexions en ce sens. La production du « monde des hommes » (Vergegenständlichung, le 3ème concept de l’anthropologie de Marx) relève de leurs activités dans leur ensemble, bien au-delà du seul travail abstrait.

    Ajoutons qu’une telle révolution dans cette institution du travail permet d’envisager une très forte baisse de la violence sociale. L’essentiel de cette violence provient de la menace de l’exclusion et de la soumission aux procédures managériales. Trop de vies se trouvent brisées, physiquement et psychologiquement, par l’institution délétère du marché du travail. Tant de blessures dans les parcours de vie empêchent bien trop souvent le plein développement des individus. Nous pouvons également observer que l’ampleur des inégalités économiques est une source supplémentaire de la violence. Elle génère la violence des riches et la violence des pauvres. Lucien Sève en parlerait sans doute en termes d’excentration sociale de la personnalité biographique. Ce seul constat devrait suffire pour légitimer l’institution du statut de producteur avec salaire à vie.

    Le régime de propriété des moyens de production que Réseau Salariat propose d’instituer est scindé en deux entités : la propriété patrimoniale par une collectivité publique (30) et la copropriété d’usage par les producteurs. Portant notre attention sur la copropriété d’usage, nous en mesurons l’importance puisqu’il s’agit de la médiation par l’outil (Vermittlung, le 2ème concept de l’anthropologie de Marx), enfin libérée de son emprise par les capitalistes. Cette révolution signera la fin du prolétariat, et rendra aux producteurs leur souveraineté sur la production.

    Nous pouvons actuellement observer la violence relative à la dépossession des moyens de production opérée par la bourgeoisie. Le régime de propriété institué – la propriété lucrative – agglomère les deux entités que nous venons de distinguer. Le propriétaire patrimonial a donc les pleins pouvoirs sur la production. Ces pouvoirs concernent aussi bien la nature de la production que son organisation. C’est donc lui qui décide qui travaille et qui ne travaille pas, et dans quelles conditions. Il peut nous refuser l’accès à l’outil de travail, et ainsi nous renvoyer à la condition de prolétaire. Il peut également nous contraindre à produire des biens inutiles ou nuisibles, ou encore nous imposer des procédures managériales totalement aliénantes. Dans ces conditions, le travail abstrait peut devenir intolérable, générant trop souvent des troubles psycho-sociaux. Bien des parcours de vie se trouvent atrophiés par le caractère délétère de cette institution.

    Un autre aspect de la critique est la division du travail que les propriétaires lucratifs ont poussé à l’extrême. Peut-on encore parler d’ « outil » et de « travail », dans leur sens qualitatif, quand le travailleur n’effectue qu’un seul et même geste, et de manière répétitive ? Le sens que nous donnons au « travail » est d’une richesse beaucoup plus grande. C’est celui du premier concept de l’anthropologie marxiste (Tätigkeit, activité productrice). Dans cette conception, le travail mobilise l’intelligence du travailleur. Il commence par définir le processus à mettre en œuvre en vue de résoudre les difficultés inhérentes à la production envisagée. Il devra sans cesse réévaluer ce processus et les outils qu’il nécessite, toujours susceptibles d’être améliorés. Il aura à cœur de transmettre ce savoir à d’autres travailleurs. Voilà toute l’épaisseur qualitative que le mode de production capitaliste détruit méthodiquement, notamment dans l’industrie. La division du travail est bien sûr nécessaire au sein des sociétés complexes, mais elle doit trouver sa juste limite. Le « travail » ainsi réduit au simple geste mécanique peut broyer un homme en quelques années. Nous sommes bien certains que les travailleurs, quand ils seront copropriétaires d’usage de leurs outils de travail, sauront trouver le juste équilibre.

    Le mode de financement de l’investissement est une institution déterminante du mode de production. Il fonctionne actuellement sur le cycle profit-crédit. La classe dirigeante ponctionne le profit au cœur de la production, le centralise dans ses institutions financières et le restitue (très partiellement) sous forme de crédit. La conséquence de ce mode de financement est que les valeurs monétaires en circulation ne sont que de la dette. Le cycle profit-crédit est un cycle infernal d’endettement général de la production. C’est par lui que le sens du travail nous est confisqué. La seule finalité qu’il nous propose est d’alimenter un centre de profit. Il reste indifférent à la valeur d’usage ainsi produite. Il est donc urgent de contester ce mode de financement. Car en effet, pourquoi faudrait-il s’endetter pour travailler ? Le sens du travail est-il de rembourser une dette ou de produire de la valeur d’usage ?

    La subversion préconisée par Réseau Salariat consiste à passer du cycle profit-crédit au cycle cotisation-subvention. Ce modèle a déjà fait ses preuves à grande échelle à travers le régime général de la sécurité sociale institué en 1946. L’ensemble des CHU a ainsi été financé sans contracter aucun crédit sur le marché des capitaux. Il nous semble absolument nécessaire de généraliser cette expérience à l’ensemble de la production en instituant des caisses d’investissement gérées démocratiquement par les producteurs. C’est ainsi que ces producteurs pourront financer leurs projets sans jamais s’endetter. C’est le principe vertueux de la socialisation.

    Nous entendons bien les incantations de la classe dirigeante concernant l’investissement. C’est une ode à la gloire de la création d’entreprise, toujours accompagnée d’un jugement très sévère sur nos comportements en la matière. Nous serions trop « frileux ». Nous manquerions d’esprit d’initiative. Mais ne voient-ils pas que cette inertie résulte de l’institution qu’ils encensent ? Le cycle profit-crédit limite fortement les investissements. L’accès à l’avance monétaire que nécessite la création d’une entreprise est globalement réservé à cette même classe. De plus, cette avance s’effectue sous la forme du crédit, et donc de la dette, ce qui fragilise la pérennité de ces entreprises. Ajoutons à cela que l’orientation des investissements est décidée par elle, et par elle seule, en dehors de tout principe démocratique. Le cycle cotisation-subvention que nous préconisons porte en lui toutes les réponses à ces problèmes. Nous pouvons les résumer ainsi :

    - l’orientation de l’investissement est décidée démocratiquement,

    - l’accès à l’investissement est accessible à tous,

    - cet investissement ne génère aucune dette,

    - la pérennité des nouvelles entreprises est beaucoup plus grande.

    Notons que le cycle cotisation-subvention peut s’inverser, de même que le cycle profit-crédit. Les caisses d’investissements qui remplaceront les banques commerciales seront détentrices du même pouvoir de création-destruction monétaire. Il s’agira alors d’une création-destruction monétaire par subvention. Ce processus aura lieu quand la somme des cotisations perçues sera insuffisante pour financer tous les investissements validés démocratiquement par cette institution. Il va sans dire que la monnaie que nous aurons instituée sera une monnaie dont personne ne peut jamais manquer, du fait du statut de producteur avec salaire à vie, et qui ne peut pas s’accumuler. C’est ainsi que disparaitront toutes les pathologies caractérielles observées par Marx dans le chapitre de l’argent. A ce sujet nous signalons le livre de G. Simmel intitulé Philosophie de l’argent (31). Nous y trouvons l’étude des caractères qu’il juge directement reliés à l’ « argent », à savoir ceux de l’avare, du flambeur, du prodigue, du blasé, etc. Ces caractères sont si fréquents que nous les percevons comme naturels. Ils sont pourtant le produit de cette institution, au moins pour une bonne part.

    En résumé, nous pensons que ces grands changements dans le mode de financement de l’investissement seront très positifs en termes de biographie et de personnalité des individus. Le cycle cotisation-subvention élargit très fortement le champ du possible. Chacun peut s’épanouir à travers le projet qui l’anime, d’autant plus que l’enjeu n’est plus d’accumuler du capital, ni de lutter pour survivre, mais de produire une valeur d’usage bénéfique à la société. L’effet induit concerne directement le 4ème concept de l’anthropologie marxiste (Aneignung, appropriation de ce « monde de l’homme » par les individus), désormais pleinement accessible, mais aussi et avant tout le 5ème (Entfremdung, aliénation par la société de classes à travers laquelle les individus sont dépossédés de ce « monde de l’homme » dont ils sont pourtant les producteurs) qui ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

    Ces trois révolutions dans les institutions du travail sont bien sûr fortement imbriquées les unes dans les autres (32). Leur puissance pragmatique vient du fait qu’elles sont déjà en cours, à des stades plus ou moins avancés. Leur faiblesse ne tient qu’à notre inconscience. L’objet de Réseau Salariat est donc de pousser plus loin ce déjà-là révolutionnaire par la construction et le partage du savoir théorique. L’enjeu est d’élever le niveau de conscience et la puissance d’agir de chacun par le moyen de l’éducation populaire. Nous pensons que cette approche est complémentaire du projet de formation d’une communauté scientifique élargie initié par Ivar Oddone, suivi par Yves Schwartz et Lucien Sève, dont l’objet est la construction et le partage du savoir par l’ensemble des producteurs : c’est l’ergologie, approche politique et scientifique de nos activités.

    C’est ainsi que nous concluons notre propos par l’évocation d’une pratique d’éducation populaire quelquefois utilisée dans les ateliers de Réseau Salariat. Cette pratique s’intitule petite histoire-grande histoire. Il s’agit d’inviter les participants à raconter une expérience personnelle relative au travail (petite histoire), puis à trouver un lien de cause à effet avec des événements politiques et sociaux (grande histoire), par exemple l’adoption d’une loi. Cette pratique permet à chacun de s’exprimer et à l’ensemble du groupe de prendre conscience de l’excentration sociale de la construction de nos biographies, et donc de commencer à mettre en œuvre des processus visant à « changer la vie », notamment le travail. Cela peut déboucher sur la création d’une structure politique, sur l’organisation d’une lutte sociale ou sur des formes d’abréaction (33) des plus salvatrices. Ainsi le récit de vie n’est pas une fin en soi, mais le tremplin nécessaire à la reprise en main du parcours biographique de chacun, à travers un collectif. Cette pratique est une réponse concrète au sentiment d’impuissance que nous ressassons à loisir sans jamais percevoir qu’il provient lui aussi du monde extérieur, c’est-à-dire du monde social et de ses institutions. Les travaux de Lucien Sève semblent ainsi nous encourager à suivre cette voie.

    Xavier Morin pour Réseau Salariat.

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    Notes et références bibliographiques :

    (1) Wolfgang Fritz Haug est également l’auteur de Cours d’introduction au « Capital », Editions Que faire ?, 1983.

    (2) Lucien Sève fait l’éloge de cette biographie conçue comme procès de formation d’une personnalité.

    (3) Célèbre personnage du roman de Stendhal intitulé La chartreuse de Parme.

    (4) L’enfance d’un chef est une nouvelle publiée dans Le mur en 1939 aux Editions Gallimard.

    (5) Georges Politzer (1903-1942) est un philosophe, résistant et théoricien marxiste français d’origine juive hongroise. Parmi de nombreux ouvrages nous signalons Critique des fondements de la psychologie, publié en 1928 (réédité en 2003 aux P. U. F.).

    (6) Karl Marx écrit les Thèses sur Feuerbach en 1845. Ces thèses contiennent 11 notes philosophiques.

    (7) I. P. Pavlov (1849-1936) est un médecin et physiologiste russe. Il découvre les lois fondamentales de l’acquisition et de la perte des réflexes conditionnels.

    (8) Henri Wallon (1879-1962) est un psychologue, médecin et homme politique français. Son nom est associé au plan Langevin-Wallon, projet de réforme du système éducatif français (1947). Il travaille essentiellement sur le développement de la psychologie de l’enfant. Sa méthode est la dialectique. Il affirme la nécessité d’étudier l’être humain dans ses interactions avec son milieu naturel et social.

    (9) Louis Althusser (1918-1990) est un philosophe français membre du Parti Communiste. Son influence est très grande dans les années 60 au sein de la théorie marxiste.

    (10) Le travail concret est l’ensemble des activités humaines, productrices de valeurs d’usage. Le travail abstrait est la part de ces activités reconnues comme « travail », c’est-à-dire productrices de valeur économique.

    (11) Roger Garaudy (1913-2012) est un homme politique, philosophe et écrivain français.

    (12) Les « dons » n’existent pas, article publié dans L’école et la Nation en octobre 1964.

    (13) Lucien Malson (1926-2017) est un philosophe, écrivain, sociologue et critique musical français. Il publie Les enfants sauvages en 1964.

    (14) Jean Rostand (1894-1977) est un écrivain, moraliste, biologiste, historien des sciences et académicien français.

    (15) Pour Marx (Editions Maspero, 1965) est l’œuvre d’Althusser tandis que Lire « Le Capital » (Editions Maspero, 1965, 2 volumes) est un ouvrage collectif (coécrit avec Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière) dirigé par Althusser.

    (16) Alexis Nikolaïevitch Leontiev (1903-1979) est un psychologue soviétique spécialiste de la psychologie du développement. Il collabore avec Lev Vygotsky à l’université de Moscou pour élaborer une psychologie marxiste comme alternative au comportementalisme.

    (17) Gerhart Neuner (1929-2008) dirigea l’Académie des sciences pédagogiques de RDA de 1970 à 1989.

    (18) Daniel Bertaux est un sociologue français, directeur de recherche au CNRS, théoricien des récits de vie et auteur de nombreux travaux socio-historiques. Il a été à l’origine du comité de recherche Biographie et société (Association internationale de sociologie) et de la revue bilingue Life stories/Récits de vie.

    (19) Ivar Oddone (1923-2011) est un médecin et psychologue du travail italien. Son approche propose de recentrer la lutte syndicale des revendications salariales vers des revendications sanitaires.

    (20) Yves Schwartz est un philosophe français qui est progressivement passé de l’histoire des sciences et de l’histoire des techniques dans l’industrie aux questions philosophiques posées par le travail, et plus généralement par l’activité humaine. Il participe, en compagnie de sept autres chercheurs, dont Lucien Sève, au groupe de travail interdisciplinaire de l’Institut de recherches marxistes qui publiera l’ouvrage intitulé Je : sur l’individualité (Editions Sociales, 1987).

    (21) Daniel Bertaux, Histoires de vie ou récits de pratiques?, Maison des sciences de l’homme 1976.

    (22) Ivar Oddone Redécouvrir l’expérience ouvrière : vers une autre psychologie du travail ?, Editions Sociales, 1981.

    (23) Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail, Editions Sociales, 1987. Réédition en 2012.

    (24) Lucien Sève nous rappelle que l’historique est l’évolutif enrichi d’une mémoire.

    (25) Stephen Jay Gould (1941-2002) est un paléontologue américain, professeur de géologie et d’histoire des sciences à l’université Harvard. Nous signalons ici, parmi ces nombreux ouvrages, La Structure de la théorie de l’évolution, Editions Gallimard, 2006. Lucien Sève y trouve des éléments de légitimation d’une science du singulier.

    (26) Lev Vygotski (1896-1934) est un pédagogue et psychologue biélorusse, puis soviétique, connu pour ses recherches en psychologie du développement et sa théorie historico-culturelle du psychisme. Il définit la notion du développement intellectuel de l’enfant comme une fonction des groupes humains plutôt que comme un processus individuel. Lucien Sève préfacera Pensée et langage en 1985 pour le compte des Editions Sociales, ouvrage réédité en 1997 aux Editions La Dispute.

    (27) L’homme ?, Editions La Dispute, 2008, est le 2ème tome d’une trilogie intitulée Penser avec Marx aujourd’hui.

    (28) Pavel Vassilievitch Annenkov (1813-1887) est un critique littéraire russe, historien de la littérature et mémorialiste.

    (29) Dans le mode de production capitaliste actuellement en vigueur, la mesure de la valeur se fonde sur la mesure du temps de travail (même si d’autres critères viennent modifier cette mesure sur certains marchés spécifiques). La revendication de la réduction du temps de travail, si bénéfique soit-elle pour les travailleurs, est donc aliénée à cette institution capitaliste. Les thèses de Réseau Salariat proposent de généraliser le déjà-là communiste venu contester cette institution, et donc de fonder la mesure de la valeur sur la qualification des travailleurs. Cette subversion est totalement achevée concernant la production du service public, et partiellement active dans la production du privé par le biais des cotisations sociales. Ce n’est qu’une fois cette révolution achevée que la baisse du temps de travail prendra tout son sens.

    (30) Il peut s’agir de la commune, du département, de la région, de l’état ou d’une autre forme de mutualisation. Notons que la propriété patrimoniale des moyens de production par l’état peut se limiter aux seules productions qui fonctionnent en réseau sur l’ensemble du territoire (énergie, transport, etc.). Il nous semble important de restreindre le pouvoir de l’état en matière d’économie. Rappelons que les thèses de Réseau Salariat proposent la suppression de l’impôt et la prise en main de l’économie par les producteurs.

    (31) Geog Simmel (1858-1918) est un philosophe et sociologue allemand. Son ouvrage Philosophie de l’argent est publié en 1900. Sa traduction française est actuellement disponible aux Editions P. U. F.

    (32) Un changement significatif dans l’une de ces institutions est nécessairement suivi de changements dans les deux autres. Le journaliste Benoit Borrits, spécialisé dans l’étude des coopératives, en donne un bon exemple dans son dernier ouvrage (Au-delà de la propriété, pour une économie des communs, Editions La découverte, 2018). Il montre que les conquêtes sociales reliées au droit du travail et aux cotisations sociales, conquêtes relatives au statut de producteur, sont une réduction du pouvoir attaché à la propriété lucrative.

    (33) Décharge émotionnelle accompagnant l’apparition dans le champ de la conscience d’un affect jusque-là refoulé en raison de son caractère pénible. Elle entraine une catharsis qui permet de lever le refoulement.